mercredi 7 septembre 2022

Enfants victimes de violences dans le Pas-de-Calais : «Pour nous, c’était normal»

par Sheerazad Chekaik-Chaila   publié le 7 septembre 2022

A Noyelles-sous-Lens, trois majeurs, issus d’une fratrie de dix enfants, ont porté plainte contre leurs parents pour actes de maltraitances physiques et psychologiques. L’affaire, ultra-médiatisée, est relativisée par le procureur, qui refuse d’y voir une «maison de l’horreur».

Le grand déballage est parti d’une bagarre entre frère et sœur, le soir du dernier dimanche d’août. Depuis, un couple de parents, installés à Noyelles-sous-Lens (Pas-de-Calais), est accusé par trois de leurs plus grands fils de graves maltraitances physiques et morales sur toute la fratrie de dix enfants.

Ce soir-là, l’un des adolescents, âgé de 16 ans, se dispute avec sa sœur de 19 ans. Le copain de la jeune fille s’en mêle et des coups partent de part et d’autre. Bryan, 21 ans, l’un des aînés de la famille, raconte le lendemain aux services sociaux de Lens qu’il s’est interposé pour protéger son frère des coups du beau-frère, de la sœur et du père âgé de 44 ans. Il va plus loin et détaille ensuite le calvaire qu’il aurait enduré avec ses frères et sœurs pendant plusieurs années. Il dit à l’assistante sociale que ce n’est pas le premier signalement concernant sa famille, que ses parents «ont tout organisé pour passer entre les mailles de leur filet» et qu’il est prêt à déposer plainte avec deux de ses frères, photos et vidéos à l’appui pour étayer leurs accusations.

«Comme on n’avait vécu que dans ce milieu de violences et d’insultes, pour nous c’était normal. Mais, à force, on ouvre les yeux et on constate que ça ne l’est pas. Aujourd’hui, j’ai une petite fille de 20 mois : je vois que ce n’est pas comme ça qu’on élève un enfant,témoigne Bryan auprès de Libération. Quand elle n’est pas sage, on ne va pas lui mettre un coup de pied, de poing ou de bâton. On ne la punit pas en l’obligeant à rester trois à quatre heures sur les genoux à même le sol. On n’élève pas des enfants comme ils les élèvent.»

Des enfants attachées sur leurs chaises hautes

Pour Bertrand Henne, l’avocat du père, les relations familiales étaient «difficiles mais pas détestables». L’histoire, devenue très médiatique, serait surtout celle de parents dépassés par le nombre de leurs enfants et les soucis de santé d’au moins deux des plus jeunes, suivis par la maison départementale des personnes handicapées du Pas-de-Calais. «Les violences décrites par les fils ne sont pas de cette intensité. Des fois, il y avait une baffe qui volait par rapport au comportement dur d’un enfant, mais pas de sévices», assure l’avocat, mettant en balance un autre dossier qu’il suit dans lequel un enfant était régulièrement attaché dans la cave pour y être battu.

Six jours après l’intervention des policiers lensois au domicile, pas un bruit ne filtre de la large maison aux briques rouges. Les parents vivent toujours là, placés sous contrôle judiciaire après avoir reconnu des violences légères sur leurs enfants, recevant les proches qui les soutiennent. Le jour de leur visite, le 31 août, les policiers de la Brigade des mineurs de Lens ont trouvé les deux dernières filles du couple attachées sur leurs chaises hautes, incapables d’en bouger. Le tout dans une maison bordélique et crasseuse du sol au plafond. Les deux parents ont été mis tout de suite en garde à vue, puis présentés au juge des enfants.

«Je me sentais en danger»

«Les premiers mots du père devant le juge des enfants, c’était : « J’espère que les enfants sont bien pris en charge. » S’il n’en avait rien à secouer, il ne dirait pas ce genre de choses», le défend son avocat. Les trois fils pensent avoir été conçus uniquement pour l’argent des prestations sociales. «C’était leur seul intérêt. Ils avaient plein de moyens de contraception, que ce soit temporaire ou définitif. Il y avait des solutions, ils n’en ont pas voulu», assène l’aîné, 24 ans, qui a quitté le foyer il y a six ans. «Je subissais du harcèlement physique et moral et des insultes homophobes parce que je suis gay… Je me sentais en danger. Alors, dès qu’on m’a dit de partir, j’ai pas cherché midi à quatorze heures, je suis parti.» Quand Bryan lui a proposé de se rendre au commissariat fin août, il a foncé : «Il était temps ! Je voulais réagir plus tôt, mais j’avais peur. Porter plainte est une chose. Porter plainte contre ses parents, c’est encore plus dur.»

«Quand ils ont mis mon frère aîné dehors, ma petite sœur de 5 ans est née, se souvient Bryan à l’origine du signalement. Quand ils m’ont mis dehors il y a deux ans, ma petite sœur est née. Et quand ma sœur de 19 ans est partie, il y a la petite dernière de cinq mois qui est née dans la foulée. Dès qu’il y a un enfant qui part, il y en a un nouveau qui arrive. Ils faisaient des enfants pour avoir assez d’argent pour profiter, s’acheter le dernier téléphone et ne pas avoir besoin de travailler.»

D’après une source proche du dossier, le couple percevait au moins 2 700 euros de prestations sociales. Le père achetait, revendait et réparait des voitures, principalement des véhicules sans permis, sans déclarer les revenus qu’il en tirait. La famille vivait aussi du RSA et de diverses aides de la Caisse d’allocations familiales.

