mercredi 18 janvier 2023

Droit au bonheur «Du XVIIIe siècle à aujourd’hui, il y a un vécu commun des travailleurs pauvres»

par Clémence Mary  publié le 15 janvier 2023

Malgré la politisation de la lutte contre la pauvreté, on assiste au retour de stratégies de survie d’Ancien Régime, constate l’historienne Laurence Fontaine.

Terrible constat : depuis trente-cinq ans, la pauvreté ne baisse plus en France où 4,8 millions d’habitants vivaient en 2020 avec moins de 940 euros par mois, selon le rapport annuel de l’Observatoire de la pauvreté paru en décembre 2022. Malgré l’Etat-providence, les minima sociaux, et les allocations chômage, on observe le retour de certaines stratégies de survie économique qui avaient disparu pendant les Trente Glorieuses, note l’historienne Laurence Fontaine, spécialiste du marché à l’époque moderne. Dans Vivre pauvre. Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières, cette spécialiste du marché à l’Epoque moderne brosse un vaste panorama de la condition des classes populaires au XVIIIe siècle. Elle montre comment les Lumières ont radicalement changé le regard porté sur les pauvres et sur la misère. Et comment s’ancrent dans cette période certains des questionnements politiques toujours à l’œuvre aujourd’hui. Puiser dans les réflexions des penseurs de l’époque permettrait peut-être de sortir d’une vision purement chiffrée de la pauvreté pour restituer la capacité d’action et l’estime de soi des classes populaires, plaide l’historienne.

Votre livre révèle des similitudes étonnantes entre les conditions de vie des pauvres au XVIIIe et ceux d’aujourd’hui. Comment l’expliquer ?

Je constate une continuité, un vécu commun des travailleurs pauvres par le retour de stratégies de survie qui avaient disparu pendant les Trente Glorieuses. Dans les «petits métiers», ou chez les travailleurs des plateformes, on essaie de se prémunir d’une déchéance liée aux revenus précaires, à la baisse du pouvoir d’achat, à des retraites incertaines ou au détricotage des avantages sociaux. On se tourne vers la pluriactivité, très en vogue au XVIIIe siècle. La location ou sous-location de son appartement ou même d’une chambre, la revente de biens parfois fabriqués artisanalement, sur des marchés informels ou des sites comme le Bon Coin, sont des façons de gagner un peu plus d’argent, à côté de son activité principale.

La culture de jardins se revivifie aussi. Au XVIIIe siècle, les employés du textile, ou les femmes qui balayaient le charbon sur les bateaux avaient le droit de ramasser et de revendre les déchets de leur activité. Ces stratégies étaient partie intégrante des économies populaires. Tout le monde essayait d’entrer dans le marché. Aujourd’hui, la réforme des retraites remet en lumière les mêmes catégories de personnes : ceux qui se sont usés au travail, n’ont pas travaillé beaucoup, ou pas assez, comme les femmes, notamment dans les familles monoparentales, quintessence de la pauvreté déjà au XVIIIe siècle.

Les femmes continuent d’être les premières victimes de la précarité, montrez-vous.

Veuves, ou seules avec enfants, les femmes représentent à l’époque la grande majorité des pauvres. Leur salaire leur permet de se nourrir mais pas forcément de s’habiller, et elles n’ont pas de quoi s’occuper de leurs enfants. La prostitution apparaît souvent comme un recours, même temporaire, à côté de l’économie informelle. Des auteurs comme Romans de Coppier alertent sur le peu de métiers auxquels elles ont accès, expliquant en partie leur condition misérable. Il souhaite leur réserver des métiers comme la médecine ou l’enseignement.

Pour inverser la donne, le ministre Turgot acte en 1776 la suppression des corporations. Mais il est immédiatement renvoyé. Aujourd’hui, les femmes sont toujours en première ligne parmi les «pauvres structurels», aux côtés des infirmes ou des personnes âgées : elles pâtissent de perspectives d’emploi réduites, de jobs précaires, de salaires plus faibles, et d’une surreprésentation dans les métiers informels (95 % des femmes en Asie et 89 % en Afrique subsaharienne).

