vendredi 9 septembre 2022

L’école au défi de la grande pauvreté : « Je n’avais jamais vu des lycéens mettre de côté de la nourriture pour les copains »

Par    Publié le 8 septembre 2022

L’inflation et la crise énergétique inquiètent les acteurs de l’éducation, qui redoutent une augmentation du nombre d’élèves en grande difficulté sociale. D’autant que l’institution scolaire peine parfois à détecter les signes de précarité.

Deux familles se reposent dans une école primaire de Lyon où elles sont accueillies pour la nuit, le 2 décembre 2021.

Il y a celle qui a commandé un lit pour une élève sur Leboncoin, il y a les habitués de la paire de baskets achetée en urgence sur les fonds sociaux de l’établissement, il y a ceux qui savent détecter l’enfant qui ne s’est pas lavé, n’a pas mangé, n’a pas dormi. Après une rentrée placée sous le signe de l’inflation et de la crise énergétique, les enseignants et personnels de l’éducation habitués à accompagner les familles les plus démunies s’inquiètent. Seront-elles plus nombreuses à avoir besoin d’aide cet hiver ? Celles qui sont fragilisées depuis la crise sanitaire auront-elles encore plus de difficultés qu’avant ?

Partout où la précarité est quotidienne, la crainte d’une année « violente » se fait sentir. « Avant 2021, je n’avais jamais vu des lycéens mettre de côté de la nourriture pour les copains qui ne peuvent pas payer la cantine », commente Catherine Ambeau, professeure de lettres et d’histoire en lycée professionnel à Pessac (Gironde), qui craint que certains élèves ne puissent pas fournir le matériel nécessaire au bon fonctionnement du cours. « Nombre d’entre eux viennent me voir en me disant : “Dans un mois, j’aurai ce qu’il faut, mais là, c’est un peu dur”. »

Les familles font tout, pourtant, pour que leurs difficultés ne se voient pas. « Le jour de la rentrée, les parents avaient fait un effort. Les élèves sont arrivés bien habillés et bien coiffés, note un directeur d’école REP + (les établissements les plus en difficulté) de Nanterre, qui exerce depuis de nombreuses années en éducation prioritaire et ne souhaite pas donner son nom. On sent que les familles ont fait attention à ce que les enfants ne soient pas impactés par leurs problèmes de budget. » Pourtant, quelques points d’alerte sont déjà là. « Certains n’ont pas encore payé l’accueil périscolaire, de l’ordre de 20 euros par élève pour un trimestre, relève le directeur. Cela peut paraître faible mais, si vous avez trois enfants, c’est une petite somme. »

« Leurs difficultés ne se voient pas forcément »

Dans les écoles qui accueillent des familles en difficulté, les équipes éducatives sont habituées à repérer les signaux faibles de la grande pauvreté, en particulier quand elle touche aux conditions de logement. « Un enfant qui dort en classe, vous le voyez assez vite », note Raphaël Vulliez, enseignant en CE1 dans une école de la Croix-Rousse, à Lyon, et membre de Jamais sans toit, un collectif qui a hébergé temporairement dans les écoles plus de 500 enfants sans-abri dans l’agglomération de Lyon depuis 2014. « A partir du moment où les besoins fondamentaux – comme dormir suffisamment, manger à sa faim, se laver et avoir un toit – ne sont pas satisfaits, l’enfant n’y arrive plus », remarque l’enseignant.

Pourtant, la « résilience » de certains élèves continue à sidérer les professeurs les plus aguerris. « J’ai eu dans ma classe une petite fille qui travaillait très bien et était toujours bien habillée alors que la famille vivait dehors, rapporte Raphaël Vulliez. L’école, c’est aussi leur endroit à eux. Ils mettent leur énergie dans les apprentissages et leurs difficultés ne se voient pas forcément. »

Elodie, enseignante de français dans une classe pour élèves allophones arrivants (UPE2A), qui ne souhaite pas donner son nom, se souvient d’un profil similaire dans son collège de Bobigny, une élève de 6e, volontaire et travailleuse, malgré un français hésitant. Un jour, l’enseignante s’est rendue au domicile de la famille, après avoir questionné la petite, qui s’endormait sur son bureau. « Elle m’a dit que ses sœurs et elles dormaient dans des fauteuils, ce que j’ai trouvé curieux, se souvient Elodie. En arrivant sur place, j’ai compris qu’ils dormaient à cinq dans une seule pièce et que les trois petites n’avaient pas de lit. Elles dormaient sur des bancs en bois. » L’enseignante s’organise alors pour acheter des lits superposés et une chauffeuse sur Leboncoin. Trois ans plus tard, « cette élève a grandi et s’en sort très bien », selon son enseignante, qui se souvient aussi de cas « plus douloureux ».

