mercredi 7 décembre 2022

En France, un tiers des pauvres sont des enfants

par Amandine Cailhol et Anne-Sophie Lechevallier   publié le 6 décembre 2022

Selon un rapport de l’Observatoire des inégalités publié mardi, les moins de 18 ans sont de plus en plus précaires. Pour les associations et les experts, les réponses des pouvoirs publics ne sont pas à la hauteur du problème.

Ils sont mentionnés spécifiquement dans le préambule de la Constitution de 1946. Au onzième alinéa, les enfants se voient garantis par la nation «la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs», ainsi qu’un «droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence». Et pourtant. Les enfants et les adolescents comptent pour près d’un tiers des 5,2 millions de personnes situées sous un seuil de pauvreté fixé à 50 % du niveau de vie médian, alors qu’ils ne représentent que 20 % de la population totale en France. En élargissant aux 18-30 ans, moins protégés que les autres adultes car les droits au revenu de solidarité active (RSA) ne s’ouvrent qu’à 25 ans, une personne pauvre sur deux a moins de 30 ans. En dressant ce constat, dans son troisième rapport sur la pauvreté en France, publié mardi, l’Observatoire des inégalités distingue deux catégories : «Les jeunes adultes, souvent en difficulté d’insertion sur le marché du travail» et «les enfants qui subissent la pauvreté de leurs parents».

Les enfants ne sont pas non plus épargnés par la grande pauvreté, définie par le fait d’avoir à la fois à vivre sous le seuil de pauvreté et de subir sept privations sévères, comme ne pas pouvoir s’acheter de vêtements neufs ou maintenir son logement à bonne température. Alors que le taux de pauvreté de l’ensemble de la population reste quasi stable depuis deux décennies, autour de 7,6 % en 2020, celui des mineurs se dégrade, passant de 8,7 % en 2004, à 11,5 % en 2019, selon les relevés de l’Insee. Pour l’Observatoire des inégalités, cette pauvreté des mineurs «est la conséquence de l’importance de la pauvreté des familles monoparentales – essentiellement des femmes seules avec enfant(s) – qui représentent un quart des très pauvres contre 10 % de la population». Plusieurs facteurs font varier le taux de pauvreté des enfants, comme la taille de la fratrie dans laquelle ils grandissent et le nombre d’adultes avec lesquels ils vivent.

Succession de crises

Sans qu’il soit aisé de les dénombrer, les mineurs seraient des «milliers à dormir à la rue, faute de place dans les hébergements d’urgence», souligne aussi le rapport sur la pauvreté. Le 22 août au soir, la Fédération des acteurs de la solidarité et l’Unicef France ont constaté que les enfants représentaient 40 % des personnes hébergées en urgence par le 115. Ils étaient cette nuit-là 41 098 précisément. Près d’un sur trois avait moins de 3 ans. Toujours selon ce baromètre, 1 658 avaient dormi dans la rue. L’Unicef France alerte sur «l’extrême pauvreté» des mineurs non accompagnés (MNA) qui, parce que leur demande de protection est en cours d’évaluation par les départements ou en attente d’audience devant le juge lorsque leur minorité a été contestée, ne bénéficient «la plupart du temps d’aucune forme de protection, vivent souvent dans la rue ou dans des habitats précaires». Ils souffrent d’un accès difficile à la scolarisation. Et l’agence onusienne de rappeler qu’en France, l’influence du milieu social sur les performances scolaires est parmi les plus élevées des pays de l’OCDE avec 20 % en France contre 13 % en moyenne (enquête PISA, 2018). «La persistance d’inégalités tant sociales que territoriales – en particulier dans les quartiers prioritaires de la ville et les territoires d’Outre-mer – empêche un trop grand nombre d’enfants d’avoir accès à l’école, aux services de santé ou de protection», résume Adeline Hazan, la présidente d’Unicef France.

La succession de crises, avec, deux ans après la pandémie, le retour d’une inflation élevée, aggrave encore les difficultés. Les prix de l’alimentation, par exemple, accusent en novembre une hausse de 12,2 % sur un an. Ceux du gaz et de l’électricité augmenteront en janvier de 15 % pour tout le monde, et bien que les chèques énergie prévus pour les plus démunis permettront d’amortir le choc, ils ne l’effaceront pas. La sociologue Vanessa Stettinger, maîtresse de conférences à l’université de Lille, l’une des rares spécialistes des enfants pauvres, observe : «La pauvreté existait avant dans leur quotidien, cela ne peut que s’aggraver. L’inflation vient renforcer les difficultés préalables sur l’alimentation des enfants, sur l’achat de leurs habits. La hausse du prix de l’énergie va aussi les toucher plus fortement, notamment quand ils vivent dans des logements mal isolés impossibles à chauffer. Ce ne sont pas les aides ponctuelles qui vont les aider à sortir de cette situation-là.» Elle évoque aussi ceux qui n’apparaissent pas encore dans les statistiques : «A côté des enfants qui vivent dans des familles où la pauvreté est persistante, des familles sont à la lisière du seuil de pauvreté. La question de l’inflation pèse sur ces familles, elle les fait basculer.»

