jeudi 10 novembre 2022

Prêt-à-porter Les ravages de la mode jetable

Publié le : 20/10/2022 

Destruction de la planète, exploitation de la main-d’œuvre locale… notre garde-robe ne sent pas bon. Des initiatives gouvernementales tentent de limiter les dégâts mais restent trop timides.

Le défilé Louis Vuitton promettait de se dérouler dans une ambiance feutrée, les militants écologistes en ont décidé autrement. Ce 5 octobre 2021, ils ont envahi le podium en brandissant des messages tels que « Notre planète brûle et la mode regarde ailleurs » ou « Le climat est une fashion victim ». Traduisez : une victime de la mode. Une mode qui, depuis quelques décennies, est devenue un des symboles de la surconsommation mortifère pour la planète et ses habitants. Notamment à cause d’une tendance qui s’est imposée à la fin du siècle dernier, la fast fashion (mode rapide) : des vêtements vite produits, vite livrés, vite jetés. Finies, les collections printemps-été puis automne-hiver. Les marques renouvellent les modèles en permanence pour susciter un désir constant chez les clients. Par exemple, ces derniers reviendraient dans les boutiques Zara, en moyenne, 17 fois par an à l’affût de nouveaux modèles.

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Cette mode, en plus d’être « fast », est aussi « cheap », soit d’une qualité médiocre et bon marché. Vite et pas cher : l’un va avec l’autre. Car pour pousser les consommateurs à acquérir des articles à un rythme aussi soutenu, sans lien avec leurs besoins réels, les entreprises du prêt-à-porter ont adopté une politique de prix sacrifiés. D’après l’Agence européenne pour l’environnement, entre 1996 et 2012, les prix à la consommation ont augmenté de 60 %, mais ceux des vêtements, seulement de 3 %. Résultat, le pourcentage du budget qui leur est consacré ne varie pas alors que l’on en achète beaucoup plus.

Un nouveau venu sur le marché, le webmarchand chinois Shein, pousse cette logique à son paroxysme. Très prisée des adolescents, cette marque, qui figure dans le top 10 des plus vendues en France, serait capable de fabriquer une pièce en une semaine, de la conception à l’emballage. Elle propose des tee-shirts à 5 €, des robes à 9 €, sans compter les promotions permanentes. Chaque jour, plusieurs milliers (!) de nouveautés apparaissent sur son site et sont expédiées par avion en Europe et aux États-Unis. Cet arbre monstrueux ne doit pas cacher la forêt des enseignes qui ont envahi les rues commerçantes de toutes nos villes et fonctionnent, à une moindre échelle, selon le même modèle. Un modèle mondialisé où chaque étape – production de la fibre, filature, tissage, teinture, assemblage – peut prendre place dans un pays différent, de préférence là où les législations sociales et environnementales ne sont pas trop regardantes et permettent de faire fabriquer par des sous-traitants au plus bas coût. En Asie, le plus souvent : sur les 10 premiers pays d’importation de vêtements par la France, 7 y sont situés.

DE GRANDES QUANTITÉS D’EAU, D’ÉNERGIE ET DE PRODUITS CHIMIQUES

Mondialisation déraisonnable et rythme de production frénétique… la planète est bien une fashion victim ! Selon la Commission européenne, la consommation de textiles se place quatrième en matière d’impact environnemental et de changement climatique après l’alimentation, le bâtiment et la mobilité (1). Ce fardeau s’alourdit chaque année, les ventes mondiales de vêtements ayant doublé entre 2000 et 2015. L’ensemble du processus de production est en cause. Si on pense spontanément à l’impact du transport, il s’avère marginal par rapport aux autres étapes.

La production des matières premières pollue à divers égards. Pour citer les deux les plus courantes, la culture du coton requiert beaucoup d’eau et utilise des pesticides tandis que le polyester, issu du pétrole, affiche un bilan carbone élevé, sans parler du rejet de microparticules dans les océans lors du lavage en machine des vêtements. Ensuite, concernant la transformation des fibres textiles, non seulement elle est extrêmement énergivore, mais le mix énergétique des géants du secteur, tels que la Chine, le Bangladesh ou l’Inde, laisse une place prépondérante au charbon. Résultat, la filature, le tissage et l’ennoblissement (teinture, apprêt, impression, etc.) émettent énormément de gaz à effet de serre.

