lundi 31 octobre 2022

« On n’imagine plus un médecin qu’on puisse appeler 24 heures sur 24 ! » : une famille de quatre générations de docteurs raconte les mutations de la profession

Par   Publié le 30 octobre 2022

Alors que le système de santé français craque, Pierre, Benoît, Léo et Chloé, médecins de père en fils et fille, expliquent comment les transformations de la société ont eu un impact sur leur métier et la nouvelle relation entre patients et praticiens.

Pierre, Benoît et Chloé Bey, médecins de génération en génération, chez Pierre Bey, à Nancy, le 6 juillet 2022.

Dans la famille Bey, on n’a jamais vraiment discuté du métier. La médecine, on « vivait dedans ». Pour l’arrière-grand-père, Henri, le grand-père, Pierre, le père, Benoît, et deux des petits-enfants, Léo et Chloé, le goût s’est transmis spontanément sur quatre générations.

Que deux aient opté pour la médecine générale, un pour la cancérologie et l’autre pour l’anesthésie-réanimation, que deux se soient installés en libéral et que les autres aient préféré l’hôpital, le même fil rouge guide leur trajectoire : le contact avec le patient, le sentiment du service rendu, la satisfaction d’accompagner les gens lors des événements marquants qui jalonnent leurs vies.

Si aucun ne regrette son choix, à l’heure où le système de santé français craque, ils ont accepté de revenir sur leur métier, et d’en analyser les mutations. Entre les histoires d’Henri, partagées ou entendu raconter, et celles de Benoît, il y a plus de soixante-dix ans.

Après des études de médecine à Paris dans les années 1940, l’arrière-grand-père de la famille Bey choisit de revenir dans la petite commune de Marnay, en Haute-Saône, pour ouvrir son cabinet. Il y exerce en tant que généraliste de campagne jusqu’à sa mort, en 1988, à 73 ans. « Mon père était en service en permanence mais n’était pas du tout esclave de ça, se rappelle son fils Pierre, 77 ans, cancérologue aujourd’hui à la retraite. Ça peut paraître bizarre maintenant, on n’imagine plus un médecin qu’on puisse appeler sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! »

Confiance et respect

On parle là d’une autre époque. Celle où vie privée et vie professionnelle s’entremêlent naturellement. Où personne n’est surpris qu’un médecin soit dérangé au milieu de la nuit, qu’il enchaîne le lendemain avec ses consultations, qu’il ne compte pas son temps. Une époque où il est fréquent que l’épouse du généraliste – c’était le cas de la femme d’Henri – réponde au téléphone pour noter les visites et parfois « trier » les patients pendant la tournée, et prenne en charge la comptabilité du cabinet.

Pierre Bey, 77 ans, cancérologue à la retraite, chez lui, à Nancy, le 6 juillet 2022.

Dans ces années-là, quand la famille part le dimanche déjeuner chez la grand-mère, Henri fait souvent une ou deux visites en route. « On ne trouvait pas que c’était une contrainte, on attendait dans la voiture, se souvient Pierre. En tout cas, je n’en avais pas conscience, parce que mon père s’en accommodait. Jamais on ne l’entendait se plaindre. Il savait faire le tri entre l’urgent et le moins urgent, il savait combien une parturiente mettrait de temps à accoucher et à quel moment interrompre son jardinage ou sa partie de tarot ! »

Il y avait une relation de confiance et un respect réciproque qui faisait qu’il n’était pas dérangé si ce n’était pas important. « Dans les bleds comme ça, on disait : “Il y a le curé, l’instituteur, le médecin et le vétérinaire”, les quatre piliers de la vie publique. Maintenant, en ville, on a l’impression qu’on consomme du médecin comme autre chose », estime Pierre.

Henri Bey était médecin de campagne à Marnay, en Haute-Saône. Pierre Bey, son fils, tient des photos de famille le représentant, à Nancy, le 6 juillet 2022.

Lui a découvert « cette médecine interne de campagne passionnante » en remplaçant quelquefois son père pendant son internat, avant de s’orienter vers une carrière universitaire en cancérologie-radiothérapie à Nancy, puis à l’Institut Curie, à Paris. « J’ai été très attiré par la relation particulière du médecin avec les patients en cancérologie. On a ceux qui vont mourir assez vite malheureusement et les autres, qu’on suit souvent pendant vingt ou trente ans. C’est une relation extrêmement étroite, riche, et qui dure. »

Une organisation chronophage

Cette relation que Pierre a connue avec ses patients, et qu’il avait observée plus jeune en voyant son père travailler, a indéniablement évolué. D’abord parce que le patient s’informe de plus en plus sur le Web au sujet de sa maladie. « Sur des pathologies rares, le patient en sait parfois plus que nous parce que lui n’en a qu’une à documenter », admet Benoît, le dernier des quatre enfants de Pierre. Par rapport à la médecine d’avant, « c’est une évolution importante que l’on peut rendre positive. Il faut arriver à accompagner le patient dans cette recherche d’informations, cela peut devenir une base de dialogue pour comprendre ses peurs ».

