samedi 26 novembre 2022

Pour se libérer des addictions, l’essor des groupes de parole anonymes


 



Par  Publié le 26 jovelbre 2022

Il y a huit ans, Alice, 37 ans, a reçu un long e-mail d’excuses d’un ex-amoureux canadien. Il se disait navré de la tournure qu’avait prise leur relation, de ses SMS, trop nombreux, envoyés après leur rupture, de sa façon folle d’être possessif et intrusif. Il finissait son message en expliquant qu’il accomplissait là sa « neuvième étape », celle des « amendes honorables ». Depuis plus d’un an, Nathan se rendait aux DASA – dépendants affectifs et sexuels anonymes – pour lutter contre son addiction à l’amour et au sexe. Comme tous les programmes estampillés « anonymes », il participait à un groupe de parole sur le sujet et travaillait ses « douze étapes ».

A l’époque, Alice n’a pas tout compris, mais elle a trouvé ça sympathique et folklorique. « Les Américains font des trucs comme ça. C’était bienveillant, ça m’allait. » Elle n’y a plus pensé jusqu’en 2020. Au lendemain du premier confinement, sa meilleure amie, Myriam, 38 ans, a arrêté de boire subitement.

Elle lui a envoyé ce mail : « Je m’appelle Myriam, je suis dépendante. Cette phrase, Alice, je la répète plusieurs fois par semaine depuis plus de trois semaines. Il y a trois semaines, je n’ai pas osé te le dire, ni à toi, ni aux filles, mais je suis tombée sur la tête. Une vraie chute, pas au sens figuré, une chute tellement littérale qu’elle en est grotesque. Bam, sur le coin d’un trottoir en rentrant chez moi à l’aube. Je me suis endormie. Je n’aurais pas dû. On ne se couche pas quand on a le crâne en sang, les yeux au beurre noir et le nez fracturé. On ne se couche pas, on va à l’hôpital. J’ai eu de la chance. Je me suis endormie et, le lendemain, la généraliste que j’ai consultée en urgence m’a fait passer trois scanners. Bilan : un petit os du nez cassé et rien d’autre que la honte et le dégoût de soi, immenses. Pardon, je ne le savais pas, mais je suis totalement tox. J’aurais pu crever d’une soirée trop arrosée. Mais un ami d’amie m’a emmenée dans une réunion des Narcotiques anonymes. Tu ne vas pas le croire, mais je ne bois plus et j’aime parler avec ces gens. »

Alice a appelé Myriam après ce message et Myriam lui a raconté. Dans ces réunions, tout le monde et n’importe qui est là. Des vieux et des jeunes, un homme de ménage et une star de la télé, des créateurs de mode et des énarques, des banquiers et des profs. Des gens qui n’auraient rien à se dire s’ils s’étaient rencontrés ailleurs, mais qui, dans ces petites salles prêtées ou louées pour trois fois rien à des églises et des associations de quartier, se racontent leur vie, sans s’interrompre, ni s’engueuler.

Tous respectent la règle d’or de ces assemblées : l’anonymat. Myriam est abstinente depuis qu’elle s’y rend. Mieux : cette fille brouillonne, éruptive et imprévisible est devenue, aux yeux de son amie, plus calme et même fiable – elle ne rate plus qu’un rendez-vous sur trois. « C’est quoi ce truc ? », s’est demandé Alice. Une secte ? Un miracle ? Aucun des deux. Il s’agit d’une méthode, lui a expliqué Myriam. Alice a songé : « Mais pourquoi ce truc n’existe pas pour tout le monde ? ».

Un guide pour se reconstruire

Cette méthode, tout droit venue des Etats-Unis et des années 1930, est aujourd’hui proposée à tout le monde. Julien Gangnet, romancier et scénariste, vient de publier Les 12 étapes. La méthode qui a transformé des millions de vies(Goutte d’Or, 176 pages, 18 euros), un récit introspectif à la première personne autant qu’un guide pratique pour permettre à chacun de découvrir ce programme.

« En pleine confusion, j’avais besoin d’un mode d’emploi. C’est exactement le rôle que se proposent de jouer les étapes » – Julien Gangnet, romancier

Né en 1969, ce Parisien qui ne porte aucune séquelle physique de son passé de junkie ne prend plus de drogue depuis le milieu des années 1990. Il avait alors 25 ans et l’héroïne le consumait doucement. « Les douze étapes m’ont sauvé la vie », écrit-il. Entraîné dans une réunion par un copain de déglingue devenu clean, il s’accroche à ce qu’on lui dit : « Reviens, ça marche. » Et il est revenu, jour après jour, pour écouter les autres avant de se mettre lui-même à raconter une enfance chaotique et des débuts dans la vie passés dans le brouillard : « L’abstinence me mettait face à un fatras de peurs, de rancœurs, de culpabilité, de déni, de questions insolubles touchant à mon avenir. En pleine confusion, j’avais besoin d’un mode d’emploi. C’est exactement le rôle que se proposent de jouer les étapes. »

Que sont ces fameuses douze étapes ? Il s’agit d’une sorte de guide psychologique, spirituel et comportemental qui vise à permettre aux personnes piégées par une addiction de se reconstruire. A l’origine, ce programme est né de la rencontre, en 1935, de deux piliers de comptoir dans la petite ville d’Akron, dans l’Ohio : le tradeur William Griffith Wilson (dit « Bill W. ») et le médecin Robert Holbrook Smith (dit « Dr Bob »). En se confiant l’un à l’autre, leur besoin de boire s’éloignait, comme miraculeusement. Les Alcooliques anonymes (AA) sont nés de ce constat assez sommaire mais génial : pour se soigner, un dépendant doit en aider un autre. En écoutant les récits des autres, on reconnaît ses pires travers et l’on découvre que ce dont on a le plus honte a été vécu par d’autres. On démonte les mensonges que l’on se raconte sur soi-même.

Aujourd’hui, on compte des millions de membres à travers le monde, se rassemblant dans des « fraternités » aussi variées que les NA (Narcotiques anonymes), les Débiteurs anonymes (dysfonctionnements liés à l’argent), les Dépendants affectifs et sexuels anonymes, les Emotifs anonymes, les Outremangeurs anonymes (troubles du comportement alimentaire), etc. Au sein même de ces groupes, il existe des réunions spécifiques (LGBTQIA+, femmes…) répondant au besoin ultracontemporain d’appartenir à une communauté et d’être protégé des jugements et des discriminations. Tous se « rétablissent » selon les mêmes principes : abstinence totale (d’un produit ou d’un comportement), système de parrainage et programme en douze étapes.

Pas un miracle

Douze étapes vers quoi ? Le bonheur ? Le nirvana ? La richesse ? Le summer body ? Cette méthode n’est pas un miracle, avertit Julien Gangnet. Ce qu’il a trouvé, ce que racontent les membres dont il a recueilli les témoignages, c’est qu’il ne s’agit pas de se transformer en meilleure version de soi-même, mais de se libérer progressivement de ses pulsions les plus autodestructrices et de ce truc, cruellement commun aux addicts de toutes sortes : se réveiller la boule au ventre et perclus de culpabilité en repensant à la veille. Ce que la première étape, celle de l’honnêteté, semble suggérer, c’est qu’au fond la situation ne pouvait qu’empirer. Il ne s’agit donc que d’arrêter cette dégringolade.

Au public non dépendant, Julien Gangnet propose donc d’appliquer ce programme à ce « quelque chose qui vous pousse à prendre des décisions irrationnelles, vous éloigne des autres, attise votre mal-être ou une estime dégradée de vous-même ». Ce peut être la colère ou le mensonge, l’oubli de soi dans le travail, le sport ou le binge watching de séries policières. Il s’agit, en gros, d’une invitation à se confronter à soi-même. Quand on reconnaît qu’on ne peut rien tout seul – la base de la première étape –, on enclenche son « rétablissement », un processus sans cesse renouvelé.

Alors que les douze étapes sont la première méthode utilisée en addictologie dans les pays anglo-saxons, en France, l’abstinence totale – même choisie par les personnes dépendantes, quelle que soit la substance – est encore perçue comme une « résurgence du discours moral sur les drogues », voire comme une approche punitive, ce qui ne la rend pas franchement désirable, explique Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et trente ans de travail sur les politiques des drogues au compteur.

Une autre raison explique le scepticisme des Français. A la fin des années 1980, les pouvoirs publics ont fait le choix de la « réduction des risques », c’est-à-dire d’une « politique pragmatique » qui propose de renoncer à l’unique solution de l’éradication des drogues et de conduire les usagers à apprendre à « domestiquer leur usage de substances ». Ces dispositifs (traitements de substitution, seringues…) « ont permis de limiter les risques sanitaires (surdoses, VIH, hépatites…) » et ont donc conduit à considérer que l’abstinence ne pouvait pas constituer l’unique réponse aux problèmes d’addiction.

Mais les choses changent, observe Marie Jauffret-Roustide, dont les travaux pionniers sur les Narcotiques anonymes ont contribué à leur déstigmatisation. Depuis quelques années, « le travail de communication et d’information fait par des membres de NA auprès des institutions –tenue de réunions dans les prisons et les hôpitaux, rencontres avec des professionnels… – a changé leur image ». Ils ont rassuré les institutions qui ont longtemps porté un regard méfiant sur le vocabulaire religieux et les rituels omniprésents dans ces assemblées. « Dieu », « notre puissance supérieure », « prière de la sérénité » sont toujours autant d’expressions qui peuvent dérouter le nouveau venu, l’embarrasser, voire le faire fuir.

« Alors qu’aux Etats-Unis, cette sémantique est présente au quotidien, on a beaucoup de mal avec cette méthode dite de réveil spirituel », relève Marie Jauffret-Roustide. Pourtant, il ne s’agit pas de religion, encore moins d’une secte – les dons, modestes, permettent de louer des salles ; les membres sont bénévoles ; il n’y a ni hiérarchie, ni gourou – mais bien de spiritualité, souligne-t-elle.

Dans son livre, Julien Gangnet tient toutefois à rassurer les novices. Avoir la foi ne signifie pas rencontrer un grand barbu perché sur son nuage. Pour lui, c’est éprouver « un sentiment d’espoir, la sensation de ne plus être seul face à [son] désarroi, davantage de confiance et d’empathie, un sentiment d’appartenance à une communauté et une connexion à quelque chose de plus grand ». Dans une période marquée par les cartons en librairie de manuels de développement personnel et la vulgarisation des mantras récités en sanskrit dans les salles de yoga, ce folklore fait sans doute moins peur.

Un engouement croissant

Car c’est net : les groupes se multiplient. La France compte 535 groupes des Alcooliques anonymes, les NA y organisent actuellement 152 réunions hebdomadaires et leurs membres soulignent la jeunesse de celles et ceux qui les rejoignent. Beaucoup sont arrivés pendant le confinement : redéployées en mode virtuel sur Zoom, les réunions ont pu paraître moins intimidantes que le fait de se présenter physiquement à une assemblée d’inconnus.

L’engouement pour ces groupes doit aussi beaucoup à Netflix et autres plates-formes. Il est désormais rare qu’une série américaine fasse l’économie du personnage qui lutte pour rester clean en se traînant de réunion en réunion. Sons of Anarchy, The Wire, Les Soprano, Euphoria, I Feel Good, This Is Us, House of Cards toutes comptent leur dépendant repenti. En France, quelques films – qui ont souvent pour cadre la Maison de Kate Barry, à Bucy-le-Long (Aisne), dite « le château », structure de prise en charge des personnes souffrant d’addictions et l’une des seules, en France, fondées sur le modèle des douze étapes – ont rendu ce programme plus ou moins familier.

« Pour certains, cela fonctionne très bien. (…) Mais pour moi, ça n’a pas marché » – Jean-Charles Dupuy, vice-président de SOS-Addictions

Les « coming out de sobriété », timides, se multiplient. Le livre de la journaliste Claire Touzard Sans alcool (Flammarion, 2021) est venu lever le voile sur le tabou de l’alcoolisme féminin. L’essayiste et militante féministe Alice Coffin, dans Le Génie lesbien (Grasset, 2020), confessait avoir trouvé de l’aide aux AA. L’agent immobilier et animateur télé Stéphane Plaza publie le décompte de ses jours clean sur Instagram. Aujourd’hui, c’est Johann Zarca, romancier récompensé par le prix de Flore pour Paname Underground (Goutte d’Or, 2017), auteur d’une œuvre littéraire largement empreinte de toxiques, qui déclare publiquement son abstinence et son appartenance à l’un de ces groupes.

Dans son dernier roman, Cher connard (Grasset, 352 pages, 22 euros), énorme succès en librairie, Virginie Despentes met en scène des personnages qui fréquentent les Narcotiques anonymes… L’un d’eux résume ainsi ce que sont ces lieux : « Je n’ai jamais vu autant de gens sincèrement désireux de changer de stratégie pour faire en sorte que ça aille mieux. Ils sont loin d’y parvenir, dans l’ensemble. Mais ce n’est pas le problème. C’est la tension qui compte, la tension vers le bien. Je ne vois pas où j’ai déjà connu ça ailleurs. » En 1960, dans Avec les Alcooliques anonymes, Joseph Kessel écrivait la même chose, dérouté par cette façon de faire, pacifique et désintéressée : « La découverte peut-être la plus étonnante et la plus poignante qu’il m’ait été donné de faire au cours d’une existence pourtant consacrée à la recherche de l’exceptionnel. »

Outre-Atlantique, la pratique des douze étapes est si courante et si ancienne qu’elle produit moins cet « effet waouh » et ce regard béat chez ceux qui la découvrent. Des programmes alternatifs, comme les 12 steps revus et corrigés par les féministes, existent, ainsi qu’une abondante littérature critique. Dans sa BD Je m’appelle David. Je suis dépendant(Revival, 416 pages, 23 euros), tout juste parue en France, David Heatley livre un formidable récit de son expérience. Pour se sortir de ses troubles, l’auteur rejoint des groupes où il se sèvre progressivement de ses compulsions (au porno, aux achats, aux joints…), mais c’est bientôt à eux qu’il devient accro et à la conviction que la solution à son mal-être se trouve uniquement auprès de ceux qui lui ressemblent.

« J’ai vraiment peur de devenir fou si je ne vais pas en réunion tous les jours », confie-t-il à l’époque où il se définit comme « dépendant au riz » chez les Outremangeurs anonymes, alors qu’il n’a pas de trouble alimentaire. Il finit par renoncer à ce chemin de croix en douze étapes après avoir passé une année aux Alcooliques anonymes alors qu’il ne buvait pas.

« Pour moi, ça n’a pas marché »

« Pour certains, cela fonctionne très bien. Je connais quelqu’un qui continue à y aller tous les jours alors qu’il s’en est sorti depuis sept ans. Il va bien, témoigne Jean-Charles Dupuy, vice-président de SOS-Addictions, association pionnière dans la lutte contre la dépendance aux substances toxiques. Mais pour moi, ça n’a pas marché. »

Ancien DJ résident au Bus Palladium, il connaît cette méthode « de l’intérieur » pour l’avoir pratiquée il y a une vingtaine d’années. Mais la « logique de l’effort » qui y est prônée et l’exotisme anglo-saxon – le parrainage, la spiritualité – le découragent. « J’ai eu l’impression de tourner en rond. Le côté grand-messe et la répétition des témoignages, sans médiateur professionnel, ne m’ont pas suffi. »

C’est en poussant la porte du cabinet du docteur William Lowenstein, dans les années 1990, qu’il s’en sort enfin : « Sa grande idée est que les addicts sont hyperémotifs, hypersensibles et hypercoupables. Il travaille cela en profondeur avec son patient, en lui donnant des outils adaptés à son cas. Une palette qui s’enrichit des progrès en neurobiologie de l’addiction, là où ce qui est proposé par les NA ou les AA est figé depuis près d’un siècle. » Devenu lui-même conseiller en santé des addictions dans différents établissements, il croit davantage à une prise en charge globale : soins médicaux et thérapie individuelle.

Ses dix années en immersion ethnographique dans ces groupes ont convaincu Marie Jauffret-Roustide de la nécessité de ne pas opposer les différents méthodes. Fréquenter des réunions n’empêche pas de suivre une psychothérapie ou d’avoir recours à des traitements médicaux pour se soigner. D’autant que le programme ne fonctionne pas à tous les moments de la vie : « Les supports sociaux, relationnels et financiers changent tout. Si vous arrivez aux NA, que vous vivez dans la rue et que cette situation n’évolue pas, ça ne fonctionnera pas aussi bien que si vous avez un logement. » De la même manière, la coercition ne fonctionne pas : « Mais lorsque la personne est prête, le rétablissement est possible. »

C’est à cela que Julien Gangnet invite dans son ouvrage : « Accepter l’idée que la vie puisse être différente représente un risque modéré auquel je vous invite à souscrire. »


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