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Mais ce n’est pas tout ! « Plusieurs opérations nécessitent de grandes quantités d’eau et de substances chimiques, détaille Nolwenn Touboulic, ingénieure spécialiste du textile à l’Agence de la transition écologique (Ademe). Ainsi, on ajoute une colle aux fibres, afin qu’elles supportent le traitement mécanique de la filature, du tissage ou du tricotage, colle qu’il faut ensuite enlever avec d’autres substances. Pour rendre le coton hydrophile et propre à bien absorber les teintures, on le plonge dans un bain de soude à ébullition. Il arrive aussi souvent qu’on le blanchisse avant la teinture dans le but d’obtenir de plus beaux coloris. » Au total, 165 des produits employés lors de la fabrication des vêtements sont classés dangereux pour la santé ou l’environnement par l’Union européenne. Or, dans les pays producteurs, ces rejets polluants (soufre, arsenic, mercure, dérivés chlorés, formaldéhydes et autres composés toxiques) ne sont pas toujours réglementés et contaminent terres et cours d’eau, au détriment des populations locales. Vrai ou faux ? Une blague quelque peu amère circulerait en Chine selon laquelle on peut connaître la prochaine couleur à la mode en regardant celle des rivières.

« Clairement, la délocalisation permet aux multinationales occidentales d’échapper à différentes normes environnementales auxquelles elles seraient soumises si leur chaîne d’approvisionnement était implantée dans leur pays, mais également d’économiser sur le coût de la main-d’œuvre », souligne Nayla Ajaltouni, déléguée générale du Collectif éthique sur l’étiquette. « Selon les témoignages que nous recueillons, la plupart des ouvriers – en majorité des ouvrières – travaillent 12 heures par jour, 6 jours sur 7, sont payés très en deçà du minimum vital, en général de deux à cinq fois en dessous (lire l’infographie), et les droits syndicaux sont ignorés », déplore-t-elle. L’énorme pression sur les prix empêche de les rémunérer décemment et la pandémie a encore aggravé les choses. Nombre d’employés ont été suspendus ou licenciés sans indemnités ou ont vu leur salaire, déjà très faible, baisser. Et 77 % de ceux interrogés par l’association Worker Rights Consortium affirment avoir souffert de la faim depuis le printemps 2020. Les uns expliquent que leurs courses habituellement destinées à durer une semaine doivent tenir 15 jours, les autres, qu’un œuf est devenu une denrée de luxe. Par ailleurs, le recours au travail des enfants est fréquent, il a été constaté chez tous les principaux producteurs de coton, exception faite des États-Unis.

EN CHINE, L’ESCLAVAGE DES OUÏGHOURS

Si des millions d’hommes et de femmes du secteur textile subissent cette situation dans de nombreux pays de production, la Chine, elle, est le théâtre d’une véritable tragédie. Le gouvernement a en effet déporté en masse les Ouïghours, une ethnie musulmane, dans des usines de l’ensemble du territoire et les soumet à des conditions de travail qui ­s’apparentent à de l’esclavage moderne. En 2019, le groupe d’experts d’Australian Strategic Policy Institute (Aspi) a documenté ce scandale. À l’écouter, 82 marques connues commercialisaient des biens fabriqués par les Ouïghours. Sont citées, pour la mode, les incontournables Zara et H&M, mais aussi Adidas, Calvin Klein, Fila, Gap, Lacoste, Nike, Polo Ralph Lauren, Puma, Skechers, Tommy Hilfiger, Victoria’s Secret ou encore Uniqlo. Sans surprise, en réponse à ces accusations, celles-ci ont soit nié leur implication, soit assuré qu’elles avaient réformé leurs pratiques.

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Le Bangladesh compte de nombreux ateliers de sous-traitance de marques célèbres, comme H&M.

Ce qui n’a pas empêché le Collectif éthique sur l’étiquette et deux autres associations d’intenter, en avril 2021, une action en justice pour recel (2) de travail forcé et de crime contre l’humanité, entre autres. Dans leur viseur : Uniqlo, Inditex (Zara, Bershka, Pull & Bear, Massimo Dutti), SMCP (Sandro, Maje, Claudie Pierlot, Fursac) et Skechers. « Ce sont les entreprises pour lesquelles nous avions le plus d’éléments prouvant leurs liens commerciaux avec des sociétés employant des Ouïghours. Cependant, nous comptons bien sur le fait que l’enquête préliminaire permette d’élargir à d’autres sociétés », précise Nayla Ajaltouni. Cela devrait être le cas, car cette population est exploitée non seulement dans les usines de confection mais aussi dans les champs. Or, un cinquième du coton cultivé dans le monde l’est dans la province autonome du Xinjiang, dont elle est originaire.