La prise en charge de la pauvreté n’est pourtant pas la même au XVIIIe siècle et en 2022…

La différence majeure bien sûr, c’est qu’entre-temps a émergé un Etat social incarné dans des politiques publiques, qui ont remplacé la charité dans la prise en charge de l’assistance. Les inégalités ont cessé d’être légitimées par l’Eglise, elles ont été remplacées par les inégalités liées au marché. La lutte contre la pauvreté a changé, mais s’accompagne du retour d’une conception de la pauvreté vécue comme un risque.

Malgré l’Etat social, on peut encore subir les aléas de la vie, quand on n’est pas propriétaire ou qu’on est dépendant des seuls revenus du travail. Les travailleurs doivent alors faire appel à l’aide d’associations. Cette conception s’était effacée au XXe siècle au profit d’une pauvreté définie comme un état ou un statut, par un seuil économique de 50 % à 60 % du revenu médian, ou par la mesure budgétaire du panier de biens considérés comme indispensable à la survie. Les deux visions coexistent aujourd’hui.

Les Lumières inaugurent justement un grand changement dans la conception et la prise en charge de la pauvreté. Comment expliquer ce tournant ?

Jusque-là, les pauvres sont considérés comme vicieux, paresseux. Les autorités cherchent à cacher les mendiants dans des dépôts dédiés, des hôpitaux… En 1777, l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châlons-sur-Marne organise un concours qui montre qu’un changement de regard s’opère. Il propose de réfléchir à de nouveaux «moyens de détruire la mendicité en rendant les mendiants utiles à l’Etat sans les rendre malheureux» pour sortir d’une répression vaine. Près de cent vingt-cinq contributions nourrissent le débat sur comment donner du travail à tout le monde. Elles dénotent le passage d’une vision morale à une réflexion politique traversée des idéaux des Lumières.

Alors que les pauvres étaient traités comme une espèce à part, déshumanisés, l’un des lauréats du concours, l’ecclésiaste et journaliste Leclerc de Montlinot, barre le mot «pauvre» et appelle à parler de «cet homme». La charité, qui servait à illustrer l’excellence morale du riche, se reconfigure dans la bienfaisance, puis la philanthropie. Toutes les classes sociales sont touchées d’une empathie nouvelle. La pauvreté devient une question politique, et c’est à cette époque que naissent les débats qui nous traversent encore aujourd’hui.

Ce changement de mentalité s’accompagne-t-il d’une remise en cause du système ?

Dans une certaine mesure, oui. Il devient légitime que l’Etat remercie la force de production des travailleurs pauvres dans un souci de justice. La pauvreté va trouver de nouvelles causes sociales et économiques, liées aux crises ou aux bas salaires. Le refus du mépris subi par les pauvres émerge avec un discours sur les inégalités. Leclerc de Montlinot déplore que tout soit donné aux riches, qui disposent de filets de sécurité. Les propositions politiques se complexifient et cherchent à prendre davantage en compte la capacité d’action des personnes, comme aujourd’hui lorsque, dans les pays en développement, les ONG donnent de l’argent aux plus pauvres pour les laisser entrer dans le marché, plutôt que de leur fournir des sacs de nourriture.

La vision actuelle de la pauvreté, trop chiffrée, limite-t-elle, selon vous, cette capacité d’action ?

Il est nécessaire de trouver une mesure qui intègre la capacité des gens à vivre bien, leur liberté réelle et pas seulement le volume des aides reçues ou le niveau de revenu. Cette idée est présente chez des penseurs comme Amartya Sen, Nobel d’économie très influencé par les Lumières. Il a construit un «indice de développement humain» qui inclut le bien-être mesuré par l’espérance de vie, l’alphabétisation et le PIB…

Dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, également nourrie des Lumières, l’idée que les pauvres ont droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur, et que les gouvernements doivent lutter pour, est explicite. Le philosophe allemand Axel Honneth appelle lui aussi à reconnaître cette capacité d’action, et revendique un droit à l’affection, en écho au «droit à la tendresse» valorisé par Leclerc de Montlinot. De plus en plus d’associations se préoccupent de cet enjeu de dignité, d’estime de soi qui concerne tous les humains. Mais il n’est pas encore assez pris en compte par les législations.


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