mardi 20 décembre 2022

Comment je me suis disputée : « Mon beau-père me traite de connasse et de bonne à rien au repas de Noël »

Publié le 17 décembre 2022

CHRONIQUE

Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou une engueulade professionnelle a marqué leur vie… Cette semaine, Cécile, 45 ans, fonctionnaire à Lyon.

« J’ai rencontré mon mari à 22 ans. Nos histoires familiales sont très différentes. Mes parents se sont faits tout seuls, ils ont commencé assez bas dans l’échelle de la fonction publique, se sont énormément investis et ont fini cadres tous les deux. Nous sommes une famille méditerranéenne, où l’on se dispute, on se dit ce que l’on a à se dire et on se pardonne. Evidemment, ce n’est pas idéal, il y a des hauts et des bas, mais c’est ainsi que j’ai grandi.

Chez mon mari, on ne parle pas. Sa mère vient de la bourgeoisie lyonnaise désargentée ; son père s’est fait tout seul, lui aussi, en exerçant une profession libérale. Mon beau-père avait une grande influence dans sa famille, une emprise sur son ex-femme et sur sa fille aînée, ma belle-sœur. Tout ce qu’il donnait avait un coût, un asservissement psychique, une dette morale. La sœur de mon mari avait eu une crise d’adolescence difficile dont elle est ressortie sans diplôme, sans qualification et presque sans éducation. Jeune, elle avait fait un grand mariage bourgeois qui n’avait pas duré plus d’un an et avait divorcé. Elle a fini par travailler pour mon beau-père – il l’a embauchée, maintenant par là même sa dépendance.

« Quand on rentrait à la maison avec mon mari, après nos visites chez son père, j’avais mal au ventre, je mettais deux ou trois jours à m’en remettre »

J’ai mis les pieds là-dedans sans me rendre compte de ce qui m’attendait. Dès le début, j’étais mal à l’aise en présence de mon beau-père. Une fois, nous sommes allés le voir pour déjeuner et nous avons été accueillis par le Requiem de Mozart à fond dans le salon, nous avons dû attendre la fin du Dies irae [« jour de colère »] pour se parler. L’ambiance du repas était posée. Quand on rentrait à la maison avec mon mari, après nos visites, j’avais mal au ventre, je mettais deux ou trois jours à m’en remettre.

La naissance de ma fille aînée, il y a dix-neuf ans, a été un détonateur. J’ai eu l’impression que mon beau-père voulait me la prendre, l’accaparer. Il est venu à la maternité, l’a prise contre lui, l’a mise tout contre son visage. Il voulait l’avoir en porte-bébé contre son ventre, mais elle venait de naître ! A l’hôpital, il a dit à mes parents qu’il aurait préféré que ce soit sa fille qui ait un enfant. A l’époque, elle était dans un parcours de FIV avec son nouveau mari, je sais bien que c’était très compliqué et douloureux, mais enfin… On aurait dit qu’il cherchait à rattraper les erreurs commises dans sa vie de père. Mais ce bébé n’était pas sa fille, c’était ma fille ! Son rôle sur terre n’était pas de combler un vide chez son grand-père. Je voulais la protéger.

Nostalgie agressive

Je commençais à comprendre que j’aurais du mal à rallier mon mari à ma cause. Il était dans une position inconfortable et ne voulait pas prendre parti. J’essayais de le faire venir davantage dans ma famille, de l’amener sur mon terrain, sans succès. Chaque année, c’était la guerre pour Noël. Et chaque année, c’était le même qui « remportait » le déjeuner du 25 décembre : mon beau-père. Le 24 au soir, on allait chez ma belle-mère, et ma famille, elle, était reléguée au 24 midi, ou au 26.

« Chaque Noël, il traversait une sorte d’état dépressif. Si l’on était douze à table, il déplorait l’absence du treizième plutôt que de se réjouir. Et moi, je cristallisais toutes les rancœurs de cette famille »

Noël chez mon beau-père ne se passait jamais bien. Je commençais à le redouter dès le mois de juin. La période faisait remonter chez lui une nostalgie agressive, il traversait une sorte d’état dépressif, où il voyait tout en noir. Si l’on était douze à table, il déplorait l’absence du treizième plutôt que de se réjouir. Quant à moi, je cristallisais toutes les rancœurs de cette famille. Ce que j’avais contre moi, c’est que j’avais fait des études et que j’avais une situation professionnelle. Pendant des années, j’ai opté pour une sorte de résistance passive aux attaques, aux phrases malheureuses et aux haines recuites. Je faisais le dos rond, j’avais compris que les conflits larvés avaient commencé bien avant la rencontre avec mon mari. J’avais en tête l’image de Gandhi désobéissant à l’Empire britannique.

