samedi 3 septembre 2022

Un été aux urgences de l’hôpital d’Argenteuil, « le dernier endroit où la porte est toujours ouverte »

Par  Publié le 2 septembre 2022

Aurelie, aide soignante s’entretient par téléphone pour trouver une place pour un des patients des urgences du Centre Hospitalier d’Argenteuil.

REPORTAGE L’hôpital public traverse une crise marquée par une pénurie de soignants et la saturation des services d’urgence. « Le Monde » s’est rendu pendant deux mois dans cet établissements aux portes de Paris, celui qui enregistre le plus de passages aux urgences de la région.

« Argenteuil, ça n’a pas bonne presse, ce n’est pas bourgeois, c’est populaire. Les médecins, en tout cas, préfèrent aller à Auvers-sur-Oise, L’Isle-Adam, Enghien-les-Bains, juste à côté, avec le casino. » La cheffe de service des urgences de l’hôpital d’Argenteuil (Val-d’Oise), Catherine Legall, donne, en deux chiffres, la clé de l’afflux sans cesse croissant de malades aux portes du centre hospitalier : « Notre territoire, c’est 400 000 habitants autour de nous, pour 100 médecins généralistes, ça fait très peu. »

Dans le prolongement de la boucle de la Seine, aux portes de Paris, le Val-d’Oise figure parmi les départements où la croissance de la population est la plus forte, mais aussi parmi ceux qui ont perdu le plus de médecins de soins primaires.

C’est à Argenteuil, dans ce service d’urgences sous tension, que Le Monde a choisi de se rendre pendant deux mois. Au départ de ce projet, la catastrophe annoncée avant l’été, alors que plusieurs services d’urgence fermaient. Ici comme ailleurs, le service a tenu. Non sans difficultés.

  • Vendredi 24 juin. Argenteuil, désert médical

Devant les portes battantes du bâtiment carrelé blanc des urgences, où s’arrêtent les camions du SAMU ou des pompiers, la docteure Cherifa Yahiani fait une pause cigarette au grand air. Elle est l’une des quinze médecins à diplôme étranger du service, sur la vingtaine de praticiens qui font tourner les urgences jour et nuit. Cinq postes restent à pourvoir, que la direction n’est pas encore parvenue à combler. « Il y a essentiellement des médecins étrangers à Argenteuil, peut-être que les médecins français ne veulent pas travailler aux urgences, je ne sais pas ? Ils ont déserté, quand même », constate la docteure Yahiani.

La docteure Catherine Legall, cheffe de service des urgences de l’hôpital d'Argenteuil (Val-d’Oise), le 24 juin 2022.

A en croire Catherine Legall, dans tous les hôpitaux alentour, à Pontoise, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), à Eaubonne (Val-d’Oise), « il n’y a pratiquement plus que des médecins à diplômes étrangers qui travaillent dans les urgences actuellement »« Les urgentistes français, eux, sont au SMUR [structures mobiles d’urgence et de réanimation] ou à la régulation médicale du 15, avance-t-elle. Parce que c’est plus calme. Il peut y avoir des cas très graves bien sûr, mais vous avez un malade pour un médecin, avec une infirmière pour vous, souvent des pompiers et il y a cinq sorties sur une journée de 24 heures. » Aux urgences, les médecins vont voir chacun de trente à trente-cinq patients, « sans compter les internes à encadrer, les patients agités, la police à partir d’une certaine heure pour ramener les ivresses publiques ».

« On fait le même travail, je ne vois pas de différence avec un médecin français. Mais je ne suis pas considérée comme un vrai médecin », regrette la docteure Cherifa Yahiani

Cherifa Yahiani qualifie sa carrière de « parcours du combattant ». Originaire d’Algérie, où elle a obtenu son diplôme de médecin généraliste, elle est arrivée en France en 2004 et travaille depuis plus de trois ans aux urgences d’Argenteuil comme praticienne associée, sous la responsabilité de la docteure Legall, toujours dans l’attente de son équivalence et d’une reconnaissance de l’ordre des médecins. « Ma rémunération est inférieure à celle des praticiens hospitaliers, de combien je ne sais pas, j’ai préféré ne pas le savoir. C’est très injuste : on fait le même travail, je ne vois pas de différence avec un médecin français. Mais je ne suis pas considérée comme un vrai médecin. »

Passé la porte d’entrée aux urgences, le service est en ébullition. La queue s’allonge devant le guichet de l’accueil, sous l’œil de l’agent de sécurité. Sur la droite, le secteur du « debout », les patients venus de leur propre initiative, le plus souvent parce qu’ils n’ont pas de médecin généraliste. Les deux salles d’attente qui se succèdent font le plein. Sur la gauche, derrière la cloison, le « couché », où arrivent par les véhicules de secours les malades les plus mal en point, allongés sur les brancards. Des personnes âgées essentiellement. « Là on a une recrudescence de cas de Covid, explique Brenda, jeune infirmière (qui, comme toutes les personnes citées uniquement par leur prénom, a souhaité rester anonyme), j’ai d’ailleurs vu ma collègue ressortir le matériel de protection, les charlottes et les combis complètes. »

Un agent du service de sécurité et des soignants des urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise) prennent en charge un patient agité dans une salle spécifique, le 1er juillet 2022.
Des patients dorment sur des brancards dans une salle des urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 2 juillet 2022.