LA TRAGÉDIE DU RANA PLAZA

En Inde également, des pratiques ressemblant fort à du travail forcé persistent au détriment d’adolescentes. N’oublions pas non plus le Bangladesh, tristement célèbre depuis le drame du Rana Plaza, un bâtiment abritant plusieurs ateliers de sous-traitance de grandes marques occidentales. En 2013, plus de 1 100 ouvriers et ouvrières ont trouvé la mort dans l’effondrement de cet immeuble. Malgré les fissures apparues la veille, ils avaient été obligés de revenir travailler sous peine d’être renvoyés. Carrefour, Auchan, Camaïeu, H&M, Mango, Benetton ou encore Primark furent mis en cause. Et protestèrent, alléguant de leur bonne foi : elles ignoraient tout.

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Difficile à croire, et pourtant. Selon Sophie Maillard, responsable des filières textiles de Max Havelaar France, 80 % des sociétés démarchées pour les convaincre d’adopter son label ne connaissent pas l’ensemble de leur chaîne de production. En général, elles ne sont capables que de citer leur fournisseur direct. « Après le Rana Plaza, elles ont dit : “Nous ne savions pas, donc nous ne sommes pas responsables.” Mais c’est précisément parce qu’elles ne savaient pas qu’on peut les considérer comme responsables, et coupables de fermer les yeux », estime Nayla Ajaltouni.

Afin de lutter contre cette attitude à la Ponce Pilate, le gouvernement français a promulgué, en 2017, une loi prévoyant que les entreprises prennent « des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » résultant aussi bien de leur activité que de celle de leurs sous-traitants. Toutefois, ce texte souffre de lacunes importantes. Ainsi, seules les structures ayant la forme juridique de sociétés anonymes sont concernées. Or, Zara ou H&M, par exemple, sont présentes chez nous en tant que SARL. Quant à Primark France, c’est parce qu’elle n’emploie pas assez de collaborateurs sur notre sol (un peu moins de 4 000, alors que le seuil est fixé à 5 000) qu’elle y échappe. Autre problème : aucune instance de contrôle n’en vérifie l’application. Bruxelles, de son côté, a publié un projet de directive sur le même sujet, mais les lobbies sont à la manœuvre pour l’affaiblir.

AFFICHAGE ENVIRONNEMENTAL

Côté environnement, le législateur impose, depuis août 2021, un affichage informant sur les impacts des produits. Des expérimentations sont en cours. L’Union des industries textiles, notamment, propose un outil avec deux notes. La première porte sur l’empreinte carbone et la seconde repose sur 12 indicateurs (pollution de l’eau et de l’air, utilisation de ressources…), toutes deux étant comparées à un vêtement moyen équivalent. Le professionnel aurait aussi la possibilité, de façon facultative, d’indiquer les pays où ont eu lieu les différentes étapes de fabrication. Condition sine qua non pour mettre en œuvre ce dispositif, chaque metteur en marché sera tenu de connaître l’ensemble de sa filière. Une fois cette donnée acquise, le calcul de l’impact restera tout de même très complexe, car de multiples facteurs devront être pris en considération. Un exemple parmi 100 : un tee-shirt en coton épais exige plus de matière première qu’un autre très fin, donc plus d’eau, plus de pesticides, etc. Mais il durera a priori plus longtemps. Aujourd’hui, le choix des critères n’est pas encore décidé, ce qui permet à chacun de faire des suggestions.

Le mouvement En mode climat, qui regroupe près de 500 entreprises du secteur, majoritairement des jeunes pousses au modèle innovant, souhaite que l’affichage pénalise les incitations à consommer des marques (renouvellement trop fréquent des collections, promotions permanentes) et inclue un indice de réparabilité. Au-delà de l’étiquetage environnemental, cette association plaide pour une loi sanctionnant réellement les impacts négatifs des groupes de fast fashion. Un moyen, à ses yeux, de rétablir une concurrence équitable. Ses membres constatent, dans une tribune publiée par Le Monde en juillet 2021, que le manque d’encadrement actuel constitue une prime au vice. « Quand nous relocalisons, nos vêtements deviennent bien plus chers que ceux fabriqués à bas coût à l’autre bout du monde. […] Quand nous ralentissons le rythme de nos collections afin de moins pousser à la consommation, d’autres marques renouvellent les leurs toujours plus rapidement, nous prenant ainsi des parts de marché. […] C’est indéniable : il y a aujour­d’hui un avantage économique à produire de manière irresponsable. »

En attendant d’éventuelles évolutions législatives, le consommateur peut contribuer à changer les choses en se tournant vers les marques les plus vertueuses. Encore faut-il qu’il accepte d’y mettre le prix… ou qu’il en ait les moyens. Or, on sait que les préoccupations éthiques s’envolent bien souvent au moment de passer en caisse. Une amélioration notable de la qualité contribuerait cependant à le convaincre. Payer deux fois plus cher une pièce qu’on gardera trois fois plus longtemps ? À la fois une bonne affaire et une bonne action.


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