Benoît Bey, 45 ans, est médecin généraliste à Sainte-Marguerite, dans les Vosges. Ici à Nancy, chez son père, le 6 juillet 2022.

A ses débuts en cancérologie, Pierre se souvient que les patients n’avaient pas le droit à la parole. « Petit à petit, ils se sont manifestés, et c’est très bien. Néanmoins, ça prend incontestablement plus de temps. » Or, pendant les consultations, hospitalières ou libérales, ce temps consacré à écouter les patients est de plus en plus restreint. « Certes, il y a la partie technique qu’on peut maîtriser. Mais pour le reste, pour comprendre ce qu’un patient attend, si on ne lui laisse pas le temps de s’exprimer, on n’a aucune chance d’y arriver. »

Installé depuis 2008 en tant que généraliste à Sainte-Marguerite (Vosges), Benoît connaît bien ces difficultés. Les visites à domicile lui permettent de rentrer dans l’intimité des gens, d’avoir une vision plus globale du patient. Seulement, cette organisation est chronophage. Et le secteur de Saint-Dié-des-Vosges, comme tant d’autres en France, est confronté au manque de médecins. Ils sont près d’une trentaine de généralistes ; au moins trois, partis à la retraite ces deux dernières années, n’ont pas été remplacés. « Je ne peux plus faire face à toute la demande, je refuse quasiment tous les jours de nouveaux patients, déplore-t-il. Je préfère bien soigner plutôt que d’essayer d’en faire plus et de risquer un burn-out. »

Dans les zones rurales, recruter est devenu mission impossible. Si, dans les années 1950, les généralistes, comme l’arrière-grand-père Henri, n’hésitaient pas à venir en famille ouvrir leur cabinet dans des endroits reculés, la situation a changé. La profession s’est féminisée et, lorsque les femmes médecins souhaitent s’installer dans de petites villes, « leurs conjoints ne trouvent pas de poste ou ne veulent pas quitter leur travail dans une grande ville », remarque Benoît Bey.

La tâche délicate d’attirer les jeunes médecins s’est aussi compliquée ces deux dernières années. « Avant le Covid-19, on a essayé de mettre en place des réunions et des soirées avec des internes de la ville et de l’hôpital pour créer une dynamique. Bien sûr, ils ne vont pas venir s’installer dans le coin demain, mais ça se travaille sur plusieurs années », explique le médecin des Vosges.

Application des trente-cinq heures

L’application des trente-cinq heures à l’hôpital est un autre signe que le secteur médical n’a pas échappé aux mutations de la société. « Les étudiants en médecine savent ce qu’ils veulent. En termes d’horaire, ils ne sont pas prêts à accepter les mêmes contraintes que nous. Comme je n’ai pas adhéré à celles de la génération d’avant, confie le généraliste. Ils ne veulent pas finir à 20 heures tous les soirs et ils ont bien raison. »

Chloé Bey, 20 ans, étudiante en quatrième année de médecine, à Nancy, le 6 juillet 2022.

Etudiante en quatrième année de médecine, Chloé, la fille de 20 ans de Benoît, rêvait, plus jeune, de devenir pédiatre. Les stages à l’hôpital lui ont permis de découvrir la cardiologie, devenue sa spécialité préférée. « J’avais l’impression que les médecins passaient leur temps dans leur bureau, sans jamais voir des gens. Et j’ai découvert l’inverse : je discute beaucoup avec les patients et j’adore ça. »

Même si elle reconnaît que son père travaillait beaucoup, elle affirme ne s’être « jamais posé la question des contraintes ». Pourtant, elle aussi a déjà pu observer une importante charge de travail, qui varie selon les services. Lorsque le personnel est en sous-effectif et effectue de longues journées, les étudiants suivent le même rythme.

Léo Coinus, 31 ans et l’aîné des dix petits-enfants de Pierre, est, lui, anesthésiste-réanimateur. Il travaille entre quarante-cinq et cinquante heures par semaine, et assure cinq gardes par mois, dont un week-end sur trois. Il a trouvé au CHR de Metz-Thionville une volonté de « construire une équipe », permettant ainsi « d’améliorer nos pratiques au jour le jour ». Lorsqu’il était interne ou assistant à l’hôpital, son rythme était encore plus dense.

Si la cadence est effectivement toujours soutenue en milieu hospitalier, il constate une amélioration. Il y a vingt ans, un médecin à l’hôpital ne demandait pas souvent un jour de repos après une garde de nuit ; maintenant, c’est rentré dans la loi :« Plus aucun chef n’en voudra à un étudiant ou à un collègue d’être rentré chez lui. »


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