On a beau être dans le secteur « debout », Bento, la soixantaine, enveloppée dans sa longue robe verte, s’est couchée en chien de fusil sur trois fauteuils et réclame un brancard. « Les urgences c’est la catastrophe, déplore-t-elle. J’ai une hernie discale, j’ai mal, je ne marche pas droit, et là j’attends depuis quatre heures, on m’a seulement proposé un Doliprane. J’ai refusé et j’ai tout filmé. »

« Depuis deux ans que je travaille ici, il n’y a pas un jour où on ne se fait pas insulter », déplore Brenda, infirmière

Côté soignants, le mécontentement en salle d’attente épuise. « Les gens s’énervent très rapidement, ça, c’est vraiment très compliqué, confie Brenda. Depuis deux ans que je travaille ici, il n’y a pas un seul jour sans qu’on soit obligé de gérer l’agressivité, pas un jour où on ne se fait pas insulter, vraiment. »

Médecin urgentiste, Farida constate que, dans le service, il y a « un petit peu de médecine d’urgence : sur une garde, on a un, deux ou trois cas. Et tous les autres relèvent de la médecine générale ». Certains viennent pour un renouvellement d’ordonnance, de la fatigue ou un mal de tête. « Mais on doit donner une réponse à ces gens. Même si on est à dix minutes de Paris, ici ça reste un désert médical. »

  • Nuit du vendredi 1er au samedi 2 juillet. La violence des urgences

La soirée promet d’être intense, car des dizaines de personnes patientent encore dans les salles d’attente du secteur « couché » et du « debout ». Il est un peu plus de 20 heures lorsqu’une alarme retentit à l’entrée des urgences. Infirmières et aides-soignantes quittent leur poste séance tenante et foncent dans les couloirs en direction de l’accueil. Dans la pagaille, on entend que « ça part en couille dans la salle des brancards ». Au milieu de l’attroupement de soignants et d’agents de sécurité arrivés en renfort, certains couverts de sang, un homme blessé hurle et se débat. Les injonctions fusent. « Amenez-moi un fauteuil »« il faut appeler les flics »« il faut sortir un patient d’un box, on n’a plus de box de libre »« Non, répond Catherine Legall, sédation et isolement, sinon, dans un box, il va tout péter. » Après s’y être mis à dix pour maîtriser le patient en état d’ivresse aiguë, chacun reprend ses occupations. L’incident n’a duré que quelques minutes. « Des cas comme celui-là, on en a au minimum un par garde », commente tranquillement le docteur Amine Ben Othman.

Nicolas Teissedre, interne en pédiatrie, examine Mathé, 1 mois, arrivée avec sa mère aux urgences pédiatriques du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 1er juillet 2022.
Une pédiatre et des infirmières des urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise) tentent de faire respirer un gaz hilarant à un enfant pour pouvoir lui faire une prise de sang, le 24 juin 2022.

La soirée avance et, à 23 heures, l’activité ne faiblit pas. Les couloirs des urgences pédiatriques restent surchargés. Au secteur « couché », une jeune fille installée dans un box interpelle les infirmières pour savoir quand elle pourra voir un médecin. « Il y a beaucoup de monde ce soir, répond celle-ci, les médecins doivent encore voir quarante-cinq personnes. » A l’extérieur du bâtiment, un homme d’une cinquantaine d’années sans domicile fixe attend que la salle des brancards commence à se vider pour, espère-t-il, y passer la nuit.

L’hôpital est entré, passé minuit, dans ce que les soignants appellent la nuit profonde. L’éclairage est tamisé. Une patiente fluette de 67 ans à la toux très grasse, atteinte par le Covid, par ailleurs épileptique et souffrant d’hypertension, a été placée sous oxygène en salle de déchocage. « Elle a besoin d’un haut débit d’oxygène, je vais essayer de la faire admettre en réa, ils ont quatre lits de disponible », indique Amine Ben Othman. L’appel à sa consœur de garde en réanimation, à l’étage au-dessus, n’est pas concluant : elle veut venir voir « si c’est assez grave pour la prendre ». Finalement, ce sera non. « Elle ne m’inquiète pas trop, ce serait fort de café de la mettre en réa », dit-elle. Le docteur Ben Othman argumente : ce soir il n’y a qu’une seule infirmière pour surveiller tout le couloir du « post-urgences » – la vingtaine de lits où sont installés les malades qui doivent passer la nuit à l’hôpital. « Si elle évolue qu’est-ce que je fais, si elle décède », finit-il par lâcher. « Je laisse un mot dans le dossier pour dire que je l’ai vue », réplique sa consœur pour clore cet échange tendu.

Des soignants font une pause à l’entrée du bâtiment des urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 1er juillet 2022.
La police intervient pour venir en aide à des soignants afin de maîtriser un patient violent et l’évacuer de l’hôpital, aux urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 2 juillet 2022.

