samedi 17 septembre 2022

Interview Antoine Rivière : «Le dessin d’enfant rend parfaitement la détresse causée par la rupture de la guerre»

par Samuel Lagrue  

publié le 15 septembre 2022 

En étudiant le sort des enfants dans les conflits majeurs du XXe siècle, des historiens abordent à partir de leurs témoignages les séparations et les traumatismes subis au plus jeune âge.

Les images des enfants ukrainiens fuyant la guerre ont ravivé une part sinistre de la mémoire collective européenne. Selon l’Unicef, près de 1 000 d’entre eux ont été tués ou blessés depuis l’invasion russe. Si la guerre est déclarée par l’adulte, l’enfant en subit pleinement les conséquences et se retrouve souvent séparé, orphelin, déplacé voire déporté durant les conflits. Victime, mais aussi acteur de la guerre. L’historien Antoine Rivière, qui a coordonné avec Laura Hobson Faure et Manon Pignot le dernier numéro de la Revue d’histoire de l’enfance «irrégulière» (éditions Anamosa), explique comment écrire une «une histoire à hauteur des enfants», loin de l’infantilisation dans laquelle l’historiographie les a longtemps contenus.

Les images de la guerre en Ukraine nous ont rappelé à quel point les enfants comptaient parmi les premières victimes de la guerre – même si cela n’a en réalité jamais cessé, en Syrie ou au Yémen. Qu’évoquent-elles pour vous ?

Ces images des enfants ukrainiens séparés de leur famille, tentant de fuir le pays aux premières heures du conflit, souvent seuls ou avec leur mère, renvoient de façon très frappante aux guerres du XXe siècle, à la mobilisation d’août 1914 ou à l’exode de 1940. Les enfants sont également ici directement victimes. Lors du siège de Marioupol, des bombardements ont touché la maternité et des écoles, alors que cibler les populations civiles et particulièrement les enfants est interdit par les conventions internationales : c’est un tabou mais régulièrement transgressé. La guerre touche aussi les enfants en ce qu’elle fait éclater la famille. Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, l’Unicef et le HCR ont lancé l’alerte : un grand nombre d’enfants risquaient d’être isolés et de se retrouver dans des situations périlleuses face à des risques d’exploitation. Ce sont des réflexes acquis par les organisations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale. Dès 1945, comme le rappellent Lucile Chartrain et Vanessa Szollosi dans la revue, un service international de recherches a été créé par les Alliés, afin de répertorier et de réunir les familles séparées.

Comment écrire «une histoire à hauteur d’enfant», pour reprendre les mots de l’historienne Manon Pignot ?

Longtemps les historiens n’ont pas bien su exploiter les productions enfantines comme les dessins. Aujourd’hui, nous essayons de faire parler ces sources comme on le ferait d’un récit verbal… en se gardant de se faire «psychologues», alors que nous sommes historiens. Comme l’a montré Manon Pignot dans la Guerre des crayons : quand les petits Parisiens dessinaient la Grande Guerre (2004), le dessin d’enfant donne alors accès à une autre vision de la guerre que celle transmise par les adultes. A ce titre, il est une source essentielle et un témoignage historique qui doivent être pris au sérieux. Témoignage pour l’historien mais également témoignage pour la justice face aux crimes de guerre : en 2007, la Cour pénale internationale (CPI) a ainsi accepté comme preuve circonstancielle 500 dessins d’enfants illustrant le conflit au Darfour.

Quelles lectures de la guerre sont révélées par les journaux intimes ?

La richesse de ces témoignages réside dans leur écriture sur le vif, qui tranche avec les témoignages rétrospectifs. Dans son article, Laura Hobson Faure a analysé les manuscrits d’enfants juifs allemands évacués à partir de 1939 et pris en charge au château de la Guette sous l’égide de la baronne de Rothschild. Certains enfants y ont raconté dans des journaux intimes ce qu’ils vivaient. Pour certains, la guerre commence dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, pour d’autres lorsqu’ils sont contraints de quitter l’Allemagne ou l’Autriche. Ces récits montrent ainsi comment les enfants perçoivent le temps de la guerre, et le moment où la sécurité de leur monde s’effondre. Ils partagent également leur expérience de la séparation et ont conscience d’y être confrontés collectivement. L’un d’eux a illustré le journal intime d’un camarade où ce dernier racontait la séparation avec sa grand-mère sur le quai d’une gare. Reproduit dans la revue, le dessin rend parfaitement la détresse causée par la rupture, témoignant d’un authentique dialogue entre les deux garçons.

Pendant et après la guerre, quels enjeux cristallisent la figure de l’enfant ?

Lors de l’invasion russe en février, le témoignage d’une directrice de crèche ukrainienne était révélateur : elle organisait des convois afin de mettre à l’abri le maximum d’enfants et, disait-elle, de permettre au pays de se reconstruire ensuite. Qu’on veuille le détruire ou le préserver, l’enfant incarne l’avenir. En même temps, la violence de la guerre précipite les enfants hors de l’enfance. Aujourd’hui encore avec les jeunes réfugiés ukrainiens, la priorité de la prise en charge est alors de leur redonner une place d’enfant, avec des adultes protecteurs et une scolarisation rapide. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, des collectivités d’enfants séparés de leur famille sont apparues en Europe autour de pédagogues novateurs, comme le rappelle Martine Ruchat. Organisés comme des républiques miniatures, ces villages d’enfants, comme celui de Trogen en Suisse, avaient pour but, au-delà du sauvetage, d’inculquer les principes démocratiques à la nouvelle génération et de contribuer ainsi à la reconstruction d’un monde nouveau sur les cendres de la guerre. Dans cette perspective, l’enfant est toujours un enjeu politique majeur des après-guerres.

Mais tous les enfants ne sont pas traités de manière égale, même en temps de guerre…

Les associations qui s’occupent des mineurs non accompagnés ont observé un élan de générosité vis-à-vis des enfants ukrainiens alors qu’elles ont du mal à attirer l’attention sur d’autres mineurs, comme les Afghans et les Syriens. Les services sociaux et les pouvoirs publics sont plutôt dans le registre de la suspicion face à ces derniers : le double régime de prise en charge est frappant, et cette asymétrie se retrouve lors de conflits antérieurs. Ainsi en France, après la Première Guerre mondiale, les orphelins dont les pères avaient été tués au front n’étaient pas placés dans les mêmes structures – celles de l’Assistance publique – que les orphelins «ordinaires» ou les enfants abandonnés à la naissance. Un statut particulier, plus généreux, leur était accordé, celui de «pupille de la Nation». Comme si certains enfants étaient jugés plus dignes que d’autres d’être secourus et protégés.

«Séparés. Des enfants dans la guerre, 1920-1950», Revue d’histoire de l’enfance “irrégulière”, (Rhei) numéro 24, éditions Anamosa, 206 pp., 2022.


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