vendredi 14 octobre 2022

Déserts médicaux : la majorité du territoire français sous-dotée en généralistes

par Emmanuel Vigneron, professeur émérite des universités, géographe et historien de la santé

publié le 13 octobre 2022

Grand spécialiste de la santé des territoires, le géographe Emmanuel Vigneron a réalisé une carte inédite que publie «Libération», qui montre, à l’échelle des bassins de vie, le nombre de praticiens libéraux manquants pour atteindre la moyenne nationale.

Dès la fin des années 90, on s’est mis à parler de désert médical. D’abord moquée, dénoncée comme exagérée jusque dans la dernière décennie, l’expression est aujourd’hui employée par tous. Plus personne ne rit. La raison en est simple : loin de se résorber comme on croyait qu’il en irait naturellement, les inégalités de répartition de l’offre médicale dans notre pays se sont aggravées au cours des deux dernières décennies. Aujourd’hui, dans 997 des 1 663 bassins de vie de la France, soit 60 % d’entre eux, on manque de médecins généralistes libéraux au regard de la moyenne nationale. De nombreuses raisons expliquent cette situation.

Ce sont tout d’abord les effets du numerus clausus mis en œuvre pendant un demi-siècle, de 1971 à 2021, largement en réaction à Mai 68, pour défendre la profession contre la «chienlit». Il faut ici se souvenir qu’à la rentrée 1968, 26 000 étudiants s’étaient inscrits en première année tant devenir médecin avait alors la cote – notamment en raison des revenus espérés. Les facs de médecine se mettent alors en grève contre un arrêté réformant les études médicales, paru le 26 septembre 1969 et soutenu par le Syndicat autonome des enseignants de médecine, lequel veut à tout prix éviter la pléthore, la dévalorisation sociale de la profession et la baisse des revenus. Cette idée du numerus clausus recueillit l’assentiment des gouvernants atteints par les chocs pétroliers et l’envolée des dépenses de santé, et fut donc mise en œuvre par la loi du 12 juillet 1971. Aucune mention des besoins n’est alors retenue dans la fixation du seuil, qui touchera un plus bas en 1993 avec 3 500 étudiants seulement admis en deuxième année.

Autre élément explicatif : la liberté d’installation, datant de 1921, demeure pleine et entière. Année après année, l’idée de la supprimer ou de mettre en place un conventionnement sélectif ne parvient pas à s’imposer. De plus, la spécialisation grandissante de la profession favorise la concentration par la recherche d’économies d’échelle et d’agglomération dans les installations. Enfin, les nouvelles façons d’exercer la profession contribuent à expliquer pourquoi les déserts médicaux s’enracinent. En gros, ne plus se tuer au travail avec des journées de 12 heures. On estime aujourd’hui qu’il faudrait deux médecins pour remplacer un partant, alors même que les départs à la retraite seront encore nombreux dans les années prochaines. En revanche, incriminer la féminisation de la profession est une ineptie. Si les femmes travaillent moins (grossesses, enfants), peut-être travaillent-elles mieux, après tout, et ce n’est sans doute pas sans raison qu’elles réussissent davantage au concours.

Combien de médecins faudrait-il ?

Imagée, l’expression de «désert médical» présente cependant le danger de la caricature. Avec elle, tout est dit, plus besoin de diagnostic, l’écran de fumée peut se déployer sur la réalité et la compassion s’exercer à peu de frais. «Le diagnostic, on le connaît» : cela fait trente ans que je l’entends. Mais si le diagnostic ne sert à rien, alors on pourrait en dire autant des éléments de langage d’hier et d’aujourd’hui, ânonnés comme un mantra par tant de responsables en charge des politiques publiques, génération après génération, sans que rien ne change jamais et qu’au contraire la situation s’aggrave. On pourrait retourner le compliment en observant que si le diagnostic est connu, alors il est criminel de n’avoir rien fait depuis si longtemps. Ce serait cependant nier les efforts faits par certains. Et puis, tout simplement, un diagnostic, cela permet de savoir d’où l’on part, d’où l’on vient et dans quelle direction il conviendrait d’aller : avec précision, de manière concrète.

