vendredi 23 décembre 2022

Témoignages Enfants de prostituées : «On m’a toujours dit que ce que faisait ma mère, c’était sale»

par Cyrielle Chazal  publié le 22 décembre 2022

Honte, mises à l’écart mais aussi fierté et militantisme… Une dizaine de filles et fils de travailleuses du sexe ont raconté leur parcours à «Libération».
publié le 22 décembre 2022 à 7h20

«Ma vie s’est arrêtée à 11 ans, quand j’ai appris que ma mère était prostituée», lâche Romain (1), 44 ans, professionnel de l’hôtellerie en Occitanie. La scène a lieu dans une 4L, où il vient de prendre place avec sa famille d’accueil lorraine, qui l’élève depuis ses 1 an. Il s’agite, l’exaspération monte dans l’habitacle, jusqu’à ce que les adultes lui lancent : «Ta mère, elle fait le métier le plus sale du monde !» Il y voit une révélation moins malveillante que maladroite. «Je réclamais sans doute ma maman, c’était leur façon de me dire : “Tu es avec nous maintenant, on t’aime.” Mais cela m’a psychologiquement bloqué : depuis, je me sens condamné à perpétuité à défendre les travailleuses du sexe.»

Pour ces enfants, la révélation de cette activité parentale procède tantôt d’une déflagration tantôt d’une prise de conscience progressive. Même si beaucoup ignorent le métier de leur mère, comme les fils vingtenaires d’Elodie, 49 ans et travailleuse du sexe (TDS) à Paris. «Ils sont à 12 000 lieues d’imaginer que je suis pute – car c’est quand même facile à cacher. Ça a payé leurs études, ce serait un drame s’ils l’apprenaient», juge-t-elle.

Et ceux qui savent ? Ces derniers mois, Libération a interrogé une dizaine de filles et fils de prostituées, désormais adultes, pour qu’ils racontent leur évolution. A l’école, ils se sentaient gardiens d’un secret. «Cette information, c’était une arme contre notre mère ou nous», résume Estelle, la quarantaine, manager dans le Sud mais qui a grandi en région parisienne. «Dans la cour de récréation, à la cantine, on évitait le sujet ou on mentait.» Contrairement à la plupart des TDS, souvent très précaires, sa mère gagnait bien sa vie : «Dans mon établissement, tout le monde était riche, et moi-même j’accédais à des choses réservées aux gens un peu bourgeois, comme des voyages dans les îles. Je ne pouvais pas les justifier.» Estelle avait «la hantise» des fiches de renseignement à remplir à chaque rentrée : «J’écrivais que ma mère était esthéticienne.»

«Je ressentais une certaine culpabilité»

Le secret n’est pas le seul poids à porter. «A la maison, les cadeaux avaient parfois un goût amer, car je savais par quoi ma mère était passée, se remémore Estelle. Je n’ai jamais pensé que cet argent était sale, mais je ressentais une certaine culpabilité.» Le soir, elle avait peur que sa mère «se fasse agresser ou tombe sur un fou». Qu’elle se soit encore «disputée avec les autres filles», ou qu’elle croule sous les amendes pour racolage, vécues comme «du racket», dans les années 80-90 (la loi du 13 avril 2016, qui punit les clients, a supprimé l’infraction de racolage). Elle a aussi vu sa mère fragilisée psychiquement quand celle-ci consommait de la drogue, en partie pour tenir le coup.

Pierre, 55 ans, est veilleur de nuit dans un musée des Hauts-de-France. Enfant précoce, il se souvient avoir «sabordé» sa scolarité avec «une rigueur méthodique». Aîné de sa fratrie, il a tôt eu «des responsabilités d’adulte» après la mort de son père et s’est toujours senti «en décalage» avec ses camarades : «Je voyais les ados vivre des trucs d’ados ; moi, j’avais vu une amie de ma mère débarquer à la maison avec des dents cassées, des femmes blessées par leur mac.» Il n’a jamais ressenti de la culpabilité, mais de la peur, oui : «Je savais bien qu’une prostituée a plus de chances de se faire balafrer qu’une banquière.»

Quand la dissimulation échoue, la stigmatisation commence. Pierre se remémore un épisode se déroulant dans les années 70. Il devait avoir 9 ans : «Un copain de classe passait la journée chez moi. Dans l’escalier, on a croisé ma voisine, qui comme moi savait que ma mère se prostituait. Elle l’a reconnu – c’était son neveu – et l’a fait entrer chez elle en me laissant sur le palier. J’ai attendu, j’ai sonné. Quand elle a rouvert sa porte, c’était pour m’annoncer qu’il ne viendrait pas jouer, prétextant qu’il ne se sentait pas bien.» Dans la foulée, à l’école, commencent les chuchotements dans son dos, les «mises à l’écart des jeux» et même un «changement de comportement de l’institutrice».

Adolescents ou jeunes adultes, certains tentent de déconstruire les préjugés. Toujours un défi, que leur mère subisse ou choisisse la prostitution : «Les femmes en situation de transgression sont vues comme mauvaises ou déchues, écrit la psychosociologue Gail Pheterson dans le Prisme de la prostitution (L’Harmattan, 2001). Qu’elles soient agents ou victimes de la transgression, ces femmes sont distinguées des “femmes vertueuses” par le stigmate de “putain.» Romain, le professionnel hôtelier en Occitanie, s’épuise ainsi dans le militantisme en faveur de la dépénalisation des clients, et organise des maraudes et des distributions de préservatifs. Lui, dont le père était proxénète, clame sa «fierté» : sa mère, désormais retraitée, est à ses yeux «une battante». «Un jour, je l’ai vue taper un policier avec ses talons aiguilles. Quand dans un bar un mec m’a traité de pédé, elle l’a frappé.» Mais Romain sait aussi que la prostitution peut être forcée ou subie, comme cela a été le cas pour sa mère. Alors il souhaite aider celles qui le souhaitent à quitter ce milieu.