Le sujet n’échappe pas aux biais

Les premiers constats, en provenance des associations, sont alarmants. Les Restos du cœur observent que les files d’attente s’allongent. Le Secours catholique estime, lui, que le budget des ménages qu’il accueille rétrécit. Et ce malgré les aides publiques. Le reste à vivre a diminué depuis deux ans, avec moins de 5 euros par jour et par personne pour la moitié des ménages rencontrés. «Avec cela, il faut acheter à manger, des produits d’hygiène, s’habiller…»,rappelle l’association, qui ajoute : «Deux ans après le début de la crise, 48 % des ménages rencontrés se retrouvent donc dans l’incapacité de couvrir leur dépense alimentaire quotidienne.» Une hausse de trois points en deux ans.

De quoi peser sur un quotidien, celui des enfants pauvres, qui se joue au sein des foyers, et que les statistiques, seules, ne peuvent décrire. Un quotidien sur lequel les études récentes font défaut.«On n’interroge pas les enfants sur la manière dont ils vivent la pauvreté, sur ce qu’elle leur fait. Même les nombreux travaux sur la sociologie de l’enfance ne se penchent que très peu sur la différence sociale, sur la pauvreté des enfants», regrette Vanessa Stettinger. Or, un enfant pauvre «qui rentre dans une chambre d’hôtel, qui n’a pas assez à manger, n’a pas une vie d’enfant», résume Adeline Hazan. Leurs conditions de vie au sein de logements petits, insalubres, mal isolés «sont très différentes de celles des autres enfants», complète la sociologue : «Le manque de place entraîne des tensions, les couples n’ont pas d’intimité, les enfants se dérangent les uns les autres.»

Le sujet n’échappe pas à certains biais, poursuit-elle : «Sur la pauvreté des enfants, on va porter un regard particulier, souvent misérabiliste, en se focalisant sur leur devenir, avec cette peur que suscite l’enfant pauvre, que l’on lie souvent à un enfant délinquant, en échec scolaire. On ne va pas s’intéresser à sa vie au quotidien.» Là n’est pas le seul écueil : «Ces familles ne sont pas invisibles, mais leur pauvreté l’est. Envers elles, l’approche est souvent relationnelle, psychologique. Ce qui est important, mais insuffisant. Il faut une approche autour de l’environnement. On va, par exemple, traiter l’alcoolisme d’un parent, mais cela ne suffit pas pour transformer leur logement en quelque chose de vivable.»

Cette multiplicité de conséquences de la pauvreté sur les conditions de vie des pauvres, le gouvernement l’a identifiée. C’est une réponse au spectre large qu’il promet au travers du comité interministériel à l’enfance lancé le 21 novembre, qui marque, selon la Première ministre, Elisabeth Borne, «un coup d’accélérateur en faveur de l’enfance». Objectif, selon l’exécutif : «Faire que chaque enfant ait les mêmes chances, où qu’il naisse.» Pour cela, plusieurs ministères sont mobilisés : Intérieur, Justice, Santé, Logement, Education, Handicap, Travail, Collectivités territoriales… La secrétaire d’Etat chargée de l’enfance, Charlotte Caubel, assure l’animation de cette instance.

Constat d’échec

De quoi répondre en partie aux attentes des associations qui plaident pour une stratégie globale et réclament toujours un ministère de plein exercice autour de la protection de l’enfance, ce qu’elles n’ont pas obtenu, malgré les promesses de campagne d’Emmanuel Macron d’en faire une «grande cause nationale». La réponse apportée par les politiques publiques est, en effet, jugée inadaptée par nombre d’observateurs. Louis Maurin, le président de l’Observatoire des inégalités, juge qu’il existe un «grand décalage entre la réalité sociale et les politiques mises en place. Il n’est pas possible de dire qu’il n’y a pas de préoccupation, mais ce n’est pas à la hauteur. Cela ne correspond pas aux besoins sociaux les plus forts».Lui, comme les autres, insiste : «Ce sont d’abord les parents qui sont pauvres.»

Des promesses, il y en a eu. La stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, lancée en 2018, a pris fin sur un constat d’échec. Le rapport d’évaluation publié cet été par France stratégie qualifie ses résultats de «limités» et constate que seules 4 des 35 mesures «ont été intégralement mises en œuvre». Le gouvernement a esquissé la suite en lançant une concertation avec les collectivités et les associations et en annonçant un «pacte des solidarités» avec quatre axes. Et pour «traiter l’urgence», la Première ministre a indiqué fin novembre à l’Assemblée nationale que 2,3 millions de ménages modestes recevront une prime de Noël. Un nouveau chèque, après les indemnités inflation, chèques énergie, et autres primes de rentrée. Les mesures de soutien aux plus pauvres depuis le début de la pandémie ont certes été amplifiées, mais privilégier les aides exceptionnelles par rapport à des mesures pérennes est devenu une habitude.

La réponse gouvernementale ne peut être efficace sans moyens, et sur ce point, les associations restent aussi dubitatives. Face à l’inflation, des solutions doivent être apportées au plus vite pour prévenir un «drame social», alerte le Secours catholique. Pour ne pas seulement «gérer la pauvreté» mais «permettre aux gens de s’en sortir», celui-ci réclame une revalorisation des minima sociaux à 40 % du revenu médian et des bas salaires et un droit effectif à l’emploi pour les chômeurs de longue durée. A quelques semaines de l’entrée en vigueur de la nouvelle réforme de l’assurance chômage qui va réduire la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi, le Secours catholique appelle le gouvernement «à mesurer l’impact de toutes les décisions de politique publique sur les plus pauvres», souvent «hors de radar». Et sur leurs enfants.


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