Encore faut-il que ce diagnostic soit partagé et pour cela compréhensible. Pour apprécier les déserts médicaux, la densité est l’indicateur le plus souvent employé. Mais 0,35 ou 1,25 médecin pour 1 000 habitants, cela reste abstrait, c’est un peu de l’épicerie technocratique. L’inverse, la desserte, c’est déjà plus parlant : 1 médecin pour 2 857 habitants. Mais ces chiffres expriment une concurrence. C’est un indicateur économique pour consommateur ou producteur de soins. Plus raffiné, l’APL, pour «accessibilité potentielle localisée», est un indicateur qui ne dit rien à personne. Rares du reste sont les représentants de l’administration qui pourraient en peu de mots la définir clairement et encore moins la calculer sans erreur. Enfin, on se souvient, peut-être, de la création en 2012 d’un Observatoire de l’accès aux soins, annoncée à grand renfort de discours et de communiqués. Où est cet observatoire ? Il a vécu à peine un an. Et pourtant, face à la situation actuelle, on ne peut plus se payer des mots creux et des discours vides. Au fond, c’est comme si on voulait que rien ne change en donnant l’illusion qu’on veut que cela change.

D’où l’idée de renverser la réflexion en se posant une question toute simple : combien de médecins faudrait-il ? Il est difficile d’y répondre car cela est largement déterminé par notre vécu. La moyenne nationale est de 0,83 médecin pour 1 000 habitants. Ce chiffre peut constituer un objectif à atteindre en tout point du territoire ; il est tout à fait réaliste et constitue ce que l’on pourrait appeler un «minimum». En outre, il est en accord avec les idéaux républicains d’égalité et de solidarité et le principe constitutionnel d’égalité dans l’accès aux soins et la protection de la santé. Ce calcul et ses résultats n’ont jamais été mis sur la table. Ils ne sont pas une vérité intangible – celle-ci n’existe pas – mais une base pour le débat public, des données pour ne pas demander trop ou se contenter de pas assez, des données pour la solidarité en même temps que pour la justice spatiale.

Les zones urbaines également concernées

La grande carte inédite que nous présentons ici indique par bassin de vie la proportion manquante de médecins généralistes libéraux pour parvenir à la moyenne nationale. Elle montre l’ampleur des inégalités et indique les points où porter en priorité l’effort. En grisé apparaissent les bassins de vie où ce niveau est déjà atteint, et souvent même dépassé. Elle se complète d’une carte indiquant par département le nombre de médecins nécessaire pour parvenir à cet objectif. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre d’études entreprises pour l’Association des maires ruraux de France, qui rassemble évidemment les communes les plus touchées par cette question des déserts médicaux. Ils permettent à chacun de se faire une idée très concrète des besoins locaux. Par exemple, dans le bassin de vie de Dormans, dans la Marne, on ne manque pas de médecins, mais dans celui voisin d’Epernay, il en faudrait 14 % de plus pour égaliser à la moyenne. A Suippes, plus à l’est, avec trois médecins, la densité est de 0,4 pour 1000 habitants : il en faudrait six pour être à la moyenne, soit une augmentation de 100 %. Dans les Alpes-Maritimes, à Nice ou à Menton, on ne manque pas de praticiens, mais à Puget-Théniers il en faudrait un peu plus, et à Tende bien davantage – même si dans ce dernier cas, ce n’est jamais que deux qu’il faudrait, en plus du seul déjà présent.

Cette carte est une présentation originale et jamais exploitée de la réalité des déserts médicaux. Elle montre aussi que les déserts médicaux ne se retrouvent pas que dans le monde rural. Paris, par exemple, est un désert pour la médecine générale libérale, mais pas pour les médecins spécialistes, ce qui s’explique par le coût de l’achat ou de la location d’un cabinet et d’un logement. Aujourd’hui, la question est clairement posée, sinon de la fin de la liberté d’installation, du moins d’une forme de conventionnement sélectif. Il pourrait être admis si les médecins s’y retrouvaient par une modulation favorable des tarifs. Mais en avons-nous les moyens ?


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