vendredi 2 septembre 2022

Féminicides : le Grenelle à l’heurt du bilan

par Virginie Ballet  publié le 1er septembre 2022 

Trois ans après la consultation gouvernementale sur les violences conjugales, et en dépit d’une prise de conscience des institutions, le nombre de femmes tuées par leur conjoint ou leur ex a augmenté de 20 % en 2022. Militants et associations exhortent l’exécutif à s’investir davantage.

Ce sont des statistiques qui ont suscité un sentiment d’amertume, voire de colère, mais bien peu de surprise. Selon une nouvelle étude sur les morts violentes au sein du couple – dévoilée en fin de semaine dernière par le ministère de l’Intérieur – en 2021, 122 femmes ont été tuées par leur conjoint ou par leur ex, contre 102 en 2020. Soit une hausse de 20 %, et une femme tuée tous les deux jours et demi. Ces données «correspondent davantage au niveau du nombre de morts violentes au sein du couple observées avant l’épidémie de Covid 19», relevait la place Beauvau. Si le nombre de violences conjugales signalées aux forces de l’ordre pendant le premier confinement avait augmenté de 10%, concernant près de 160 000 personnes, dont 87% de femmes, le nombre de femmes tuées avait, lui, sensiblement diminué, possiblement parce qu’il était plus compliqué de rompre et partir – ce qui constitue l’un des premiers facteurs de passage à l’acte. En 2019, 146 femmes avaient été tuées par leur conjoint ou leur ex, et 121 en 2018. Et maintenant, retour à l’anormal ? «C’est proprement scandaleux. Il n’y a pas de mot assez fort. Les femmes ne sont pas suffisamment protégées. Parmi celles qui ont été tuées, seulement trois bénéficiaient d’un dispositif de protection, qu’il s’agisse d’un contrôle judiciaire de l’auteur ou d’une ordonnance de protection», s’insurge Sylvaine Grévin, fondatrice de la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF).

A leur publication, la ministre déléguée en charge de l’Egalité avait jugé ces chiffres «glaçants». Jointe par Libération, la ministre de l’Egalité femmes-hommes Isabelle Rome veut faire entendre le message d’une mobilisation sans relâche à la veille du troisième anniversaire de l’ouverture du Grenelle contre les violences conjugales, consultation interministérielle impliquant associations et professionnels, lancée par le gouvernement à l’automne 2019, et qui a donné lieu à une série de mesures. «La lutte contre les féminicides est une priorité absolue de l’ensemble des ministères. Jamais aucun gouvernement ne s’est autant mobilisé pour les enrayer, martèle la ministre. La hausse du nombre de féminicides l’an dernier nous rappelle qu’il s’agit d’un combat de longue haleine, qui engage toute notre société.» Ce vendredi, Isabelle Rome et la Première ministre, Elisabeth Borne, doivent se rendre dans une association spécialisée dans l’Essonne.

Encore améliorer l’évaluation du danger

De quoi tenter de rassurer familles de victimes, militants et professionnels de terrain, qui se montrent pour certains sceptiques, si ce n’est sévères. «La hausse du nombre de féminicides n’est que le bilan du quinquennat précédent, et d’un Grenelle fait de demi-mesures insuffisamment financées», tranche Pauline Baron, du collectif féministe #NousToutes. «Pour lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles, il faudrait investir un milliard d’euros, selon les estimations du Haut Conseil à l’égalité», rappelle la militante, qui cite l’exemple de l’Espagne. Ainsi, selon une étude comparative réalisée par le Centre Hubertine Auclert en novembre 2020, quand Madrid investit environ 16 euros par habitant dans la lutte contre les violences, Paris plafonne à peine plus de 5 euros.

«Des efforts budgétaires et humains sans précédent ont été engagés et des dispositifs inédits ont été mis en place», défend Isabelle Rome, citant la possibilité de déposer plainte à l’hôpital ou encore le déploiement de bracelets anti-rapprochement qui permettent de déclencher une alerte dès qu’un auteur de violences franchit un périmètre donné. Au 1er juillet, 1 225 mesures de ce type ont été prononcées en justice, pour 797 bracelets actifs, soit dix fois plus qu’en mai 2021. Le nombre de «téléphones grave danger» attribués, qui permettent aux victimes d’alerter rapidement les forces de l’ordre a, quant à lui, doublé en un an, passant de 1 529 en juillet 2021, à 3 211 au 1er juillet 2022.

Mais pour Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), gestionnaire du 3919, numéro national d’écoute téléphonique et d’orientation à destination des femmes victimes de violences, il faut encore améliorer l’évaluation du danger. A la tête d’un réseau de plus de 70 associations, elle en veut pour preuve le fort taux d’alertes restées sans suite, évoquées dans l’étude du ministère de l’Intérieur. Ainsi, près d’un tiers des femmes tuées l’an dernier (32 %) avaient déjà été victimes d’au moins une forme de violences par le passé. 74 % d’entre elles l’avaient signalé aux forces de l’ordre, sous forme de plainte, dans la grande majorité des cas (84 %). En 2019, déjà, un rapport accablant de l’Inspection générale de la justice, portant sur 88 affaires d’homicides conjugaux, avait révélé que 41 % des victimes avaient signalé les faits, mais que 80 % des plaintes avaient été classées sans suite.

«Condamnées à se débattre seules dans un brouillard juridique»

«Cela pose question sur la manière dont ont été prises ces plaintes et sur les réponses apportées, notamment en termes de protection. D’où la nécessité d’avoir le plus possible d’enquêteurs spécialisés pour analyser au mieux les signaux», estime Françoise Brié. Pour Sylvaine Grévin, de la FNVF, ce qui pêche encore est le manque d’évaluation des politiques publiques en matière de violences conjugales pour prendre en compte «la réalité du terrain et d’éventuelles disparités territoriales : on demande la création d’une commission interministérielle indépendante», exhorte-t-elle. Autre revendication de nombre d’associations : la création de juridictions spécialisées, à l’image de ce qui se fait en Espagne. En campagne, le candidat Macron, interrogé le 7 mars sur LCI, s’était dit favorable au déploiement de «pôles juridictionnels spécialisés». «Ça ne pourrait être que profitable aux femmes et à leurs enfants bien sûr, mais aussi aux juridictions», plaide Sylvaine Grévin.

D’autres mesures réclamées ces dernières années semblent pour l’heure restées lettre morte, à l’image de la généralisation dans toute la France du «protocole féminicide», destiné à prendre en charge les enfants à l’hôpital juste après le meurtre de l’un de leur parent, à l’image de ce qui se fait en Seine-Saint-Denis depuis huit ans. Malgré la promesse d’étendre cette mesure à tout le territoire, elle n’a pour l’heure été dupliquée telle quelle que dans le département du Rhône. «On a mis en place un arsenal de protection lorsque les femmes sont encore en vie. Mais après un meurtre, véritable acte de terrorisme familial, les familles sont toujours laissées-pour-compte, condamnées à se débattre seules dans un brouillard juridique», déplore Sandrine Bouchait, présidente de l’Union nationale des familles de féminicide.

Reste un axe essentiel où les manques sont criants : la prévention. «L’éducation nationale n’est pas assez impliquée dans la lutte contre les violences faites aux femmes, alors que l’égalité doit se travailler dès le plus jeune âge», insiste Noël Agossa, président de l’Association des familles de victimes de féminicide qui organise ce samedi des assises nationales sur le sujet. Le Haut Conseil à l’égalité a rejoint ce constat avec force en appelant cette semaine le gouvernement à mettre sur pied un plan d’urgence pour l’égalité à l’école, «premier lieu de cristallisation du sexisme».


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire