jeudi 15 décembre 2022

Evaluation des antidépresseurs : « L’enjeu est de savoir ce qu’il faut mesurer ou pas dans les essais »

Par, et  Publié le 12 décembre 2022 

La psychiatre et docteure en santé publique Astrid Chevance revient sur les critères actuels de sélection des traitements potentiels de la dépression et sur la difficulté de définir l’efficacité d’un médicament.

La psychiatre et docteure en santé publique Astrid Chevance, en 2020.

Astrid Chevance est psychiatre et docteure en santé publique dans l’équipe Methods (Inserm, Université de Paris, AP-HP) au sein du Centre de recherche en épidémiologie et statistiques (Cress), dirigé par Philippe Ravaud. Spécialiste de la dépression, elle a pour domaine de recherche l’évaluation des traitements.

Comment les antidépresseurs sont-ils évalués aujourd’hui ?

Les premiers antidépresseurs et leur évaluation sont apparus à la fin des années 1950. A partir des années 1970, on a évalué les psychothérapies et les différentes techniques de stimulation cérébrale, et plus récemment tous types d’interventions (luminothérapie, activités physiques, compléments alimentaires, etc.). Ces évaluations conditionnent l’accès au marché, le remboursement ou les recommandations de pratique clinique. Par exemple, concernant le remboursement d’un médicament, il faut avoir prouvé que le médicament testé fait mieux que ceux qui sont déjà en circulation, ou s’il fait aussi bien, alors il faut montrer qu’il a moins d’effets indésirables ou qu’il est moins cher. Bref, qu’il va améliorer la prise en charge médicale.

L’enjeu est de savoir ce qu’il faut mesurer ou pas dans les essais. Pour la dépression, ce qui est compliqué, c’est justement de se mettre d’accord pour définir l’efficacité d’un traitement et son utilité.

Quels critères sont retenus ?

Actuellement, le critère de jugement principal exigé pour les études d’accès au marché des antidépresseurs peut être soit l’échelle de sévérité de la dépression de Hamilton, soit la MADRS (Montgomery-Asberg Depression Rating Scale). Ces échelles agrègent en un même score des symptômes très différents. Celle de Hamilton comprend dix-sept items qui mesurent la tristesse, l’insomnie, les idées suicidaires… Or, chaque item pèse le même poids dans le score final. Les idées suicidaires (un seul item) ont à la fin moins d’importance que l’insomnie (trois items), ce qui peut être discutable. Par ailleurs, des controverses existent sur les seuils pertinents. Un médicament doit-il améliorer le ressenti du patient sur trois points de l’échelle pour être jugé cliniquement intéressant ou sur cinq points ?

Sur la base de ces deux échelles, les antidépresseurs ont fait de façon indiscutable leurs preuves. D’un point de vue clinique, dans les essais, l’effet n’est pas énorme, mais il est présent. Ceci est démontré dans des méta-analyses [études qui agrègent les résultats d’études antérieures]. L’interprétation clinique de cette taille d’effet reste délicate du fait des échelles utilisées.

Dans ces conditions, faut-il créer une nouvelle échelle ?

La solution ne réside sans doute pas dans la création d’une énième échelle de dépression – il en existe déjà plus de 280 ! Mon travail est d’essayer au contraire de développer des critères pertinents pour la clinique, faciles à utiliser et à interpréter. L’idée est d’éviter de passer à côté de traitements potentiellement utiles pour les patients. On peut très bien imaginer le cas d’interventions qui soulagent certaines dimensions de la dépression mais dont l’efficacité ne peut être démontrée par ces deux échelles.

Comment mieux prendre en compte ce que disent les patients ?

C’est un vrai changement de paradigme et de mentalité pour la recherche clinique. Des études sont réalisées en population pour essayer de mieux comprendre l’expérience vécue de la maladie et redéfinir ainsi les critères d’efficacité. Dans une étude publiée en 2020 dans le Lancet Psychiatry, nous avions enquêté auprès de plus de 3 000 patients et leurs proches ainsi que des professionnels de santé pour identifier les domaines d’efficacité. Des méthodes issues des sciences humaines nous ont été particulièrement utiles. Nous avons identifié 80 domaines d’intérêt comme les idées suicidaires, les troubles de la concentration, la douleur psychique, la difficulté à assumer les tâches quotidiennes ou son rôle de parent. Nous devons maintenant prioriser ces domaines et mettre en évidence de possibles différences en fonction de certaines caractéristiques sociodémographiques. Par exemple, les problèmes de libido ne sont pas appréhendés de la même façon chez les hommes et les femmes, selon l’âge.

La perspective des patients peut être intégrée dans les recherches sur l’efficacité des traitements, mais aussi sur leur tolérance. Dans une étude parue dans Evidence-Based Mental Health en 2022, nous avons proposé aux patients de choisir parmi les trente effets indésirables non graves (c’est-à-dire n’entraînant pas le décès, une hospitalisation ou un handicap) les plus fréquents, les quinze qu’il faudrait systématiquement mesurer dans les essais cliniques. Parmi les nausées, l’insomnie, les sueurs…, les femmes priorisaient la prise de poids, les hommes les dysfonctionnements érectiles. Le choix des indicateurs d’efficacité et de tolérance est crucial. Mais il y a d’autres enjeux.

C’est-à-dire ?

Dans une étude publiée en mai 2022 dans The Lancet, nous avons – avec des collègues internationaux – montré par exemple que les essais cliniques validant l’accès au marché des médicaments incluent rarement des patients ayant des comorbidités, comme d’autres troubles psychiques ou des addictions. Nous recommandons d’étudier le séquençage des traitements (par exemple, dans quel ordre prescrire tel médicament/psychothérapie), leur modalité d’introduction et d’arrêt, de conduire plus d’études après l’accès au marché, notamment sur l’efficacité et les effets indésirables à moyen et long terme. Pour des raisons éthiques ou scientifiques, ce type d’étude ne peut pas toujours prendre la forme d’essai contrôlé randomisé. Mais on peut travailler à limiter les différents biais.

Ces travaux peuvent-ils déboucher sur de nouvelles recommandations ?

Dans certaines maladies, c’est déjà fait. Ainsi, dans la polyarthrite rhumatoïde, les critères d’efficacité ont longtemps reposé sur le nombre d’articulations rouges et gonflées. Or, un aspect très important pour les patients était la fatigue. Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration l’a donc incluse comme critère d’efficacité devant être mesuré. J’ai bon espoir que, pour la dépression, on puisse aussi arriver à modifier les critères d’efficacité, clarifier les critères de tolérance.


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