jeudi 29 décembre 2022

D'autres vies que la nôtre (3/4) Après nous, les microbes

publié le 28 décembre 2022 

par Rob Dunn, Biologiste, écrivain et professeur au département d'écologie appliquée de la North Carolina State University et à l'université de Copenhague.

Toutes les espèces s’éteignent alors pourquoi pas nous ? Le monde d’après pourrait être celui de l’avènement des bactéries.
publié le 28 décembre 2022 à 18h32

D’autres vies que la nôtre (3/4). Les chercheurs ont pris l’habitude de les appeler «non-humains». Il s’agit de tous ces êtres avec lesquels nous cohabitons (ou pourrions cohabiter à l’avenir) sans en avoir toujours conscience : les microbes qui peuplent nos corps et notre environnement, les plantes de nos parcs et de nos forêts, les extraterrestres que nous rencontrerons sans doute un jour, et les robots qui prolifèrent autour de nous. «Libé» explore ces formes d’existence, qui posent mille questions aux sociétés humaines.

Les humains disparaîtront un jour. C’est le cas de toutes les espèces. Lorsque nous disparaîtrons, les processus de la vie se poursuivront sans nous (1). L’idée de l’extinction de l’homme doit vous paraître terrifiante, mais pour moi, il y a un réconfort dans l’idée d’une vie après nous. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.

Après l’extinction des humains (et, je le répète, toutes les espèces s’éteignent. Imaginer le contraire pour notre propre espèce est un acte elon muskien d’extraordinaire hubris), les espèces qui dépendent de nous s’éteindront également. Ce processus, dans lequel les espèces suivent dans l’extinction celles dont elles dépendent, s’appelle «la co-extinction». La co-extinction sera le sort des vaches, ainsi que de la plupart des centaines de milliers de variétés de plantes domestiquées, de la blatte germanique et des milliers de parasites et d’agents pathogènes qui vivent uniquement dans notre corps. Les archéologues ont documenté des versions de ce processus sur les sites archéologiques de régions où les sociétés humaines se sont effondrées.

Le monde que nous percevons est très différent du monde vivant

Pour ce qui est du reste de la vie, celle de toutes les espèces qui ne dépendent pas de nous, de nombreux scénarios peuvent se dérouler. Supposons, pour les besoins de l’argumentation, que ce qui nous tue soit si toxique ou extrême que les autres vertébrés disparaissent avec nous, ainsi que toutes les plantes terrestres. Supposons que nous ayons laissé la planète dans un état si chaud, sec et toxique que tous les cris des oiseaux, les grognements des mammifères et la vie végétale laissent place à un paysage de couleur brune, superficiellement stérile. Ce n’est pas le scénario le plus probable, mais c’est un scénario édifiant qui permet d’explorer le monde après nous. Imaginez des feux de pétrole, une chaleur insupportable, de gigantesques tas de plastique et de ciment abandonnés. Ce qui me paraît remarquable dans un tel scénario, c’est qu’il ne sera pas sans vie, bien au contraire.

Le monde vivant que nous percevons est très différent du véritable monde vivant. Dans le monde que nous percevons, la plupart des espèces sont des oiseaux, des mammifères et des plantes. En réalité, l’écrasante majorité des espèces animales sont des insectes et autres arthropodes. Il en existerait huit millions (y compris, par exemple, les araignées et les acariens). Je crois que ce chiffre est en réalité plus élevé. Nous ne le savons pas vraiment. En revanche, les mammifères ne comptent que 5 400 espèces environ. Lorsque nous pensons «animaux», nous avons tendance à penser d’abord aux mammifères, qui ne représentent pourtant qu’une infime partie de l’histoire, certes, charismatique.

Si nous pensons à la vie en général, y compris aux microbes, le tableau change radicalement. Les microbes ont été intégrés tardivement à notre compréhension de la vie. Compte tenu du fonctionnement de nos sens, nous sommes relativement incapables de percevoir la plupart d’entre eux. Nos systèmes immunitaires ne cessent de les évaluer, mais nous n’avons pas conscience de la plupart de ces évaluations. Nous ne savons pas ce qui a été détecté ou non. Consciemment, nous constatons le plus souvent la présence des microbes par les odeurs. Presque toutes les odeurs associées au corps humain, qu’il s’agisse du corps de votre enfant, de votre amant ou d’un parfait inconnu, sont des odeurs produites par des microbes. Les odeurs de marécages et de sous-sols. Celles des feuilles mouillées ou de pluie. Nous sentons ces odeurs mais ne reconnaissons pas qu’elles sont les signaux de quelque chose de beaucoup plus grand.