J’ai eu un deuxième enfant alors que mon couple commençait à beaucoup souffrir de cette situation, même si la distance entre nous et nos familles nous préservait un peu. Notre vie quotidienne se passait bien, mais elle n’était pas des plus joyeuses. Lorsque nous étions en société, mon mari faisait en sorte de me faire sortir de mes gonds. Il savait ce qui m’agaçait, et faisait exprès de le faire pour que je m’énerve, et que tout le monde se dise : “Oh là là, le pauvre, quelle mégère…” Cela a beaucoup entamé ma confiance en moi. A la maison, je faisais toutes les tâches ménagères, surtout depuis la naissance de notre deuxième fille. Je portais toute la charge mentale du foyer en silence. J’avais baissé les bras.

Colère froide

En 2009, à Noël, nous sommes allés chez mon beau-père le 25, juste pour le déjeuner : nous devions reprendre la route dans l’après-midi. Il y avait toute ma belle-famille, mon mari, mes enfants et moi. L’ambiance était tendue, comme d’habitude. Je ne sais pas comment la conversation a pu en arriver là, tout est flou pour moi, mais à table, mon beau-père m’a dit : “De toute façon, tu n’es qu’une connasse et une bonne à rien.” C’était la première fois qu’il m’insultait, en plus devant mes filles, qui avaient 6 ans et 1 an. Je me suis levée, j’ai dit : “On s’en va.” Mon mari m’a suivie, on a pris nos affaires, on est montés dans la voiture, dans le calme, avec les filles à l’arrière.

Sur la route, j’ai dit à mon mari : “Tu te rends compte de ce qui s’est passé ? Tu n’as rien dit. Il va falloir que tu prennes parti, que tu me défendes. Je ne peux pas vivre en me laissant insulter.” Il ne m’a pas répondu . Silence. Ma colère était froide : “Dans ces conditions, je n’ai pas le choix, je veux divorcer.” Pas de réponse. Le reste du trajet s’est fait en silence.

Une fois que nous sommes rentrés à la maison, le train-train quotidien a repris comme si de rien n’était. Nous n’avons pas reparlé de cette dispute. Nous sommes même partis en vacances au ski, en février. Mais quelque chose avait changé en moi de façon irréversible. Puis, un lundi matin, tandis que je me maquillais dans la salle de bains avant de partir au travail, il est arrivé derrière moi et m’a dit : “On a rendez-vous avec l’avocat cet après-midi pour le divorce.” Je suis restée stoïque : “A tout à l’heure chez l’avocat alors.”

« En 2012, mon beau-père a fait une hémorragie cérébrale. Je suis allée le voir et lui ai dit que je lui pardonnais. Ses yeux ont bougé, il a pleuré. J’avais besoin de clore cette histoire »

Le divorce a été très difficile, j’ai mis des années à m’en remettre. Mon ex-mari a mené une guerre psychologique autour des conditions financières de notre séparation. J’ai accepté un accord qui m’était défavorable pour m’extraire de cette situation, devenue intenable. En 2012, mon beau-père a fait une hémorragie cérébrale. J’ai demandé à aller le voir. Une fois auprès de lui, dans le service de réanimation, je lui ai dit qu’il avait de belles petites-filles, que je m’occuperais bien d’elles, et que je lui pardonnais. Ses yeux ont bougé, il a pleuré. J’avais besoin de clore cette histoire. Mais mes sentiments demeurent ambigus. Le pardon, c’est une notion qui m’échappe en partie. Cela demande des ressources spirituelles, une grandeur d’âme dont je suis dépourvue. Comment peut-on être sûr que l’on a vraiment pardonné ?

La vérité, c’est que rien n’est clos. Les gens me disent : “C’est du passé, il faut tourner la page !” Mais ce n’est pas du passé, c’est du présent. Tous les jours, je me lève, je dois gagner ma vie, j’ai les filles presque tout le temps, j’assume leur éducation, je suis coparent avec un homme avec qui je n’ai plus aucun lien. La « résilience », ce mot à la mode, je commence à l’entrevoir, parce que mes enfants grandissent. Peut-être que cette histoire fera un jour partie du passé. La seule chose dont je suis sûre, c’est que, depuis ce repas de Noël où je me suis levée et où j’ai quitté la table, je vis debout. »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire