samedi 19 novembre 2022

Les émojis, une langue des signes très politique


 





Par  Publié le 18 novembre 2022

Placée sous le signe de l’inclusivité, la dernière fournée d’émojis ajoutée à la bibliothèque des smartphones n’a pas manqué de faire polémique. Parmi la trentaine de nouveaux pictogrammes disponibles depuis février, le dessin d’un homme enceint vu de profil a déclenché les foudres des argumentateurs. L’essayiste Paul Melun évoque sur RMC une « propagande de la théorie du genre », une « forme de dystopie », tandis que la journaliste Eugénie Bastié souligne, dans un article du Figaro« une révolution insidieuse des mentalités » et morigène le wokisme. De son côté, l’encyclopédie en ligne de référence, Emojipedia, défend son nouvel émoji en expliquant que « les hommes peuvent être enceints. Cela s’applique au monde réel (les hommes trans) et aux univers fictifs (Arnold Schwarzenegger dans Junior). Quel que soit son genre, une personne peut être enceinte. Désormais, il y a des émojis pour représenter cela ».

Depuis le premier jeu restreint de pictogrammes jaunes, ces symboles à portée de doigt sont devenus aussi diversifiés qu’omniprésents, ponctuant nos messages et inondant nos réseaux sociaux en représentant tantôt des expressions faciales – pleurer de rire, tirer la langue –, des concepts – amour, paix, assentiment –, tantôt des activités – nager, faire du vélo –, des objets, des animaux… Simples et, pourrait-on penser, négligeables petits dessins ornant les textes numériques, les émojis cristallisent pourtant de nombreux débats contemporains du fait de leur popularité et de leur présence dans les sphères privées comme publiques.

Depuis le milieu des années 2000, ces caractères se diffusent de manière exponentielle dans nos conversations : 92 % de la population connectée les utilise et près de 5 milliards de ces symboles sont envoyés quotidiennement. C’est ainsi qu’en 2015 l’Oxford Dictionary décide audacieusement d’élire 😂 mot de l’année. Le visage qui pleure de rire est l’émoji le plus utilisé sur Twitter, avec plus de 3,6 milliards d’occurrences – selon le site Emojitracker, mis à jour en temps réel. Comment expliquer un tel engouement pour ces figures fantaisistes, et quel est leur poids dans le langage ?

Réintégrer de l’émotion

Avant d’être mondialement utilisés et partagés, les émojis commencent leur histoire au Japon. A Tokyo, à la toute fin des années 1990, le concepteur d’interface Shigetaka Kurita développe des icônes pour l’opérateur mobile NTT Docomo. A l’heure des premiers services de messagerie, les textes étaient limités à 250 caractères et « il était difficile de transmettre des émotions et leurs nuances », rappelle le créateur. Pour y remédier, il élabore de petits visages jaunes de 12 × 12 pixels afin de préciser la tonalité d’un message et, paradoxalement, d’aller droit au but. La nouvelle manière de communiquer induite par les téléphones portables rend bientôt nécessaires les émojis pour clarifier sa pensée. « Il s’agit là d’une véritable nécessité lorsqu’on communique à distance et de manière synchrone », assure Pierre Halté, maître de conférences en sciences du langage, qui a consacré sa thèse à l’utilisation des émoticônes dans différents corpus de tchats.

Dans ce monde de symboles, une mise au point s’impose. Si émojis et émoticônes répondent au même besoin de nuancer et de réintégrer de l’émotion dans l’écrit numérique, ces deux mimiques graphiques diffèrent toutefois. Les émojis, nés en même temps que le téléphone portable, ont constitué un solide argument de vente pour les opérateurs téléphoniques japonais, puis mondiaux, qui ont tous développé leurs propres jeux de pictogrammes, à mi-chemin entre texte (« moji »signifiant « la lettre » en japonais) et image (le « e » d’« émoji »). Leurs vieilles cousines, les émoticônes, ont fait leur apparition dans les années 1970, et sont composées d’une combinaison de signes de ponctuation destinés à représenter un visage de côté pour les émoticônes occidentales :-), de face pour les émoticônes orientales ^-^.

Face à leurs jeunes homologues aux couleurs chatoyantes, l’esthétique des émoticônes paraît un brin rétro, mais elles permettent une « grande liberté créative des utilisateurs » qui en usent de manière « complémentaire et décalée »,remarque Pierre Halté. Pas de rivalité, donc, aux pays des pictogrammes.

