jeudi 24 novembre 2022

Reportage Dans la tête de ceux qui ont choisi la voie radicale pour sauver le climat

Cet article a été publié dans sa version originale le 11/11/2022

IL VENERDÌ DI REPUBBLICA (ROME)

Stefania Parmeggiani

Opérations coups de poing dans les musées, blocages routiers, grèves de la faim, les actions des groupes écologistes dits “radicaux” déchaînent les passions en Italie. Qui sont ces militants ? Qu’est-ce qui les pousse à combattre ? “Il Venerdì” est parti à leur rencontre.

Rome. Je participe à une visioconférence d’Ultima Generazione [dernière génération]. Le groupe d’activistes du climat qui, avec ses opérations coups de poing, fait la une des JT italiens. Aujourd’hui, leur objectif est de recruter. Des militants prêts à se faire arrêter à leur tour pour maintenir, jour après jour, semaine après semaine, la pression sur le gouvernement, de sorte qu’il réduise drastiquement les émissions de CO2.

La journaliste d’Il Venerdi que je suis, elle, tente de comprendre qui sont ces activistes. Ces personnes qui se font traîner au sol par des policiers et des automobilistes, qui restent impassibles sous les cris et les insultes, collectionnent les plaintes et les amendes. Le tout pour suivre un plan d’action précis, qu’ils partagent avec les autres membres du réseau international A22 dont font partie Just Stop Oil [“ halte au pétrole”] en Grande-Bretagne et Letzte Generation [“ dernière génération”] en Allemagne.

“Vous devez être prêts à vous faire arrêter”

Le premier à prendre la parole est Michele Giuli, 26 ans : “On est au bord de l’effondrement écologique et climatique, on n’a plus le temps, on est la dernière génération qui peut faire quelque chose.” Il demande aux participants d’allumer leur webcam et de se présenter.

Une dizaine de personnes sont connectées : il y a Joel, qui est dans le noir parce que ses frères sont en train de dormir dans sa chambre ; Sabrina, qui, après avoir participé aux manifestations contre un incinérateur, a été touchée par la ténacité de ces activistes d’un nouveau genre. Mais elle veut les rencontrer parce qu’elle n’est pas totalement convaincue. Il y a des jeunes, mais aussi des sexagénaires.

Ils ne sont pas nombreux mais c’est déjà ça. Ce que cherche Ultima Generazione, dans cette réunion et dans des dizaines d’autres du même genre, c’est une avant-garde. “On vous demande de passer à la désobéissance civile et d’être prêts à vous faire arrêter ou dénoncer”, explique Michele.

Comme Laura et Simone qui, le 22 juillet, sont entrées dans la Galerie des offices de Florence et se sont collées à la vitre du Printemps de Botticelli. Comme ces trois étudiants qui, voilà quelques jours, à Padoue, ont interrompu un défilé de voitures et de motos anciennes. Comme les dizaines de manifestants qui bloquent à répétition le périphérique toujours bondé de Rome.

Michele demande à chacun de partager ce qu’il ressent. Pour sa part, il se sent terrifié :

“Les Nations unies prévoient qu’en Europe méridionale plus de 120 millions de personnes seront touchées par des sécheresses extrêmes. Aujourd’hui, déjà, près d’un cinquième de l’Italie est menacé de désertification.”

Il parle des agriculteurs qui, dans la province de Pavie [au sud de Milan], sont en procès pour s’être mutuellement volés de l’eau cet été, pointe du doigt la corruption des gouvernements, accuse “la toute petite élite qui fait le choix du profit au détriment de la vie de ses propres enfants”.

Le pari de l’écoanxiété

Pour enfoncer le clou, il énumère “les diverses manières dont on va mourir dans les trente années à venir”. De chaud, surtout, à quoi s’ajoutent les sécheresses, les famines, les migrations… Le ton est celui d’un prophète de l’Apocalypse : “On ne fait que dire la vérité.”

En réalité, ils font quelque chose de plus : ils misent sur l’écoanxiété, cette impression toujours plus répandue parmi les jeunes (parfois très jeunes) d’être au pied du mur. Michele est persuadé que le vrai problème n’est pas le négationnisme climatique, mais l’écologie soft, “les journaux qui parlent de ’crise’ alors qu’on est à un cheveu de la catastrophe, les progressistes anesthésiés par leur confort”. Il demande : “À quel point êtes-vous relié émotionnellement au problème ? ”

Il s’appuie sur nos réponses pour mesurer le succès de la réunion : seuls ceux qui, comme lui, sont terrifiés par l’avenir, sont prêts à s’impliquer.

“Si je m’en suis sortie, c’est grâce à Ultima Generazione”

Dans son cas, cette terreur date de la lecture d’un roman, Qualcosa, là fuori [“ Quelque chose, là, dehors”, inédit en français], de Bruno Arpaia. Nous sommes en 2040, un ancien professeur de neurosciences, resté seul dans une Italie quasi déserte, rongée par la corruption, les affrontements ethniques et la violence, se met en route, comme des milliers d’autres, vers la Scandinavie, une des rares régions d’Europe dont le climat soit encore propice à la vie humaine. “Ce n’est pas une dystopie ce que raconte Arpaia, il se fonde sur des données scientifiques avérées, les mêmes que les gouvernements ne veulent pas voir.” Michele en est persuadé.