A 2 heures, la salle des brancards s’est vidée, il n’y a plus de queue devant l’accueil des urgences, il reste une dizaine de personnes dans la première salle d’attente du « debout ». Le rythme ralentit pour les deux médecins qui assurent la nuit, Amine Ben Othman et Marouane Ben Lakhal, qui enchaîne aujourd’hui sa quatrième garde de vingt-quatre heures de la semaine. « C’est compliqué l’été, avec les vacances, on doit se remplacer les uns les autres, explique-t-il. J’ai un repos de sécurité après chaque garde, et là je vais avoir quatre ou cinq jours de repos. On s’habitue. Mais là je suis vraiment claqué. » Quelques jours plus tôt, sa consœur Farida reconnaissait que pour elle « la troisième garde dans la semaine, ça ne tient plus »« Quand on fait vingt-quatre heures d’affilée, on ne réfléchit pas de la même façon, témoigne-t-elle. Il y a des dossiers un peu compliqués, sans urgence vitale, que je demande à mes collègues de regarder le lendemain pour ne pas mettre la personne en danger. Car à 4 heures, parfois, on n’arrive plus à tenir debout. »

  • Jeudi 11 août. La dernière porte ouverte

Alors que le Bassin parisien est gagné par la vague de chaleur, la fin de matinée est calme aux urgences d’Argenteuil. Les locaux ne sont, pour la plupart, pas climatisés, mais l’ambiance est détendue. Peu de malades patientent en salle d’attente. Dans la section pédiatrie désertée, Brenda, la jeune infirmière, assise sur le fauteuil d’examen, plaisante avec deux internes. Dans un box du secteur « couché », le docteur Legall est aux côtés d’un homme que les pompiers ont trouvé errant, sans chaussures, sur la voie publique. « Monsieur levez les bras. Vous avez soif ? On va vous réhydrater. » Le patient, « parkinsonien sévère », vit en foyer. « C’est peut-être l’effet de la chaleur, avance-t-elle, mais son fils est là, donc il a une porte de sortie. C’est un cas simple. »

Brenda, infirmière aux urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise), le 24 juin 2022.

Moins simple, le cas en suspens de cet homme depuis vingt-six jours dans le couloir du « post-urgences », où les malades ne sont pourtant censés rester qu’une nuit ou deux, le temps de leur trouver un lit ailleurs dans l’établissement, dans un centre de soins de suite ou d’organiser le retour à la maison. L’hôpital peine à trouver des solutions à la situation sociale inextricable de ce patient de 55 ans, atteint de démence, étranger, sans attaches sur le territoire, ni logement ni ressources. « Il relève d’une structure improbable, commente Catherine Legall. C’est ça les urgences, le dernier endroit où la porte est toujours ouverte. On vous soignera même si vous n’avez pas de pièce d’identité, même si vous êtes en situation irrégulière. Si on ferme la porte, alors on ne vit plus dans la même société. »

  • Vendredi 19 août. Ramener de la quiétude aux urgences

Malgré le manque de personnel, la remontée des cas de Covid en juillet puis les vagues de chaleur, l’été s’est « plutôt bien passé ». L’hôpital d’Argenteuil, un des établissements de la région parisienne où l’afflux aux urgences est le plus élevé, loin devant la Pitié-Salpêtrière ou Saint-Antoine, a enregistré une très forte activité jusqu’au 14 juillet, avec des pointes à 270 patients par jour et au-delà. Puis la courbe des entrées a fléchi pour retrouver un niveau identique à celui de 2021. La campagne du ministère de la santé lancée cet été, pour inciter les Français à appeler le SAMU avant de se rendre aux urgences, n’a pas permis de ralentir le flot des admissions.

Il est 4 heures, une infirmière de nuit profite d’une accalmie aux urgences du centre hospitalier d’Argenteuil (Val-d’Oise) pour se reposer, le 2 juillet 2022.

Le service a tenu bon au prix de quelques ajustements. Une expérimentation avait été lancée mi-juin : replanifier au lendemain des malades arrivés dans la nuit aux urgences pour des motifs peu sévères comme une mycose vaginale ou un piercing douloureux. L’initiative a été rapidement interrompue, la médecin recrutée pour cette mission ayant dû remplacer des médecins absents. Le doublement de la rémunération des heures supplémentaires, annoncé en juin par l’éphémère ministre de la santé Brigitte Bourguignon, a par ailleurs « bien aidé » le service à tourner, indique la docteure Legall.

Devant l’entrée des urgences, sur un carré de terrain herbeux, un grand préfabriqué a poussé pendant l’été. C’est le nouveau projet de la cheffe de service pour la rentrée : extraire du bâtiment des urgences toute l’activité qui relève de la médecine générale, c’est-à-dire l’essentiel du secteur « debout », pour l’affecter vers cette structure légère. Ouverte jusqu’à minuit, cette annexe abritera une salle d’attente de vingt-cinq places et quatre bureaux, dans lesquels tourneront les médecins du service. Avec l’objectif de « remettre de la quiétude aux urgences ».


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