jeudi 8 décembre 2022

« Dysphoria Mundi » : le monde est en transition

Par   Publié le 02 décembre 2022

Le philosophe Paul B. Preciado évoque dans son dernier ouvrage les nouvelles façons d’appréhender nos sociétés, portées notamment par les personnes trans. Selon lui, c’est un bouleversement total qui est en germe, au-delà de l’individualité.

Livre. Dysphoria mundi s’ouvre sur les antécédents médicaux du « patient ». Ecrivain, trans, sans allergies, « il bénéficie d’un protocole ALD 31 en France pour prise en charge d’une affection hors liste pour dysphorie de genre ». Quelques lignes plus loin, Paul B. Preciado précise le sens de cet incipit : « Il fallait que je me déclare fou ». Il lui fallait se dire anxieux, troublé, expliquer que « [s]on esprit était en guerre avec [s]on corps, que l’esprit était masculin et que le corps était féminin ». En bref, il lui fallait correspondre à la définition de la « dysphorie » telle que décrite par l’actuel Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux pour que la société accède à son désir de changement de genre et lui prescrive un traitement à la testostérone.

Paul B. Preciado ne voit en réalité pas les choses de cet œil. « Ce livre affirme que la dysphorie n’existe pas en tant que maladie mentale. » Il ne s’agit pas pour l’auteur de nier le malaise ou le trouble ressentis, mais de penser la dysphorie autrement. Moins comme un écart qui existerait à l’intérieur de l’individu que comme une inadéquation politique et esthétique de celui-ci au régime de la différence sexuelle et de genre toujours en vigueur.

L’enjeu est de taille, car le concept ainsi compris lui permet de tenter un « zap philosophique » : c’est-à-dire « déplacer et resignifier la notion médicale de dysphorie pour comprendre la situation du monde contemporain, l’écart épistémologique et politique, la tension entre forces émancipatrices et résistances conservatrices qui caractérisent notre présent ». Le monde, selon Paul B. Preciado, est en transition ; et la dysphorie est l’expression du décalage entre les anciennes conceptions héritées de la modernité occidentale et de nouvelles façons de voir le monde, portées – entre autres – par les personnes trans.

« Micromutations »

C’est cette « hypothèse révolution » d’un monde en train de changer que l’ouvrage entend documenter. Une entreprise qui a débuté au tout début de la crise sanitaire, alors que l’auteur était malade du Covid et confiné – au moment même où nombre de ses concitoyens espagnols espéraient l’avènement d’un « monde d’après ». Il a ainsi traqué, depuis sa chambre, les « micromutations qui conduiront, tôt ou tard, c’est le pari » vers « une nouvelle configuration des relations entre pouvoir, connaissance et vie ». Cet inventaire passe en revue les brèches, les glissements et les transformations à l’œuvre dans la façon de concevoir la mort, les frontières, l’identité, le corps, le sujet, la différence sexuelle, la démocratie ou encore la religion. Il en résulte une cartographie des effondrements, des révolutions et des contre-révolutions en cours, tracée d’un point de vue féministe, queer, trans et antiraciste.

L’ouvrage ne prétend pas être une théorie, ni même une description, mais il se veut à la fois journal et manifeste, mélange essai et fiction, intercale poèmes et oraisons funèbres pour le monde qui se meurt. Les fragments autobiographiques dans lesquels le narrateur ausculte ses propres « mutations » intérieures renforcent les analyses présentées – ces dernières utilisent par ailleurs des termes chers à l’auteur, et parfois forgés par lui, qui pourront dérouter le lecteur peu familier du travail de Preciado. Les thématiques du virus et de la maladie y sont omniprésentes, qu’il s’agisse du sida, du Covid ou de la dysphorie – l’auteur trouvant là une matière féconde pour penser les mutations et les viralités contemporaines, ou tout simplement pour penser autrement.

La révolution est en cours

Autrement, c’est-à-dire en dehors des catégories binaires de la pensée moderne occidentale, dont une liste non exhaustive est répétée au début de chaque chapitre : « Intérieur, extérieur. Plein, vide. Sain, toxique. Homme, femme. Blanc, noir. National, étranger. Culturel, naturel. Humain, animal. Public, privé. Organique, mécanique. Centre, périphérie. Ici, là. Numérique, analogique. Vivant, mort. » Cette liste, ressassée jusqu’à l’obsolescence, remplit son office : les yeux du lecteur l’enjambent de plus en plus vite pour chercher dans le texte à venir ce que pourrait être la grammaire d’un « monde d’après » tant attendu. Si celui-ci se fait attendre, Preciado est formel : la révolution est en cours, « Wuhan est partout », et « l’optimisme est une méthodologie ».

Dans un post-scriptum en forme de « Lettre aux nouvelles activistes », l’auteur révèle ce qui motive cet optimisme : les nouvelles générations qui, depuis quelques années, marchent à travers le monde pour crier le nom de George Floyd, pour dénoncer leurs violeurs ou pour défendre le droit à l’avortement. C’est à elles que cette somme semble finalement s’adresser depuis le prélude : elle parle leur langue et partage leurs espoirs. Au risque, peut-être, de perdre les autres.

« Dysphoria mundi », de Paul B. Preciado, Grasset, 592 pages.





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