lundi 5 septembre 2022

Comment juger la folie ? (4/4) Irresponsabilité pénale : «Se focaliser sur les crimes perpétrés par des fous amène à les réprimer davantage»

par Chloé Pilorget-Rezzouk  publié le 3 septembre 2022

Pour le juge Bruno Sansen et l’expert psychiatre Manuel Orsat, la réforme de l’irresponsabilité pénale, entrée en vigueur fin janvier, est très «éloignée des réalités de la pratique», ne concerne que «des situations anecdotiques» et risque d’alourdir encore les procédures.

Comment juger la folie ? Les «fous» deviendraient-ils des justiciables comme les autres ? Régulièrement, le principe fondateur du droit selon lequel «on ne juge pas les fous» revient au cœur du débat politique et juridique. L’émoi suscité par l’affaire Sarah Halimi, l’an dernier, a donné lieu à une réforme promulguée en janvier. Alors, cet été, Libé a souhaité raconter comment la justice s’empare du cas de ces malades mentaux, auteurs de délits ou crimes, et déclarés irresponsables pénalement. Il y a eu l’histoired’Imed H. jugé en comparution immédiate, ballotté entre la prison et l’hôpital depuis quinze ans. Un parcours kafkaïen, symptomatique de la difficile articulation entre psychiatrie et justice. Il y a eu André G., diagnostiqué schizophrène dans sa jeunesse, qui a tué sa mère parce que «des voix» lui ont ordonné. Devant la chambre de l’instruction, ce vieux garçon a dit ses regrets et confié sa «peur» de la maladie. Puis, il y a eu Mohammed Taha E., ce revenant de Syrie atteint d’une «psychose schizophrénique», qui a agressé deux surveillants en détention. Son cas montre qu’un crime peut être à la croisée du terrorisme et du délire.

L’irresponsabilité pénale peut être constatée à n’importe quelle étape de la procédure par le parquet, le juge d’instruction, la chambre de l’instruction ou les juridictions de jugement (tribunal correctionnel, cour d’assises). En 2020, sur plus d’1,8 million de mis en cause dans des affaires pénales, 17 628 ont été concernés, selon les données du ministère de la Justice. Soit seulement 0,9 % des dossiers. Pour clore cette série, nous avons réuni un juge, Bruno Sansen, président de la chambre de l’instruction d’Angers, et un expert psychiatre, Manuel Orsat, secrétaire général de la Compagnie nationale des experts psychiatres près les cours d’appel (Cnepca). Entretien croisé.

Quel est votre rôle respectif dans le traitement de l’irresponsabilité pénale ?

Manuel Orsat : Les experts psychiatres ne se prononcent pas sur la responsabilité pénale, c’est la mission du juge. Nous sommes interrogés sur le discernement du mis en cause au moment des faits et pouvons intervenir à toutes les phases de la procédure. Toutes les infractions criminelles, celles à caractère sexuel (criminelles ou délictuelles), celles commises par des majeurs protégés et celles pour lesquelles le magistrat l’estime nécessaire font l’objet d’une expertise. Cela représente un volume très important – plus de 49 000 expertises par an – alors que le nombre d’experts fond : nous étions 800 il y a quinze ans, contre 350 aujourd’hui. Les délais peuvent monter jusqu’à deux ans entre le début de la procédure et le dépôt du rapport de l’expert.

La question centrale est celle du discernement : il ne s’agit pas seulement de poser un diagnostic de maladie mentale, mais de savoir si, au moment du passage à l’acte, la personne présentait une maladie active et si elle a participé à la commission des faits. Le diagnostic médical pose rarement difficulté. En revanche, il peut y avoir des divergences entre experts, comme dans l’affaire Sarah Halimi, sur l’analyse du lien entre ce diagnostic et le passage à l’acte.

Bruno Sansen : La chambre de l’instruction ne connaît la question de l’irresponsabilité pénale qu’au terme de l’information judiciaire. Nous sommes saisis par le juge d’instruction pour les situations les plus graves, lorsque au moins un expert a conclu à une abolition du discernement. C’est une procédure créée en 2008, dont le but est de permettre aux parties civiles de participer et de ne plus être confrontées à un simple traitement écrit du dossier. Cette audience a aussi pour objectif de rendre lisible, pour l’ensemble des concitoyens, le processus de décision d’irresponsabilité pénale puisqu’elle est publique. Celle-ci nécessite un temps minimum : une demi-journée par dossier, pas moins. A l’issue des débats où sont entendus les experts, les trois magistrats qui composent la chambre tranchent.

