dimanche 23 octobre 2022

Pourquoi vieillir est-il si mal vu ? La psychanalyste Claude Halmos vous répond

Publié le 22 octobre 2022

Claude Halmos  Psychanalyste

 Le divan du monde ». Dans cette nouvelle chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes. Et propose des pistes pour mieux vivre.

S’il est une chose que la psychanalyse apprend, aux psychanalystes comme à leurs patients, c’est le poids de l’image que l’on a de soi. Cette image qui, même très éloignée de ce que l’on est vraiment, peut hypothéquer une vie entière. Et quoi qu’il en soit, elle en hypothèque toujours certaines étapes, où des modifications corporelles importantes l’amènent à vaciller : être adolescent n’est jamais simple, vieillir ne l’est pas non plus. Pour des raisons plus complexes qu’il n’y paraît, et que l’une de nos lectrices exprime très bien : « J’ai 60 ans, des cheveux blancs, et je me sens vieillir physiquement, mais aussi dans le regard que d’autres me renvoient dans la société. »

D’où vient l’image que l’on a de soi ?

Elle est toujours le produit d’une construction ; et l’être humain ne la fait jamais seul, mais toujours avec les autres, en intégrant, dès les premières heures de sa vie, et sans en être conscient, toutes les images qu’ils lui renvoient de lui.

Ces autres, ce sont d’abord ses proches, et en premier lieu ses parents : ce qu’il est pour eux constitue la matrice de son image. Et par là même l’un des premiers malentendus de son existence, car la façon dont des parents considèrent leur enfant tient moins à la réalité de sa personne qu’à la possibilité que leur histoire leur a donné – ou non – de l’aimer (et donc de le regarder « avec les yeux de l’amour ») et de reconnaître sa valeur. Comment des parents pourraient-ils penser qu’ils ont un enfant « bien » s’ils se pensent eux-mêmes « pas bien » ?

Mais ce regard, qui a pour lui valeur de premier miroir, est aussi pour l’enfant celui de la société : il le rencontre à l’école, qui va (comme ses parents) lui accorder – ou non – une valeur ; comme il le rencontrera plus tard, devenu adulte, dans le monde du travail.

Ces deux regards, en s’articulant, façonnent peu à peu une image de lui, qu’il intériorise comme sienne. Elle pourra évoluer ensuite, en fonction des aléas de son existence, mais aussi de la vision que la société, si elle le classe arbitrairement dans une catégorie, lui renverra de lui. Sa singularité reléguée au second plan, il pourra ainsi se voir défini par son genre, la couleur de sa peau, ses possibilités économiques ou sa sexualité. Mais également par son âge, critère qui sera déterminant aux deux « bouts » de sa vie : le début et la fin.

De quelle façon l’âge devient-il un critère de définition de soi ?

De deux façons qui, curieusement, font écho l’une à l’autre. L’enfant, en effet, est encore considéré trop souvent aujourd’hui comme un « pas encore ». Pas encore assez grand pour : avoir une opinion valable, avoir le droit à la parole ou à la vérité de son histoire ou au respect ; pas encore assez grand pour être « un sujet », c’est-à-dire un être qui, dans la mathématique de la relation à l’autre, compte vraiment pour « un ». Prenant prétexte de ce que, du fait de son âge, il ne peut pas encore faire (savoir ou comprendre), la société lui impute ce que l’on pourrait appeler « une infériorité d’être ».

Et, de la même façon, dès que l’adulte arrive à l’âge (variable) où la société considère ses membres comme « vieux », elle l’emprisonne dans la catégorie des « plus assez » : plus assez beau, performant ou rentable ; plus assez jeune pour être encore considéré comme un « sujet », avec une valeur égale à celle des plus jeunes. Et c’est, cette fois, ce qu’il ne peut plus faire qu’elle utilise pour minimiser voire nier sa valeur. Vision des choses lourde de conséquences car elle conditionne sa vie.