Même lorsque les biologistes ont commencé à prendre conscience de l’existence des microbes, ils les ont pour la plupart ignorés – le père de la taxonomie, Linné, a regroupé toute la vie microbienne dans une seule espèce qu’il a appelée Chaos infusoria. Les phytopathologistes et plus tard Louis Pasteur ont découvert que certains microbes pouvaient provoquer des maladies et c’est ainsi que l’on a commencé à s’y pencher. Mais il a fallu du temps pour que l’on reconnaisse que l’histoire des microbes est bien plus vaste. Nous avons fini par nous rendre compte qu’une grande part du poids de la vie sur la Terre est microbienne. Et si nous ne savons pas exactement dans quelles proportions, c’est parce que nous ne savons pas où s’arrête la vie microbienne. On a trouvé des microbes dans les nuages, sous la surface de l’océan.

Un trillion d’espèces de bactéries sur la Terre

On pense aujourd’hui que la diversité des espèces microbiennes est bien plus large qu’on ne l’imaginait autrefois. Alors que Linné ne comptait qu’une seule espèce, 30 000 espèces de bactéries ont été depuis nommées. De nombreuses autres restent encore à étudier. Mon laboratoire de recherche a trouvé au moins 100 000 types de microbes rien que dans les maisons. Une estimation récente suggère qu’il pourrait y avoir jusqu’à un trillion d’espèces de bactéries sur la Terre, c’est-à-dire mille milliards. Chacune de ces espèces de bactéries est susceptible d’être affectée par une espèce de virus spécifique, un bactériophage, de sorte qu’il pourrait également y avoir mille milliards de virus de bactéries.

La plus grande découverte concernant la nature de la vie microbienne est que, lorsque nous regardons le grand arbre de l’évolution de la vie, dans lequel les branches sont plus longues pour les lignées les plus anciennes, la majeure partie de l’arbre de l’évolution est microbienne. Tous les vertébrés et toutes les plantes de la Terre sont des brindilles mineures sur l’arbre de la vie. De plus, la plupart des anciennes lignées de la vie microbienne préfèrent les conditions extrêmes.

Par conséquent, si nous, les humains, entraînons avec nous toute la vie végétale et vertébrée, ou même toute la vie végétale et animale, lorsque nous nous éteindrons, les plus anciennes lignées de vie nous survivront. Nombre de ces lignées sont susceptibles de prospérer dans les conditions toxiques (pour nous) que nous laisserons derrière nous. Les bactéries qui vivent dans les sources d’eau chaude se développeront. Il en va de même pour les bactéries qui se développent dans les suintements de pétrole, celles capables de métaboliser le plastique, celles qui se développent en présence d’acide ou de soufre, etc. Dans la grande histoire de la vie, une ère géologique dominée par ces microbes n’est ni une exception ni une abomination. La quasi-totalité de l’histoire de la vie a été exclusivement une histoire d’organismes unicellulaires aimant les conditions extrêmes.

Ce sont nos sociétés humaines qui sont fragiles

Regarder les étoiles nous rappelle l’échelle de l’univers. Envisager une époque postérieure aux animaux et aux plantes nous fait prendre conscience de la vaste échelle temporelle du monde vivant. La vie nous a précédés et continuera longtemps après nous. Nous sommes un grain de sable dans la grande étendue de l’univers, un grain de sable dans le grand récit du passé et de l’avenir de la vie.

Cela ne signifie pas pour autant que nous devions abandonner la planète à ce destin microbien. C’est plutôt le contraire. Cela signifie que la principale raison pour laquelle nous devons conserver les vertébrés, les insectes, les plantes et les autres espèces est qu’ils nous font vivre. Ce qui risque d’advenir par nos actions actuelles n’est pas la fin de la nature, loin de là. Les pires choses que nous faisons subir à la Terre favorisent au contraire certaines formes de vie. Ce qui est menacé, c’est un monde vivant que nous trouvons beau et exaltant, un monde vivant capable de satisfaire nos besoins, un monde vivant dans lequel nous pouvons nous épanouir.

La vie n’est pas fragile. La nature n’est pas fragile. Ce sont nos sociétés humaines qui sont fragiles et dépendent d’une version relativement inhabituelle du monde vivant et du climat de la Terre, une configuration vers laquelle nous avons évolué très récemment. Nous nous imaginons puissants et indépendants. En réalité, c’est tout le contraire. Il se pourrait bien que les sociétés humaines dépendent des autres espèces vivantes plus qu’aucune autre espèce dans l’histoire de la vie. En fin de compte, nous sommes aussi fragiles et dépendants que la vie est résiliente, ce qui provoque chez moi un émerveillement pour le monde vivant et un sentiment d’humilité quant à notre propre position dans ce monde.

(1) C’est ainsi que j’ai conclu mon dernier livre, Une histoire naturelle du futur (La Découverte), en évoquant la vie après l’homme.

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