Langage informatique mondialisé

Les émojis s’exportent depuis leur berceau japonais vers le monde entier en intégrant la bibliothèque de Google en 2006. L’américain, qui lance alors l’application de messagerie électronique Gmail au Japon, souhaite permettre à ses nouveaux utilisateurs de disposer de ces petits caractères ludiques, si appréciés à l’échelle nationale. C’est ainsi qu’en 2010 les émojis rejoignent le standard Unicode, le système de codage qui permet les échanges internationaux – quels que soient la langue, la plate-forme et le logiciel utilisés. Désormais, les émojis appartiennent au langage informatique mondialisé. Ils intègrent le système Apple en 2011, puis Android en 2013, se faisant toujours plus populaires.

Adaptés à l’esthétique de chacun des exploitants, les émojis minimalistes se métamorphosent en caractères « cartoonesques »dit la journaliste Stéphanie Cabre, réalisatrice d’un documentaire sur le sujet, Emoji-Nation, en 2019. Si leur diffusion s’explique par leur intégration aux systèmes d’exploitation des géants du numérique, leur popularité est aussi due à leur simplicité d’utilisation. Il n’est plus nécessaire de créer et de dessiner le symbole voulu, comme avec les émoticônes : ils sont prêts à l’emploi dans nos téléphones, enrichissant et dédoublant l’alphabet classique.

Diversité du monde

La bibliothèque d’émojis s’étoffe chaque jour, illustrant un peu plus la diversité du monde. Côté mets : l’émoji fondue rejoint le standard Unicode en 2020, trois ans après le ravioli chinois 🥟, tous deux réclamés de longue date. Après les premiers dessins, tous jaunes, une diversification s’opère : l’émoji couple homosexuel apparaît en 2015 👭 ; un an plus tard, c’est la femme médecin 👩‍⚕️ qui fait son entrée dans la banque d’images. L’année 2019 marque l’arrivée de nombreux visages de genre neutre 🧑, ainsi que la goutte de sang pour symboliser les menstruations 🩸, tandis que la mise à jour prévue pour décembre intègre de nouveaux émojis d’animaux, tels l’âne et la méduse.

Parmi les 3 633 émojis répertoriés en mai, certains demeurent plus utilisés que d’autres, à commencer par l’émoji qui pleure de rire 😂 et le cœur rouge ❤️. Des spécificités se font jour à l’échelle nationale. En Espagne, les émojis représentant la fête 🥳🎉 sont les plus couramment utilisés. En France, ce sont les cœurs qui jouissent d’une grande popularité : d’abord le classique rouge, suivi de près du baiser 😘 et du visage souriant encerclé de cœurs 🥰, corroborant le cliché du French lover.

Les émojis, à l’instar du langage courant, s’adaptent aux nouvelles réalités. De la même façon que des néologismes prépandémiques sont devenus courants – « télétravail », « vaccinosceptique » –, la crise sanitaire a mis au premier plan des émojis peu utilisés comme le microbe, apparu en 2018. Avec le visage masqué, et la boîte aux lettres (pour les livraisons de colis), ils ont ainsi été les plus utilisés lors du premier confinement.

Des images représentant le réel

Loin de constituer une langue, n’ayant ni grammaire ni temporalité, les émojis peuvent néanmoins « s’apparenter à un langage, c’est-à-dire à un système de signes qui véhicule une signification et qui permet de communiquer des informations », analyse Pierre Halté. Variable et évolutif, propre à Internet, il signe une évolution notable de notre manière d’interagir, non sans échapper à certains paradoxes. Prenant naissance au cœur de ce que le sémiologue interprète comme une « révolution dans l’histoire de l’humanité » – soit notre toute moderne communication synchrone à l’écrit –, les émojis renouent pourtant avec d’antiques réflexes d’écriture.

Comme un retour aux origines du langage, ils permettent en effet de s’exprimer par des images représentant le réel. C’est ainsi que, dans le reportage de Stéphanie Cabre, le professeur d’informatique à l’université Stanford Keith Winstein rappelle que « les humains s’expriment depuis des siècles à travers des textes ornés de petits dessins » en s’appuyant sur le Livre de Kells, manuscrit enluminé des Evangiles écrit autour de l’an 800 par des moines celtes, et constellé de dessins, notamment d’animaux.

La comparaison avec les hiéroglyphes ou les caractères chinois affleure régulièrement. Lorsque en 2012 l’artiste Xu Bing publie Une histoire sans mots, composé uniquement d’émojis et de pictogrammes de sa création, il déclare, émerveillé : « On vit un nouvel âge hiéroglyphique. »L’analogie s’explique par la présence de deux éléments communs. D’une part, les idéogrammes, c’est-à-dire des symboles graphiques représentant non un phonème ou une syllabe, mais une unité de sens, mot ou concept. D’autre part, les pictogrammes, c’est-à-dire des représentations figuratives plus ou moins réalistes reproduisant par leur tracé un objet ou une action – comme c’est le cas avec le ballon. Ces systèmes de signes graphiques ne peuvent cependant pas se résumer au fonctionnement des émojis.

L’écriture hiéroglyphique abonde en effet en signes phonétiques, les phonogrammes, transcrivant des sons, et en sémagrammes, qui précisent la catégorie sémantique d’un mot. Quant aux caractères chinois, la plupart d’entre eux sont composés d’idéophonogrammes (combinaison d’idéogrammes et de phonogrammes). La complexité de ces transcriptions est donc sans commune mesure avec nos simples émojis.

Pas de drapeau corse

En tant que langage figuratif, les émojis recouvrent toutefois, de façon saisissante, les problématiques linguistiques contemporaines, à commencer par la représentativité et l’inclusivité. De même que, dans la langue française, les noms de métiers sont féminisés et que l’écriture inclusive se développe, on voit apparaître un émoji de femme juge en 2016 et un drapeau trans en 2020. Chaque communauté, quelle qu’elle soit, peut réclamer sa représentation sur la plate-forme Emoji Request. Quiconque peut y déposer une demande, afin que l’image de ses rêves intègre la collection mondiale. Des campagnes ont ainsi vu le jour, telle celle menée par l’Assemblée de Corse, qui a dépensé près de 53 000 euros afin de voir figurer le drapeau corse – en vain à ce jour.

Les fonctions des émojis ne se limitent pas au simple désir de se voir représenté. Si la fonction informative demeure très limitée – il est rare d’utiliser un émoji seul pour transmettre une information –, celle de complément de ponctuation est largement utilisée. La linguiste Julie Neveux relève que « les émojis sont des marqueurs de posture, qui permettent d’élucider l’intention et le sentiment du locuteur. Lorsqu’ils accompagnent un message, ils jouent le rôle de nouveau ponctuant en réduisant l’écart entre l’écrit et l’oral, et en remplaçant souvent nos points ».

La chercheuse dresse même une correspondance entre ces symboles modernes et la tentative infructueuse du scientifique John Wilkins d’introduire, à la fin du XVIIe siècle, un « point d’ironie » dans la ponctuation, point d’exclamation renversé « ¡ », afin d’élucider « cette posture trop subtile pour être facilement comprise ».

Toucher les lecteurs

Nouveaux marqueurs d’ironie et de l’expressivité en général, les émojis servent surtout « à compenser le manque de corps et d’expressivité dans nos nouvelles conversations numériques », précise la linguiste. Il s’agit en fait de réincorporer de l’humain au cœur de la machine : « Ce qui est passionnant, c’est que le langage non verbal est rendu nécessaire, pour la première fois dans l’histoire de nos communications, par l’explosion des conversations numériques. Le format écrit court requiert l’élucidation, et la pratique quotidienne de l’échange virtuel avec des êtres proches requiert la familiarité, l’expressivité et finalement l’interaction maximale », développe Julie Neveux.

De la même façon, Pierre Halté assimile émojis et émoticônes aux « rôles que tiennent les gestes coverbaux et les mimiques faciales à l’oral ». Les émojis transcrivent ainsi les mouvements qui accompagnent habituellement nos discours oraux en objet scriptural. Nos messages deviennent des textes hybrides qui se parent des traits linguistiques, afin de toucher au plus près nos lecteurs et de retenir leur attention.

