jeudi 24 novembre 2022

Essai Pascal Picq, des machos pas assez bonobos

par Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste  publié le 24 novembre 2022

Dans «Comment la modernité ostracisa les femmes», le paléoanthropologue remonte le fil des relations inégales entre sexes depuis la préhistoire et établit des parallèles avec les sociétés de singes.

On a beau avoir lu d’autres ouvrages de Pascal Picq, notamment le dernier, Et l’évolution créa la femme (2020), on reste pantois devant le tableau final du «sujet femmes» tissé autour d’un «fond anthropologique misogyne qui dépasse la raison». «Faut-il y voir une tare de l’humanité ?», ajoute l’auteur. Il semble que oui, après la lecture de ces deux ouvrages. La démonstration, étayée de mille exemples, semble couler de source comme si notre paléoanthropologue, particulièrement inspiré, tenait là le sujet de sa carrière, de sa vie. C’est peu de dire qu’il est féministe… Non par idéologie mais presque «accablé» par l’accumulation de preuves allant de la préhistoire au XXIe siècle. Jusqu’aux remerciements qui ne sont pas de convenance adressés à sa maison d’édition créée et dirigée par une femme… En outre, la pensée de Simone de Beauvoir l’a accompagné tout au long de ces deux livres, jusqu’aux régressions que l’on retrouve à chaque crise de société contre lesquelles Beauvoir nous avait mis en garde.

Commençons par l’homme préhistorique, qui n’existerait pas s’il n’y avait pas la femme préhistorique, la seule sur laquelle on ait des infos sérieuses (cf. la célèbre Lucy, cinquante pages dans le premier livre de Pascal Picq), mais aussi Mary en Afrique de l’Est, et bien d’autres. Tant les fossiles que les sépultures (une femme de 37 ans, la Dame de Cavillon, a été inhumée avec des objets funéraires il y a 24 000 ans) témoignent davantage de la trace de femmes que d’hommes. Quant aux peintures rupestres du paléolithique que l’on admire dans les grottes de Lascaux, Chauvet et Cosquer, on tend à penser qu’elles seraient aussi et surtout (?) l’œuvre de femmes.

Au XVIIe siècle, particulièrement misogyne, le tableau n’est guère réjouissant : en pleine époque coloniale, les «négresses» sont censées être proches des grands singes. Mais le pire est à venir au cours du «terrible XIXe siècle» dont nous ne sommes pas vraiment sortis : l’idéologie de la domination masculine s’insinue dans les sciences comme si «la question des femmes était une tache aveugle occultée par un préjugé si ancré et si partagé qu’il en devient invisible» (page 175), phrase emblématique de l’ensemble du livre. Tant le XIXe que le XXe siècle restent très marqués, du Code Napoléon en passant par Freud, par l’image du père méditerranéen. Au passage sont justement épinglés certains psychanalystes archaïques, pourfendeurs des PMA, en particulier au motif qu’elles mettraient en péril l’image du père et de la loi ! La psychanalyse est épargnée par Pascal Picq pour peu qu’elle sorte des querelles d’école et qu’elle s’ouvre aux disciplines neuroscientifiques (l’auteur semble cependant ignorer que ce mouvement est amorcé chez les psys depuis plusieurs décennies).

Vieux démons

On lira quelques pages brillantes sur l’évolutionnisme dont le propos n’est pas de nier la spécificité humaine mais de déterminer ce qui la caractérise à partir de nos origines communes avec les grands singes. Le paléoanthropologue est, là, dans son terrain de référence, la préhistoire, où il salue au passage les travaux d’André Leroi-Gourhan. Le lecteur découvrira de beaux passages sur Engels qui a publié, en 1884, un livre majeur : l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Les femmes ont obtenu le droit de vote en URSS dès 1917, au bout de dix ans de militantisme s’appuyant sur le mouvement socialiste. Hélas, dit Picq, les vieux démons anthropologiques et misogynes sont parvenus à détourner et même à renforcer les idéologies de la domination masculine. En URSS puis en Russie, la condition des femmes n’a cessé de se dégrader. Concluant, désabusé, le «terrible XIXe siècle», Pascal Picq écrit : «Si les hommes se pensent sortis de la préhistoire, leurs représentations des femmes ne le sont pas.»

On reprenait espoir avec l’arrivée du XXe, siècle de la libération des femmes avec le droit de vote en France «octroyé» en 1944 (nous sommes les bons derniers sur ce plan), la contraception, la dépénalisation de l’IVG, etc. Déception car, selon Picq, «ce siècle a libéré les corps, pas les esprits». Les deux vagues du féminisme sont finement analysées avec un retour sur les révolutions conservatrices des années 80, dont les mésaventures de la laïcité en Turquie et bien entendu de l’Iran sont de sinistres héritières. On commence à peine à admettre que de nombreuses autres expériences sociales plus égalitaires ont existé, dit l’anthropologue. Un formidable retour à nos ancêtres, bonobos et chimpanzés, éclaire utilement la lanterne du lecteur. Ces deux sociétés ont en effet des organisations qui vont des plus égalitaires aux plus coercitives. Sur le versant «modèle bonobo», on trouve des sociétés matrilinéaires et matrilocales ; sur le versant «modèle chimpanzé», on trouve des sociétés où règnent la violence et les meurtres des femelles. Les sociétés humaines se partagent entre ces deux modèles, la majorité d’entre elles, patrilocales et patriarcales, se situent du mauvais côté du point de vue des intérêts des femmes. Notre côté chimpanzé domine malheureusement !

L’«habitus» a la peau dure

Intéressante est la descente en flammes faite du modèle machiste où l’homme est inventeur de tout tandis que la femme ne s’occupe que de la reproduction. Modèle totalement invalidé, selon l’auteur, par les données de la préhistoire et de l’anthropologie et, pour les périodes plus récentes, par l’histoire et la sociologie. La troisième vague du féminisme marque la fin du XXe et le début du XXIe siècle avec de formidables avancées concernant la condition des femmes. Mais pour parler comme Bourdieu, l’habitus a la peau dure. Le XXIe siècle verra-t-il la fin «du fléau propre à l’humanité» qu’est l’ostracisme imposé aux femmes ? Il faudrait une centaine d’années pour atteindre l’égalité complète, pronostique le World Economic Forum en 2022…

En conclusion, Pascal Picq fait un clin d’œil à Françoise Héritier qui a montré que les hommes n’en continuent pas moins à recourir aux femmes pour procréer, elles qui ont le superpouvoir de donner naissance à des filles comme à des garçons. En résumé, nous sommes une société de chimpanzés avec, toutefois, des îlots bonobos de plus en plus marqués (à la manière des femelles bonobos, nos femmes peuvent notamment jouir de leur corps indépendamment de la reproduction, avant même d’être nubile et au-delà de la ménopause). Un optimisme raisonné forge la philosophie de l’auteur à partir d’une révolution anthropologique déjà engagée. Il convient sans nul doute de tendre de plus en plus vers une «bonobisation» de la société…

Pascal Picq, Comment la modernité ostracisa les femmes, histoire d’un combat anthropologique sans fin, Odile Jacob, 352 p.


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