«Tous les clients ne sont pas des salopards»

Au début de leur vie amoureuse, certains sont restés sur leurs gardes. «Des hommes utilisaient ma mère pour leurs envies, je me disais qu’ils étaient tous pareils», raconte timidement Sandra, 25 ans, qui a fondé une famille en Charente. Sa mère, ex-prostituée, est militante abolitionniste. Romain, lui, n’est jamais tombé amoureux et a cessé d’avoir des rapports sexuels, qu’il pratiquait sans tendresse. «On m’a toujours dit que ce que faisait ma mère, c’était sale. Alors pour moi, le sexe, c’est sale», martèle ce catholique pratiquant et homosexuel.

A l’inverse, Fanny, étudiante en Nouvelle-Aquitaine, a une vision«positive et décomplexée» du plaisir : «Ma mère m’a appris que la sexualité, c’est quelque chose de cool si c’est bien fait, consenti et dans le respect», dit cette polyamoureuse de 21 ans. D’ailleurs, elle ne partage pas la vision des abolitionnistes, qui estiment que les TDS sont inévitablement victimes de «viols tarifés». «Pour moi, les prostituées libres ne sont pas dominées pendant le travail sexuel. Elles exploitent les désirs des clients pour gagner de l’argent.» Depuis peu, elle est, comme sa mère, TDS occasionnelle, et s’y sent «utile humainement».

Des fils se sont aussi surpris à payer eux-mêmes pour du sexe. En cachette pour Gabriel, la soixantaine, publiquement abolitionniste :«Tous les clients ne sont pas des salopards, se justifie-t-il. Que sait-on de leur histoire ?» Un temps en souffrance psychique, il cherche«une forme de maternage» sur les trottoirs d’une métropole française. En vient à discuter avec une «jolie prostituée» qui le trouve «très doux» «On était comme deux solitudes qui se rencontraient.»

Parmi nos interviewés, près de la moitié a été placée au cours de l’enfance, pour des durées variables, à la demande de la justice ou de leurs mères, épuisées. Légalement, le travail du sexe n’est pas en soi un motif de placement, «tant que cela ne perturbe pas la construction de l’enfant, son développement psychoaffectif», précise Laure Dourgnon, juriste en droit de l’action sociale. «L’esprit de la loi, c’est qu’il faut donner des repères du bien et du mal à son enfant.» Les services sociaux craignent que l’enfant soit témoin visuel ou auditif d’une prostitution au domicile, grandisse avec un père proxénète donc exploitant la mère, ou soit exposé aux réseaux. Cadyne Sénac, secrétaire générale du Syndicat du travail sexuel (Strass), qui défend l’idée que la prostitution peut être un métier choisi, dénonce cependant une «vision stéréotypée» des TDS dans les services sociaux, autour de «l’image de mères irresponsables, ou dans une situation financière qui rendrait impossible de fournir un foyer convenable».

«Instincts de sauveur»

Il y aurait 40 000 personnes prostituées en France, selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains – une donnée incertaine. La mise en relation se fait aujourd’hui «majoritairement par Internet»indique un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales de décembre 2019. La prostitution visible, c’est-à-dire de rue, ne représenterait plus que 30% de l’activité, et est exercée par des personnes «majoritairement d’origine étrangère et de sexe féminin», «victimes de traite ou sous l’emprise de réseaux et sans titre de séjour». Dans le livre TDS (Tan, Au Diable Vauvert, 2022), Belle, Nigériane de 29 ans, témoignait en 2020 : «Je suis en contact avec mes enfants [de 5 et 6 ans, restés au pays], avec ma famille, mais je ne leur dis pas. Ils pensent que je travaille pour le gouvernement.» Bernée par une «Madam», une proxénète, elle pensait venir en France pour travailler dans un restaurant après avoir quitté le père violent de ses enfants. Après s’être libérée de l’influence de sa «Madam», elle continue de se prostituer par nécessité économique.

Au fil des années, les relations filiales peuvent s’avérer complexes, notamment sur le plan financier : «Il y a des fainéants qui ne cessent de réclamer de l’argent à leur mère», assure Pénélope Giacardy, coordinatrice de l’association Aspasie, basée à Genève. Même pour des dépenses futiles, «alors qu’ils savent que ce métier peut être dangereux». Certains n’hésitent pas à activer «la corde sensible». A savoir : la culpabilité ressentie par de nombreuses TDS.

De son côté, Florent, 60 ans, manifeste et prend part à de nombreux combats féministes, antiracistes ou anticapitalistes. Et se demande si être enfant de prostituée «développe le sens de la justice, de l’empathie». «Savoir sa mère prostituée pourrait, dans certains cas, générer des instincts de sauveur», analyse Laure Dourgnon.

En France, Romain s’attriste de voir sa mère retraitée «en grande détresse psychologique». «Beaucoup de TDS âgées sont sans ressources, certaines ont des séquelles physiques ou psychiques. Parfois, celles qui ont choisi la prostitution regardent en arrière et font une dépression : elles ont le sentiment d’avoir toute leur vie été utilisées par des hommes.» Son rêve : créer une maison de retraite solidaire pour ex-prostituées.

(1) Tous les prénoms ont été changés.

Pour aller plus loin

Le documentaire «les Enfants des prostituées» (Jean-Michel Carré, 1995, 52 minutes). La publication «la Souffrance des enfants de putains ou des fils et filles de putes» (Emmanuel Jovelin, sociologue, 2005).


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