Les grandes entreprises l’ont bien compris, qui utilisent les émojis dans leur communication sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, « l’expression émotionnelle en ligne devient un levier pour développer et pérenniser un modèle économique basé sur la publicité et l’attention », expliquent les chercheurs Camille Alloing et Julien Pierre dans « L’usage des emoji sur Twitter : une grammaire affective entre publics et organisations ? », article consacré à leur usage par les community managers au sein de ce qu’ils nomment « un Web affectif ».  « Diminuer l’intensité d’une mauvaise interaction avec un employé, calmer les inquiétudes pour un train qui arrive en retard » : autant de situations dans lesquelles ces signes fleurissent afin de donner l’apparence d’une conversation de proximité aux échanges entre la marque et ses clients et, in fine, d’atténuer le mécontentement de ces derniers.

Des signes de ralliement

Au-delà de leur utilisation plus ou moins habile par les services clientèle en ligne et du supplément d’expressivité qu’ils ajoutent aux écrits numériques, ces symboles possèdent un caractère ludique et esthétique. Très vite identifiables, ils peuvent ainsi devenir des signes de ralliement, notamment politiques. Sur les réseaux sociaux, les groupes d’extrême gauche s’identifient aisément par leur emploi fréquent des émojis explosion ou biceps, tandis que l’extrême opposé de l’échiquier politique se reconnaît à ses fleurs de lys. Les suprémacistes blancs américains, pour représenter leurs idées ségrégationnistes, usent quant à eux de l’émoji verre de lait dont la couleur symbolise leur préférence raciale.

A l’inverse de ces étendards visant une reconnaissance immédiate, les émojis font aussi l’objet de détournements multiples, reproduisant les mécanismes argotiques que connaît toute langue. La linguiste Laélia Véron évoque ainsi, dans une chronique sur France Inter, les « argots émojis » qui existent lorsque « certains signes sont détournés et prennent un sens critique ». La tête ronde au « sourire en coin », signifiant théoriquement une attitude suffisante, voire arrogante, est par exemple utilisée essentiellement pour manifester une ambiguïté de posture et un jeu de séduction plus ou moins implicite entre les locuteurs.

Tout comme certains tics de langage propres à une époque, certains émojis peuvent s’essouffler et être supplantés. La chercheuse en sciences du langage Chloé Léonardon, qui consacre sa thèse aux émoticônes, prend, dans un entretien à France Culture, le 30 juillet 2021, l’exemple du plus célèbre émoji 😂 : « Les plus jeunes ont cessé de l’utiliser, alors que les moins jeunes ont finalement compris qu’il ne s’agissait pas d’un émoji qui pleure, mais d’un émoji qui pleure de rire. Ils l’ajoutent énormément alors qu’à l’inverse, pour se créer une identité linguistique, les jeunes ne l’utilisent plus. » La linguiste canadienne Gretchen McCulloch précise : « Si vous indiquez le rire numérique de la même manière pendant des années, cela commence à paraître peu sincère. L’hyperbole s’épuise à force d’être utilisée. » L’émoji qui pleure de rire est ainsi progressivement détrôné par l’émoji qui pleure à chaudes larmes 😭, puis par l’émoji tête de mort ☠️, filant la métaphore (être mort de rire) afin d’exprimer l’hilarité d’une manière nouvelle.

« La victoire de Disney sur Proust »

Certains émojis se voient détournés de leur sens premier de manière bien plus généralisée, comme un cryptage qui n’en serait plus un et qui s’exhiberait comme tel. Ainsi, les émojis pêche et aubergine sont massivement employés dans un sens sexuel et anatomique, à un point tel que l’émoji aubergine a été banni d’Instagram, et que l’émoji pêche n’est utilisé dans son acception fruitière que dans 7 % des occurrences selon Emojipedia – contre 60 % d’occurrences à connotation sexuelle.

Mais si les émojis autorisent création et recréation, ils peuvent aussi donner lieu à de vives controverses. Ils sont régulièrement accusés d’appauvrir la langue et seraient les témoins d’un abêtissement généralisé. En 2020, Frédéric Beigbeder publie ainsi un roman dont le titre se résume à 🤣. « L’idée de remplacer les mots de la langue par des images simplifiées est une des plus perverses manières de réduire l’intelligence humaine. (…) C’est la victoire de Disney sur Proust », fustige l’écrivain. « C’est vrai que, si l’on n’a pas connu autre chose, cela pourrait représenter une menace de n’avoir que ces petits symboles qui aplatissent les sentiments. Ils sont une représentation tellement lisse alors que le sentiment est d’une complexité inouïe », nuance Julie Neveux dans un entretien sur Arte sur les mots d’amour.

