samedi 10 décembre 2022

Interview Maxime Rovere : «Les disputes dans une famille ou dans un couple sont des opportunités de soigner des blessures»

par Anastasia Vécrin  publié le 9 décembre 2022 

Le philosophe s’est penché sur les mécanismes qui régissent nos disputes du quotidien, et ceux qui nous permettent d’en sortir par le haut. Chaque conflit, avance-t-il, porte en lui la possibilité d’exprimer ce qui vaut la peine d’être partagé : ce pour quoi on souffre. 

Un petit mot qui ne passe pas, une vieille embrouille qui resurgit sur la table ou une révélation fracassante. Préparez-vous, les réunions de fin d’année approchent, moments qui ne devraient être que joie et amour quand, sans prévenir, voilà qu’une querelle éclate et gâche tout. Vaine, la dispute n’en reste pas moins une expérience douloureuse, traumatisante et banale. Après avoir examiné le sujet des cons et leur capacité à nous pourrir la vie, c’est sur nos querelles du quotidien que se penche le philosophe Maxime Rovere. Hélas, son dernier essai Se vouloir du bien et se faire du mal (Flammarion) ne donne pas de recettes toutes faites pour éviter les disputes. Mais en révélant les interactions dans lesquelles nous sommes pris, la façon dont circule la souffrance entre les individus et les différentes sphères de l’existence, le philosophe ouvre la voie à une dépersonnalisation des événements, clé précieuse pour comprendre les orages qui nous tombent sur le nez et éviter de basculer dans le reproche. Plutôt que de chercher à l’éviter, la crise pourrait être l’occasion d’une révélation.

Dans la rue comme sur les plateaux de télé, une dispute, un clash peut prendre une tournure dramatique. Sommes-nous dans une époque émotionnellement incontinente ?

Ce qui me fait parler d’incontinence, c’est que les émotions circulent d’une manière nouvelle via des moyens de communication orientés vers le profit et le commerce. Ils favorisent les émotions négatives : celles-ci retiennent plus l’attention, elles permettent de vendre plus, elles se répandent plus facilement entre nous. Ce que nous avons de beau, de positif et d’amoureux devient alors moins visible à l’œil nu. D’autre part, au moment de réagir, les individus résistent très mal à la frustration. Par conséquent, lorsqu’une relation de famille ou de couple engendre de la frustration, celle-ci est immédiatement vécue comme une grave souffrance que chaque membre va tâcher de rejeter sur l’autre, qui va vouloir la renvoyer à son tour. Ce qui pouvait être une turbulence désagréable dégénère alors en une tornade conflictuelle. Ajoutez encore que nous valorisons beaucoup la colère ou l’indignation comme moyens de réveiller la démocratie, alors que ces ressources émotionnelles sont limitées, car elles mobilisent de la souffrance et la répandent plus facilement qu’elles ne la soignent. Or, c’est moins dans les débats houleux que dans l’union des efforts pratiques que la transformation de notre société aura lieu.

Comment expliquez-vous que dans la vie intime, très souvent, une chose anecdotique comme des chaussettes au pied du lit, un mot banal, soit à l’origine d’une dispute qui potentiellement mène à la rupture ?

L’aspect modeste ou ridicule de ce qui déclenche les disputes nous fait souvent honte après coup. Mais à bien y réfléchir, il s’agit simplement d’un «effet papillon», expression issue de la théorie du chaos : le physicien Edward Lorenz a montré dès 1972 que de petites causes, comme le battement d’ailes d’un papillon au Brésil, pouvaient être à l’origine de très grands effets, comme une tornade au Texas. Appliquée à l’éthique, cette décorrélation entre l’intensité des causes et l’intensité des effets éclaire la manière dont une petite étincelle peut engendrer une dispute spectaculaire. Au lieu de penser que «c’est trop bête», attitude très culpabilisante, il vaut la peine d’admettre que nos réactions comportent une part d’aléatoire qui n’est pas corrélée à nos intentions. Donc, si une dispute éclate, la focalisation sur les motifs et sur les responsabilités peut être évacuée très vite.

Est-ce à dire que les disputes n’ont jamais de fondements précis et donc pas de responsables ?

Disons que le dialogue de sourds (— c’est ta faute — non, c’est ta faute !) peut être utilement remplacé par une enquête partagée pour découvrir l’élément inconnu qui vient de gripper le système. Dans toute querelle, les individus ne sont plus eux-mêmes : ils s’emportent, puis le regrettent, ils claquent des portes, puis reviennent… Il faut donc admettre que les intentions ne jouent qu’un petit rôle et qu’il y a là quelque chose à explorer. D’où l’intérêt d’une philosophie des interactions. D’abord parce que, c’est évident, lorsqu’une contrariété professionnelle nous chagrine l’après-midi, il est difficile d’empêcher qu’elle ait des effets le soir : il suffira d’une chambre ou d’une vaisselle à ranger pour faire déborder le vase. Cela signifie que nos interactions interfèrent entre elles, de sorte que la souffrance transite. Ensuite, les disputes sont aggravées par la pathologisation de nos caractères, liée au réflexe de tout lire selon un prisme «psychologique». On a beaucoup reproché aux femmes d’êtres «folles», aux hommes d’être «malades». Si au contraire on considère les choses de façon systémique, il devient possible de dépersonnaliser les événements pour mieux comprendre les situations, et donc de concevoir la responsabilité sans tomber dans le reproche ou la culpabilisation.

Si la souffrance n’est jamais nécessaire, comment expliquez-vous que certaines disputent se répètent sans cesse ?