Si l’avocat du père dit comprendre l’interprétation et le ressenti des fils, il réfute leur analyse. «Si c’était des bébés-allocs, les enfants seraient tous en internat, comme ça ils seraient tranquilles. Ce sont des enfants qui vivaient à la maison et dont ils assument le coût,contredit maître Henne. Oui, ils vivaient des prestations familiales, mais je suis dans un secteur où il y a beaucoup de personnes en difficulté et c’est peut-être pas politiquement correct ce que je vais dire mais, en réalité, un enfant coûte plus cher qu’il ne rapporte, juge-t-il. Et sans être désagréable avec mes clients, ce ne sont pas des personnes en capacité d’avoir ce raisonnement-là. Ils ne sont pas du tout limités intellectuellement mais ils ne vont pas faire des choix stratégiques pour avoir des prestations. On n’est pas du tout sur ce registre», poursuit-il. Avant de préciser que cet élément ne ressort pas à ce stade de l’enquête.

«Je les entendais rire et jouer dans le jardin»

Dans le jardin à l’arrière de la maison, un grand trampoline à filets semble attendre le prochain temps de jeu. Des petits vélos roses, blancs et bleus, avec ou sans roulettes, s’entassent dans l’herbe au milieu d’un tableau noir, d’un mini-toboggan et de petites cages de foot. «Je les entendais rire et jouer dans le jardin, ça me va me manquer», raconte une voisine qui dit ne pas les connaître plus que ça mais assure n’avoir jamais rien remarqué d’anormal dans cette maison, jusqu’à ce qu’elle la voie apparaître sur son téléviseur.

«Ce n’est pas une maison de l’horreur comme ça a été dit. Ça me paraît être un qualificatif tout à fait exagéré. On a affaire à des manquements certains, des manques d’hygiène, des carences éducatives mais on n’a pas de traces de coups sur les enfants mineurs qui ont tous été vus par des médecins légistes», affirme le procureur de la République de Béthune, Thierry Dran.

Les sept enfants mineurs du couple ont été placés par les services sociaux. Les parents ont interdiction d’entrer en contact avec eux. Leur procès se tiendra fin janvier 2023. Le couple est poursuivi pour violences volontaires sans incapacité temporaire de travail, avec cette circonstance aggravante que les violences sont commises par un ascendant. Ainsi que pour soustraction par ascendant aux obligations légales, c’est-à-dire délaissement de leurs enfants. Ils risquent jusqu’à trois ans de prison et 30 000 euros d’amende.

«On n’a pas non plus d’enfants couverts d’excréments comme j’ai pu le lire partout, poursuit le procureur. Ils sont sales… Il y a des manquements. C’est la raison pour laquelle mes services ont été informés le 30 août et que nous avons agi en urgence.»

Inconnue jusque-là de la justice, la famille était en revanche suivie depuis 2013 par différents acteurs de la protection de l’enfance, au sein du Département comme à l’Education nationale. «Tout le monde a vu des choses, mais il faut qu’un enfant, très courageux, parle pour que la situation se débloque définitivement», a regretté la secrétaire d’Etat chargée de l’Enfance, Charlotte Caubel, en déplacement spécial à Arras, ce lundi, pour réunir les acteurs locaux concernés par l’affaire.

Faciliter les recoupements d’informations

Pour la ministre, cette situation «évidemment inacceptable» n’est pas «si exceptionnelle que ça» dans un territoire marqué par la pauvreté et les violences intrafamiliales (qui connaît une augmentation de 20 % des enfants placés sur les cinq dernières années). «Le Département, la Protection maternelle et infantile, l’Education nationale… tous ces services ont accompagné, chacun dans leur sillon, autant qu’ils le pouvaient, la famille. Le problème c’est qu’on n’a pas mis en lien la problématique du grand frère avec celle du nourrisson, avec la personne qui visitait la maison etc. Et donc on n’a pas compilé la situation globale de la famille. On ne s’est pas rendu compte de la difficulté qui allait en s’accroissant, avec le nombre d’enfants qui allait en s’accroissant. Ce qui pouvait être repéré en 2013 avec un certain nombre d’enfants nés était plus compliqué à repérer avec des enfants nouveaux», a expliqué la secrétaire d’Etat. Dans les prochains mois, le département du Pas-de-Calais expérimentera la mise en œuvre d’un comité de suivi renforcé, pour faciliter les recoupements d’informations au sujet des familles signalées, «afin que tout le monde se parle des situations les plus complexes».

A Noyelles-sous-Lens, personne ne semblait connaître le quotidien de cette famille nombreuse qui vivait en plein centre-ville, tout près de la mairie. Au presbytère, «on ne saurait même pas dire à quoi ressemble la mère». L’épicier, lui, ne se souvient pas d’eux dans sa supérette. Devant l’école primaire d’un des garçons, quelques mères d’élèves disent n’avoir jamais fréquenté cette grande famille. «Tout le monde en parle mais personne ne sait rien sur eux, dit l’une d’elles. Derrière une porte on ne sait pas ce qui se passe vraiment. Que ce soit vrai ou pas, ce qui compte aujourd’hui, c’est le suivi des enfants.» Une autre se lâche quand même : «Dix enfants ! Tu ne fais pas dix enfants si tu ne peux pas t’en occuper. Sinon, autant ne pas en faire !»


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