D’un point de vue politique, le sujet s’avère plus épineux encore. Les émojis sont aujourd’hui placés sous l’étroit contrôle du Consortium Unicode, association dont les sièges sont majoritairement occupés par les géants du Web (Google, Apple, Facebook, Microsoft ou encore Netflix). « Ce consortium a donc le contrôle de la représentation de nos émotions dans nos discours », constate Pierre Halté. Il standardise une partie de notre langage commun, oscillant entre censure légère et manipulation discrète. « Unicode est plus puissant que l’Académie française, car, lorsque l’Académie refuse d’inclure un mot, on peut quand même l’employer, résume Keith Winstein. C’est un pouvoir qu’on ne devrait confier à personne. »

Prolongement de la langue

Qu’on les utilise ou non, les émojis témoignent en tout cas de la nécessité de réincorporer un supplément d’humanité dans les messages sillonnant le monde numérique – dans lequel les locuteurs auraient, sinon, tendance à disparaître derrière les écrans. Foisonnants, comme l’est la langue, les émojis se déclinent désormais en des variétés aussi multiples que les plates-formes qui les abritent (memojis, bitmojis, emotes, etc.). « Leurs usages vont continuer à se modifier, à s’hybrider avec les gifs et tout ce qui forme cette culture graphique du Web », condense Pierre Halté.

Loin d’annoncer un quelconque remplacement à venir de la langue, les émojis proposent un prolongement de celle-ci, ouvrant vers d’autres possibles. Une organisation non lucrative suédoise, Bris, a ainsi mis au point des émojis spécifiques afin de permettre aux jeunes enfants d’exprimer la maltraitance qu’ils subissent chez eux, sans avoir, dans un premier temps du moins, à la verbaliser.

Quant à ceux qui exècrent les émojis, ils se rassureront avec les paroles de Julie Neveux : « Il n’y aura jamais de révolution linguistique. En termes de langage, on ne peut rien imposer, car les gens continuent de parler comme ils le peuvent et comme ils le souhaitent. » Les émojis participent à ce champ des possibles dont dispose la langue. Numérique et hybride, orale ou écrite, celle-ci demeure heureusement aussi libre que les usages que nous en faisons.

Comment les Gafam contrôlent les émojis

Né en 1991, le Consortium Unicode regroupe alors des spécialistes de l’informatique qui élaborent le standard Unicode, norme internationale de codage. Ce même consortium détermine aujourd’hui quels émojis rejoindront le standard et ceux qui en seront écartés. Si quiconque peut y siéger et y voter moyennant la somme de 21 000 dollars (20 230 euros) par an, l’assemblée est toutefois majoritairement constituée des grandes entreprises du Web ainsi que de gouvernements tel celui de l’Inde, qui décident de ce qui se trouve dans nos téléphones.

Une inquiétante réalité. « Le danger de déléguer un tel pouvoir à un consortium privé et aux entreprises technologiques est que leurs exigences pour la société de demain ne reflètent pas forcément les valeurs que la société s’est choisies. Nous en venons à un concept étrange, où ce qui est bon pour la Silicon Valley est bon pour la société », résume l’écrivain américain Evgeny Morozov dans Emoji-Nation, le documentaire de Stéphanie Cabre réalisé en 2019.

Un monde uniformisé

C’est ainsi qu’à la suite des fusillades de San Bernardino et d’Orlando, en 2015 et 2016, l’émoji pistolet, alors vaguement réaliste, a été progressivement remplacé par un modèle à eau, sur l’impulsion d’Apple et de Google, qui souhaitaient par ce biais afficher leur condamnation des armes à feu. Réprouver également l’usage des armes n’empêche pas de s’interroger sur un tel pouvoir. Ainsi lissés, les émojis deviennent les étendards de certains Gafam, qui en usent dès lors comme faire-valoir

Face à cette instrumentalisation qui s’immisce dans notre poche, des initiatives ont émergé pour que les émojis ne se transforment pas en symboles d’un monde uniformisé où tout concept, négatif ou simplement minoritaire, est évacué. Le graphiste O’Plérou a ainsi créé en 2018 des émojis africains, les zouzoukwa, afin de représenter en images les réalités de la Côte d’Ivoire : une manière de diversifier les émojis et, par-là, notre langage numérique


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