Comment cette vision conditionne-t-elle la vie des plus âgés ?

Le vieillissement entraîne toujours une fragilisation de l’image de soi. Les défaillances de son corps ou de son cerveau affectent le regard que la personne qui vieillit porte sur elle-même, et la rendent particulièrement vulnérable aux regards extérieurs – ceux de son entourage, comme des anonymes – auxquels elle donne le pouvoir exorbitant de confirmer ou d’infirmer ses craintes : « Miroir, joli miroir, dis -moi… »

Et ce faisant, un piège se referme, car le regard que ces autres portent sur elle, comme d’ailleurs celui qu’elle pose sur elle-même, est conditionné par la vision que la société, du fait du statut qu’elle lui octroie, donne du vieillissement. Et tous les témoignages que nous avons reçus en attestent, dénonçant un bannissement de la personne qui vieillit vers des contrées où elle perd son identité (« On me classe dans les aînés, les anciens, ou je ne sais quelle catégorie », nous écrit un lecteur). Et n’est plus définie que par son âge, censé tout expliquer, même ses erreurs les plus banales. A un lecteur qui ne retrouve plus un document, envoyé par courriel, son conseiller bancaire, condescendant, déclare : « Beaucoup de papys et de mamies sont dans ce cas. »

La conscience de ce bannissement peut être brutale. Au moment de la retraite : « Un message de ma mutuelle, à mes 65 ans, nous écrit un lecteur. Je l’ai vécu comme une inscription obligée dans un statut nouveau auquel je n’étais pas préparé. » Ou en d’autres circonstances : « J’ai dû prendre conscience, dit une lectrice, qu’avec le Covid et mes 70 ans, on m’avait poussée dans une case “fragile”. »

Et, à partir de là, pour les bannis, les atteintes à l’image d’eux-mêmes, comme autant de mutilations, s’accumulent. On les ampute de leur valeur professionnelle, faute de leur donner un rôle social (« Un tutorat en entreprise, par exemple », suggère un lecteur). On les met à l’écart de la vie, et leur corps doit se taire : chercher du plaisir devient incongru (et provoque ironie ou malaise) ; du plaisir sexuel, bien sûr – sexualité et maisons de retraite font rarement bon ménage –, mais pas seulement : une lectrice de 60 ans raconte les commentaires d’un « jeune » la voyant, elle, une « vieille », acheter du CBD. Et le sport s’éloigne de leur univers. Un lecteur s’insurge : « Les publicités d’appareils (à 300 euros) pour les jambes lourdes sont une honte ; incitez plutôt à acheter des baskets (30 euros) ! »

En fait, tout se passe comme si, se rapprochant de la mort, on perdait le droit à la vie que l’on avait jusque-là.

Pourquoi ?

On met les personnes âgées à l’écart parce que l’on n’a pas le pouvoir de mettre à l’écart la mort, que leur âge vient rappeler. On les désigne comme « vieilles », on les exclut de la vie, pour oublier que toute vie se termine par la mort, et tenter ainsi d’exorciser la terreur qu’elle inspire. Sans pour autant y parvenir, et même en la renforçant : comment pourrait-on ne pas craindre un vieillissement synonyme d’un tel rejet ?

Cette position de bouc émissaire donnée aux personnes âgées est pour elles un danger majeur car beaucoup, s’identifiant à l’image invalidante qu’elle leur renvoie, perdent l’estime d’elles-mêmes et le goût de la vie. Et d’autant plus facilement que cette image s’ajoute souvent à des conditions matérielles qui ne leur permettent plus de vivre, et à peine de survivre : les montants indignes de leur retraite sont, psychologiquement, pour des milliers de retraités, des armes de destruction massive. Apprivoiser l’idée de la mort, et partant celle de la vieillesse, une société civilisée ne devrait-elle pas essayer de l’apprendre, dès l’enfance, à tous ses membres ?


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