L’idée que l’être humain agirait selon des choix rationnels se heurte au fait que notre système, constitué d’interactions très hétérogènes (physiologiques, sociologiques, etc.) est extrêmement incohérent. Or, un système dynamique qui intègre une incohérence ne s’effondre pas forcément sur lui-même ; en revanche, il favorise les épisodes de crise qui sont chaque fois l’occasion de s’amender. Ainsi, les disputes dans une famille ou dans un couple sont des opportunités de corriger des biais ou de soigner des blessures, et elles seront favorisées de manière statistique tant que ces brèches existeront. Avec un peu de préparation philosophique, on peut donc cesser de voir une dispute comme un hasard malheureux qu’on aurait dû éviter, et y reconnaître un événement aléatoire que notre système a favorisé. Toute crise révèle une perspective qu’aucun des membres de l’interaction ne voudrait voir. Mais vous n’êtes pas obligé de regarder, vous pouvez la laisser passer. Si elle est une occasion tellement précieuse, ce n’est pas parce qu’elle est unique : c’est parce que, si on ne la saisit pas, elle reviendra !

Vous affirmez que la dispute est une crise d’identité. Que voulez-vous dire ?

Une querelle peut être une occasion en or pour mieux se connaître soi-même. A partir du moment où un événement se «passe mal», il est interprété comme une anomalie que notre système ne peut pas «laisser passer». Pour se défendre, l’individu se cache alors derrière des affirmations tournées vers l’ego – ce que j’ai voulu dire, ce que je veux faire, etc. Mais dès lors que l’anomalie s’est produite (une chose cassée, un mensonge révélé, un projet contrarié, etc.), l’individu ne peut plus continuer tel qu’il était, parce que le monde n’est plus tel qu’il le croyait. Voilà pourquoi toute crise «extérieure» (tu es trop ci, tu as dit ça…) est immédiatement une crise d’identité : elle impose de revoir les images et les normes, celle que j’ai de moi, de l’autre, de notre relation, afin de les adapter à la réalité des interactions. Lorsque cette crise engendre de la souffrance, l’attention n’est pas tenue de rester bloquée sur les petites choses ; elle peut aussi essayer d’exprimer ce qui vaut la peine d’être partagé, autrement dit ce pour quoi on souffre. Cette «brèche» n’est ni un défaut, ni une pathologie, elle indique plutôt les coordonnées singulières à partir desquelles évoluer, comme un trou de serrure vers une perspective nouvelle.

Quelle place pour le pardon, s’il n’y a plus de responsabilité ?

La notion de responsabilité se fonde généralement sur l’idée que nous décidons librement de nos actes et que nous devons assumer leurs conséquences. Sous cette forme, elle a une fonction juridique, qui se limite aux tribunaux. Mais en réalité, les humains sont plus opportunistes, plus maladroits, plus aveugles et plus ignorants que méchants. Ce n’est donc pas dans un tribunal imaginaire qu’il faut entraîner nos proches, mais plutôt dans un espace de partage où chacun puisse montrer sa vulnérabilité et aider les autres à prendre conscience de la leur. Mais attention ! Un individu qui souffre cherchera toujours naturellement à rejeter sa souffrance sur les autres, autrement dit à les incriminer, à leur faire honte. C’est aussi pour cela que nous demandons des excuses : il s’agit de demander à l’autre de s’humilier en hommage à notre souffrance. Cela est bien compréhensible, mais assez peu efficace, car l’enjeu n’est pas seulement de pardonner à un individu : c’est l’expérience dans son ensemble que l’on voudrait évacuer, c’est à la souffrance même qu’il faudrait pardonner. En ce sens, n’importe quelle dispute est une sorte d’initiation, plus ou moins douloureuse, à l’innocence du monde. Car en définitive, malgré les turbulences, les crises permettent souvent d’évoluer vers le mieux, et nous n’avons rien de mieux à faire que de réunir les conditions pour rendre les crises fructueuses. Trouver les moyens de pardonner à la vie les expériences douloureuses qu’elle engendre, ce n’est pas une ambition religieuse ou judéo-chrétienne. C’est un défi éthique qui concerne tous les êtres sensibles, aussi longtemps qu’ils sont vivants.

Comment naviguer dans ce chaos d’interactions pour éviter l’inflammation des souffrances ?

Naviguer, oui, c’est le maître-mot : il s’agit de tenir compte de la part d’incertitude dans nos interactions sans chercher à tout contrôler, sans pour autant renoncer à mener à bien nos désirs. Cela suppose de nous montrer patients envers les émotions (car les émotions ne se «gèrent» pas, elles se ventilent), de la curiosité envers les causes (car les humains sont pétris d’inconnues qu’ils doivent sans cesse chercher à comprendre), de la souplesse dans notre rapport aux normes, car nos parcours et nos relations – famille, amours, amitiés – sont décidément trop singuliers. Tant que nos souffrances nous inciteront à nous culpabiliser les uns et les autres, elles nourriront des interactions conflictuelles qui détruiront les relations. Mais si l’on accepte de rapporter la responsabilité à des sujets vulnérables qui ne contrôlent ni exactement leurs actes, ni les effets de leurs actes, ni la manière dont ces effets sont vécus par d’autres, on verra que la conscience de cette vulnérabilité est au contraire le fondement d’une responsabilité mieux assurée, plus belle : celle qui nous pousse à adopter les conséquences de nos actes comme les nôtres, même et surtout quand on ne les a pas voulues, et donc à les assumer en prenant pour fondement non la volonté, mais l’empathie ; non l’intellect, mais le cœur.


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