Le groupe se partage ensuite en deux salons virtuels, chacun sous la houlette d’un animateur. Dans le nôtre, ce rôle incombe à Alice, qui se présente aussitôt comme écoanxieuse : “J’ai connu des mois compliqués, je ressentais de la tristesse, de la colère, de l’impuissance. Si je m’en suis sortie, c’est grâce à Ultima Generazione : peu importent les conséquences sur ma vie personnelle et professionnelle, les prises de bec avec les proches, les amendes et les plaintes, parce que, ce qui est en jeu, c’est l’avenir de la planète. Vous êtes prêts à nous donner un coup de main ? ”

“Qui va payer les amendes et les avocats ? ”

Sabrina est dubitative, elle veut savoir ce qui se passera quand on aura épuisé l’argent qui est mis à disposition par le Climate Emergency Fund [fonds d’urgence pour le climat] – l’ONG fondée par Aileen Getty, nièce du magnat du pétrole J. Paul Getty, qui finance le réseau A22. “Qui va payer les amendes et les avocats ? ” Une soixantaine d’activistes italiens ont déjà eu des ennuis.

Une autre femme est inquiète. Elle n’a pas aimé le ton catastrophiste de la réunion et se dit convaincue que les blocages routiers et les opérations dans les musées sont contreproductifs.

“Vous devez penser au message que ça envoie. Qu’est-ce que comprennent les gens ? Vous obtenez l’effet inverse.”

Michele réplique : “Ce n’est pas une campagne écolo comme les autres, c’est une révolution civile. On rabâche le même message des milliers de fois parce que c’est comme ça qu’on convaincra les masses. Ça marche, c’est prouvé. En Angleterre, par exemple, plus de 60 % des gens partagent les objectifs de Just Stop Oil.”

L’heure tourne, la réunion doit se terminer. Ultima Generazione veut savoir qui a l’intention d’aller plus loin. Les candidats seront conviés à une deuxième réunion, axée sur les conséquences légales de leurs actions.

C’est le fonctionnement habituel du réseau A22 : un recrutement tous azimuts à travers des centaines de réunions comme celle-ci ; des groupes de huit personnes maximum qui, dans chaque pays, prennent les décisions clés ; une coordination avec l’équipe internationale pour amplifier les retombées médiatiques des campagnes nationales.

“Ceux qui décident d’aller plus loin devront faire le déplacement de temps en temps à Rome, les actions de perturbation doivent se poursuivre”, prévient Michele. Un informaticien hésite. Joel non, mais il doit se déconnecter parce qu’il se fait tard. D’autres se disent prêts à donner un coup de main pour les tractages, l’appui logistique et les réunions, mais pas à participer aux actions proprement dites.

Le ton de Michele est pressant : “On n’a plus le temps.” C’est la même phrase que serine Extinction Rebellion (XR), le mouvement né en 2018 au Royaume-Uni et dont sont issus certains activistes qui se rallient aujourd’hui aux campagnes d’A22.

Simulation de blocage du trafic

Il existe des groupes d’action de XR dans beaucoup de villes italiennes : on a vu des activistes remonter le Pô presque à sec, déguisés en sirènes, s’enchaîner aux balcons du siège de la région Piémont, s’allonger devant les entrées de l’Eurovision… Nous les avons rencontrés à Bologne. Sur les réseaux sociaux, nous avions vu fleurir cette annonce du mouvement : “Blocage routier ? Sit-in ? Soupe à la tomate sur des tableaux de Van Gogh ? Quel que soit le type d’actions auquel vous choisirez de participer, nous vous recommandons de vous préparer en participant à une formation sur l’action directe non violente.”

Nous voilà donc en cours.

Chaque participant est invité tour à tour à endosser un rôle, celui du manifestant, du citadin agacé et agressif, du policier. Chaque simulation s’accompagne de conseils pratiques : respecter la personne que l’on a en face, ne pas répondre aux provocations, et, dans le cas d’une intervention de la police, se laisser traîner en faisant le mort.

Un des participants, dans la peau de l’automobiliste furibard, crie à l’activiste qui bloque la route de se pousser parce qu’il doit se rendre de toute urgence à l’hôpital : “C’est une urgence ! ”Que faire en pareil cas ? “Chaque groupe d’action décide de manière autonome mais a le devoir d’assurer la sécurité des participants et de ne porter atteinte à personne”, explique Laurence, la formatrice :

“On pourrait laisser passer l’automobiliste et bloquer de nouveau la circulation aussitôt derrière.”

En Allemagne, voilà quelques jours, les activistes de Letzte Generation se sont collés au macadam, retardant des pompiers qui devaient libérer une cycliste coincée sous un poids lourd [elle est finalement décédée le 4 novembre].

La galaxie écologiste est tenaillée par un vieux dilemme : des actions aussi radicales sont-elles indispensables face à l’inertie des gouvernements ? Ou sont-elles au contraire contreproductives, en ouvrant un boulevard à la diabolisation de l’activisme climatique ? Ultima Generazione et XR n’ont aucun doute : “L’humanité est en alerte rouge. On n’a plus le temps.”


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