jeudi 3 novembre 2022

Boîte à questions Comment parler de la crise écologique aux enfants sans les rendre anxieux ?

par Thibaut Sardier   publié le 2 novembre 2022

Selon une enquête, 60% des 16-25 ans sont gagnés par l’éco-anxiété. Comment évoquer l’effet de serre ou la sixième extinction de masse du vivant ainsi que les émotions qu’ils entraînent avec les enfants ? Réponses avec Pablo Servigne, Naomi Klein, Vipulan Puvaneswaran et d’autres.

«Dis, comment on fait les bébés ?» Avec la multiplication des canicules, sécheresses et autres conséquences des crises climatiques, cette question – sans doute la plus redoutée des parents – pourrait bientôt être détrônée par une autre : «Pourquoi avoir fait des bébés, alors qu’on va tous mourir ?» Et là, inutile de chercher une histoire de cigogne : vous serez vite dans les choux. D’abord, parce que les jeunes en savent de plus en plus sur la question, surpassant parfois les adultes : les ados de la «génération Greta Thunberg» lisent les rapports du Giec et se partagent les infos sur le changement climatique. Certaines études montrent que des enfants s’intéressent au sujet, en des termes évidemment plus simples, dès l’âge de 3 à 5 ans. Mais surtout, la question est extrêmement sensible, les jeunes étant de plus en plus habités de craintes existentielles liées à la dégradation des conditions de vie sur Terre. Cette éco-anxiété se mesure : une enquête publiée par The Lancet fin 2021 et menée auprès de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans dans dix pays du monde (France, Etats-Unis, Brésil, Nigeria, Philippines…) établit que 60 % d’entre eux (et 58 % en France) sont «très» ou «extrêmement inquiets» du changement climatique. Pour les parents, il s’agit d’être à la hauteur : expliquer sans dramatiser, donner des conseils sans passer pour un boomer pollueur. Plus facile à dire qu’à faire, admettent quelques essayistes et spécialistes de la question, qui tentent malgré tout de donner des conseils.

Faut-il leur dire la vérité, même si elle est dure à entendre ?

On ne va pas conseiller de mentir, mais plutôt de doser la quantité d’informations données aux enfants : car si on ne sait pas s’arrêter, expliquer la déforestation peut conduire à évoquer la perturbation du cycle de l’eau, la perte de capacité de stockage de carbone dans les sols, ou encore la destruction de milieux de vie pour la faune. Le péril écologique devient alors insurmontable, et particulièrement angoissant. Dans l’Effondrement (et après) expliqué à nos enfants… et à nos parents, l’essayiste Pablo Servigne approfondit cette idée de connexion entre toutes les facettes de la crise écologique, au fondement de la collapsologie dont il est un représentant. «La compréhension de cette systémique, c’est un peu comme le monstre à la fin du jeu vidéo : il faut avoir passé les niveaux qui précèdent pour l’affronter.» Et comme les joueurs qui avancent à leur rythme, il suggère de répondre aux questions au fur et à mesure qu’un enfant les pose. Le livre, qu’il cosigne avec Gauthier Chapelle, s’ouvre ainsi par une longue discussion avec une adolescente de 13 ans qui interroge son père tous azimuts. Cet âge est une période de la vie souvent marquée par une prise de conscience des enjeux écologiques, et donc par une multiplication d’interrogations sur l’effet de serre ou la sixième extinction de masse du vivant.

Si des questions se posent avant l’adolescence, il faut aussi y répondre : «Il est important pour les adultes d’exposer des faits, pour éviter les idées fausses et les angoisses», souligne Victoria Carr, chercheuse à l’université de Cincinnati spécialisée dans l’éducation des enfants de la naissance à 5 ans. Elle raconte que dans le Minnesota, des enfants inquiets de voir un ciel nuageux et rougeoyant ont été paradoxalement rassurés d’obtenir de leur enseignant une explication rationnelle et logique, quoique peu réjouissante : il s’agissait d’un important feu de forêt à plusieurs centaines de kilomètres de leur école. A vous de trouver les mots quand une telle situation se présentera : «Faites des réponses simples et factuelles, et soyez le plus concret possible avec les enfants de moins de 5 ans, conseille Victoria Carr. Faites en sorte que vos enfants apprennent à partir de leur environnement proche avant d’élargir la focale.» Et si vous avez du mal à vous lancer, des livres documentaires pourront vous y aider : les librairies pour enfant en regorgent.