« Le suivi des situations devient compliqué »

Les enseignants qui mettent « la main à la poche » pour aider une famille ne sont malheureusement pas rares, commente Brice Castel, secrétaire général du Syndicat national unitaire des assistants sociaux de la fonction publique (SNUASFP-FSU). Les assistants sociaux peuvent, avec l’accord de la direction, prélever un peu d’argent sur les « fonds sociaux » distribués par les académies aux établissements pour aider à payer la cantine, le matériel scolaire, voire une paire de lunettes. L’objectif est d’assurer « tout type de dépenses favorisant une scolarité dans les meilleures conditions possibles », assure-t-on au ministère de l’éducation nationale, où l’on rappelle que ces « fonds sociaux », auparavant réservés à l’enseignement secondaire, sont ouverts depuis cet été aux écoles primaires publiques et privées.

« Tous les ans, j’ai des collègues qui achètent des chaussures à un ado sur les fonds sociaux, indique Brice Castel. Notre travail est d’accompagner ces familles pour demander l’aide qu’elles n’osent pas réclamer. Soit parce qu’elles ne savent pas qu’elles y ont droit, soit parce qu’elles n’osent pas. » Idéalement, le travail de l’assistant social scolaire devrait pouvoir aller « au-delà » de l’aide d’urgence et régler des problèmes « de fond », dit-il encore. Mais ces personnels, peu nombreux, ne sont jamais présents à plein temps. « Le suivi des situations devient compliqué quand vous tournez sur quatre, voire cinq établissements, comme c’est le cas dans certains départements », note le syndicaliste.

Au sein des équipes éducatives, on pointe ainsi les « limites » de la prise en charge de la difficulté sociale par le ministère de l’éducation. Celui-ci délivre des bourses, et des petits déjeuners gratuits ont été mis en place sous la dernière mandature – ils ont bénéficié à 245 000 élèves en 2021-2022. Mais le volet social de la vie scolaire tombe largement dans l’escarcelle des collectivités, qui choisissent leurs propres plans de soutien aux familles.

Des repas à 32 centimes en Seine-Saint-Denis

A Grigny (Essonne), une ville où le taux de pauvreté atteint 50 %, les « kits de rentrée » contiennent l’intégralité de la liste des fournitures demandées par les écoles. Ils ont été distribués aux 2 500 élèves scolarisés en élémentaire, pour un coût total de 55 000 euros. La commune a également fourni 500 calculatrices aux élèves de 6e, pour un coût de 9 000 euros.

Sans compter le « soutien » aux dispositifs d’Etat, comme les petits déjeuners gratuits, distribués à 800 élèves de maternelle (sur un total de 2 000). « Il ne s’agit pas seulement de fournir les biscottes, le fruit et le morceau de fromage, relève Philippe Rio, le maire communiste de Grigny. Il y a toute une logistique derrière, avec les Atsem [agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles], qui sont des agents municipaux. Mais les retours sont bons, les enseignants notent une amélioration de la concentration. »

De nombreuses communes d’Ile-de-France choisissent, comme Grigny, de distribuer toutes les fournitures de rentrée aux élèves de l’école élémentaire, dans l’objectif de faire baisser l’addition pour les familles fragilisées par cette période d’importantes dépenses. En Seine-Saint-Denis, un « chèque réussite » de 200 euros est distribué par le département à toutes les familles lorsque l’enfant entre en 6e« Cela couvre la liste des fournitures et permet aussi de faire des achats importants, comme la calculatrice, qui vont durer plusieurs années », souligne Emmanuel Constant, vice-président chargé des collèges au conseil départemental de Seine-Saint-Denis.

Le levier social le plus fort, pour les collectivités, reste évidemment la cantine. Dans de nombreuses communes populaires, son prix était déjà bien en dessous de 1 euro par élève et par repas avant l’élargissement du dispositif gouvernemental « repas à 1 euro », qui « a permis l’engagement de 1 345 collectivités » l’année dernière, « contre 200 communes en janvier 2021 », précisait l’éducation nationale à quelques jours de la rentrée.

En Seine-Saint-Denis, 30 % des collégiens paient moins de 1 euro par repas – la première tranche, qui concerne 15 % des effectifs, étant à 32 centimes. A Grigny comme en Seine-Saint-Denis, les tarifs de la cantine n’augmenteront pas au 1er janvier 2023, malgré une forte inflation des prix alimentaires. « Le fait de ne pas répercuter cette hausse sur les familles aura des conséquences sur notre budget, commente Emmanuel Constant. Mais on a vraiment peur que, sinon, certains enfants ne mangent pas. »


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