Cette question met un autre problème sur le tapis, souvent négligé (notamment à l’école) : la façon de gérer les émotions. Expliquer le réchauffement climatique, c’est bien, mais discuter avec les enfants de ce qu’ils ressentent, c’est encore mieux. «Il ne faut pas chercher à dépathologiser l’éco-anxiété : c’est une réponse saine. Pour moi, la pathologie, c’est plutôt ceux qui ne ressentent pas», estime Pablo Servigne. «Il est important d’aider les enfants à identifier les raisons pour lesquelles ils éprouvent des émotions puissantes, à les nommer. Nous devons écouter et valider ces sentiments, et surtout, trouver avec eux des moyens d’y faire face», ajoute Victoria Carr. Selon elle, cela va des exercices de respiration pour dissiper les crises d’angoisse à des pratiques de long terme qu’elle définit comme une «pédagogie de l’espoir» : discuter des sentiments négatifs comme la peur, identifier les raisons pour lesquelles on les éprouve, doit déboucher sur des actions à entreprendre pour sortir de l’impuissance écologique. En Suède, une classe de maternelle (enfants de 3 à 5 ans) a travaillé en 2020-2021 sur des objectifs de développement durable, au fil d’ateliers créés en fonction de leurs réactions et de leurs discussions autour du réchauffement climatique. En observant les gaz d’échappement des avions dans le ciel, les élèves ont manifesté leur inquiétude, ainsi que leur souhait de pouvoir voyager à nouveau après la pandémie de Covid-19 : «A l’issue d’un travail actif sur ce qu’il était possible de faire, les discussions et les connaissances acquises ont mené, parmi d’autres choses, à la plantation d’arbres», ont constaté Eva Arlemalm-Hagsér et Ingrid Pramling Samuelsson, les deux chercheuses en éducation qui ont suivi ce projet.

Comment ne pas passer pour un vieux con ?

Premier impératif, si ce n’est pas encore fait : se mettre vraiment dans le bain de l’écologie. Eteindre la lumière et trier les poubelles ne va plus suffire, il va falloir tenter un nouveau rapport au monde tout entier. L’étudiant et militant écologiste Vipulan Puvaneswaran, qui après avoir animé des grèves pour le climat lorsqu’il était lycéen a participé au documentaire Animal de Cyril Dion, appelle sa génération à «sortir de la confusion entre environnementalisme et écologisme», et à abandonner le premier au profit du second. D’un côté, une conception qui réduit la nature à un ensemble de ressources exploitables partout et tout le temps, à l’exception de quelques périmètres protégés mais souvent menacés. De l’autre, un courant qui explore nos liens avec l’ensemble du monde vivant et reconnaît l’interdépendance qui existe entre les humains et les mondes végétal et animal.

Une fois ce cadre de pensée adopté, il faudra le transmettre en évitant de jouer les puits de science. La première option, celle du fainéant, est la lecture d’histoires susceptibles de développer un imaginaire empreint d’écologisme. Pour Victoria Carr, cela peut passer par la lecture d’histoires de peuples autochtones ou indigènes, comme ceux des Premières Nations d’Amérique du Nord qui connaissent un succès croissant outre-Atlantique. Mais il va surtout falloir fermer les livres et chausser les bottes et passer aux travaux pratiques. «On ne protège que ce qu’on connaît et ce qu’on comprend», assure Emmanuelle Grundmann, biologiste, et reporter animalière. Dans son livre S’éveiller à la nature avec un enfant. Je passe à l’acte (Actes Sud), elle invite les parents à aller sur le terrain – dans le jardin, un parc ou une forêt – pour observer la faune et la flore : prendre le temps de nommer oiseaux ou insectes, réaliser un herbier, grimper dans les arbres pour en observer l’écorce et les branches… c’est cette démarche expérimentale, sur le terrain, qui apportera des connaissances et suscitera des questions. De nombreux sociologues confirment que ces «expériences de nature» sont déterminantes, et reposent notamment sur la capacité des adultes à s’y impliquer avec les enfants. Spécialiste américaine d’éco-psychologie, la chercheuse Louise Chawla l’a constaté en demandant à des personnes impliquées dans des actions environnementales de lui raconter leurs expériences fondatrices : «Elles citent souvent des exemples […] de souci pour la nature qui les ont marquées pendant leur enfance. Dans bien des cas, il s’agit de membres de leur famille», écrit-elle dans une contribution au livre le Souci de la nature (CNRS éditions, 2017). «Les adultes doivent rendre la nature accessible, en construisant des parcs, en choisissant un logement proche d’une zone naturelle, en ménageant un peu de nature sauvage dans leur jardin ou dans les cours de récréation», ajoute-t-elle. Plus facile à dire qu’à faire…

Faut-il les laisser faire grève plutôt que d’aller à l’école ?

Vous pouvez toujours parler à vos enfants des grévistes climat qui – comme Vipulan Puvaneswaran – ont un peu déchanté, trouvant que ces mobilisations du vendredi n’ont pas eu l’effet escompté. Mais vous ne les empêcherez pas d’agir, et ce n’est pas plus mal. Dans l’enquête de The Lancet menée auprès de 10 000 jeunes de dix pays du monde, il ressort que «leur détresse est plus grande lorsque les jeunes estiment que la réponse de leur gouvernement n’est pas adaptée», ce qui pourrait causer une aggravation de leur détresse psychologique ou de leurs blessures moralesL’investissement politique, militant, serait une réponse aux craintes, en plus d’être un moteur de notre adaptation collective à ces nouveaux enjeux. Vipulan, qui dit marquer une distance avec les discours effondristes qui peuvent «conduire à rester les bras croisés»,considère que l’éco-anxiété conduit à revoir les modes d’action. Plutôt que faire grève, mieux vaut entreprendre des actions concrètes, «même à l’échelle locale, dans des jardins ouvriers, pour la défense de forêts en libre évolution.»

Pour les adultes, l’objectif peut ainsi être d’ouvrir l’éventail des possibles, sans imposer de choix. «Quand, à 20 ans, je me suis engagé avec la Confédération paysanne et le mouvement anarchiste, j’ai exploré et trouvé ce qui me correspondait. J’aurais refusé que mon père me dise quoi faire !» se souvient Pablo Servigne. En écrivant dans son livre le dialogue imaginaire entre un père et son fils vingtenaire et zadiste, il dépeint un adulte rangé des mobilisations, à la fois admiratif et compatissant à l’égard d’un jeune homme qui s’interroge sur son impuissance à changer le monde, mais refuse de se voir dicter une marche à suivre. La journaliste américaine Naomi Klein suit la même direction dans Vaincre l’injustice climatique et sociale, un gros essai adressé aux ados. Après avoir expliqué les mécanismes du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, elle dresse une liste d’actions assez exhaustive, qui va des pratiques artistiques aux «mille et une manières de protester» en passant par le vote ou les actions en justice contre des pollueurs, en laissant à chacun le choix de s’y orienter.

C’est peut-être, en écologie comme en d’autres matières, le plus dur pour un adulte face à son enfant qui grandit : assurer son autonomie et sa liberté. Et là encore, inutile d’attendre qu’il (ou elle) soit majeur(e) et vacciné(e) pour lui laisser une marge de manœuvre. Les spécialistes de la petite enfance comme Louise Chawla l’affirment : «Par leurs jeux dans la nature, les enfants apprennent la valeur inhérente des éléments naturels, mais aussi leurs propres capacités d’action dans le monde.» Un apprentissage qui n’est efficace que s’il peut être solitaire. «[Les adultes] doivent aussi encourager les enfants en leur permettant de jouer dehors, de prendre des risques et de se salir», poursuit Louise Chawla. Elle invite à classer les activités entre celles qui doivent être «encouragées» ou placées «sous contrainte», parce que l’intervention d’un adulte est nécessaire, et celles qui peuvent tout simplement être «libres». Bref, c’est encore aux parents d’apprendre… Pour se convaincre que ça vaut le coup, il suffit d’écouter Naomi Klein parlant à la jeunesse : «Vos voix nous donnent de l’énergie. Vos envies nous guident. A nous, maintenant, d’alimenter ce feu et de l’aider à grandir. Plus il fera d’étincelles, plus il éclairera la route.»


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