La chambre doit répondre à quatre interrogations : la personne a-t-elle commis les faits matériels constituant l’infraction ? L’a-t-elle commis intentionnellement ? Si oui, son discernement était-il aboli ? Et s’il l’était, quelles mesures de sûreté (hospitalisation sous contrainte, interdiction de voir untel, de se rendre dans tel lieu, etc.) prendre pour l’avenir ? En six ans à la chambre de l’instruction d’Angers, avec une moyenne de trois saisines annuelles et un bassin d’1,7 million d’habitants, nous avons toujours conclu à l’irresponsabilité et jamais renvoyé devant un tribunal correctionnel ou une cour d’assises. Si les parties civiles veulent être informées de la mainlevée de l’hospitalisation – qui repose sur l’avis d’un collège de deux experts –, la décision de justice doit l’indiquer. Le procureur de la République du lieu où la personne est hospitalisée devra alors les prévenir.

La loi du 24 janvier 2022, inspirée par l’affaire Sarah Halimi, crée deux exceptions à l’irresponsabilité pénale pour trouble mental résultant d’une prise de toxiques. Premier cas : l’intoxication volontaire dans le but de commettre l’infraction. Deuxième cas : la consommation de substances psychoactives en ayant connaissance du fait que celle-ci est «susceptible de conduire à mettre délibérément autrui en danger». A défaut d’être jugé pour l’infraction, pour laquelle l’auteur aura été déclaré irresponsable, celui-ci pourra être jugé et puni jusqu’à dix ans de prison pour cette consommation. Quel regard portez-vous sur cette réforme ?

M.O. : Ce texte est éloigné des réalités de la pratique de l’expertise psychiatrique. D’abord, nous ne sommes pas sûrs de bien le comprendre, tant il est complexe. Une modification de l’article 122-1 du code pénal ne nous apparaissait pas indispensable. D’ailleurs, les nouvelles dispositions ne devraient concerner que des situations anecdotiques. Enfin, nous avons été choqués par la notice du décret d’application : elle appelait à retenir la responsabilité des malades mentaux qui, ayant arrêté leur traitement, se trouvaient dans un état pathologique les conduisant à commettre des infractions. Or, l’interruption des traitements est classique chez certains malades mentaux. Responsabiliser au motif d’un symptôme de la maladie est aberrant ! Nous nous en sommes émus et, heureusement, la circulaire du 12 mai est venue contredire cette notice.

B.S. : Avant cette loi, on ne considérait la santé mentale de l’auteur qu’à deux moments de la procédure : à la date des faits et à la date du jugement. Avec ce texte, on s’intéresse à son état mental dans un temps précédant immédiatement les faits. Au-delà du fait que les infractions phares de cette réforme seront compliquées à prouver, elles ont surtout vocation à contourner l’irresponsabilité pénale en permettant une pénalisation des passages à l’acte des malades mentaux.

Elles vont nourrir un vaste contentieux. Les procédures vont s’en trouver complexifiées, rallongées. Le temps passé en détention provisoire ne diminuera pas, sachant que le juge des libertés et de la détention n’a pas le pouvoir d’ordonner une hospitalisation. C’est ce qui explique que les mis en examen comparaissent souvent détenus, des mois après que les experts ont conclu à l’abolition de leur discernement. Or, les possibilités de soins en détention sont loin d’être optimales. On peut se demander si ce n’est pas le peu de confiance que le législateur a dans le secteur psychiatrique, dont la faiblesse des moyens est criante, qui le conduit à une sévérité accrue contre les malades mentaux. Aujourd’hui, il est malheureusement plus facile de garder un malade mental incarcéré qu’hospitalisé.

Quelle part la prise de toxiques, au cœur de cette réforme, occupe-t-elle dans vos dossiers ?

B.S. : Cette question nous était posée très régulièrement avant même les débats récents, tout comme celle de l’arrêt du traitement, souvent présenté par les experts comme un aspect consubstantiel de la maladie mentale. En six ans à la chambre de l’instruction, la prise de toxiques s’est posée clairement pour deux cas où l’avis des experts avait pu diverger, non pas sur le diagnostic de schizophrénie, mais sur la question d’une abolition ou d’une altération du discernement.

La première affaire était une tentative de meurtre par le mis en cause sur sa mère, suivie du meurtre du beau-père, celui-ci s’étant interposé. Le premier expert s’interrogeait sur la réalité, pour reprendre son terme, «d’un processus endogène de type schizophrénique ou un processus dont l’origine se situait dans l’absorption de cannabis». Il ne tranchait pas, mais soulevait la question. Les deux experts intervenus ensuite ont, eux, estimé qu’il existait des éléments en faveur d’une schizophrénie paranoïde précoce s’étant déclenchée avant la première prise de stupéfiants.

Dans la deuxième affaire, il s’agissait du meurtre d’une voisine inconnue du mis en examen. Se posait la question d’une alcoolisation massive chez cet individu dont le discernement a été considéré comme aboli et qui n’avait pas encore été diagnostiqué schizophrène. Il entendait des voix mais arrivait, à travers une alcoolisation quotidienne à bas bruit, à les contenir ou du moins à ce qu’elles ne conduisent pas à une décompensation visible. Ce jour-là, les voix étaient tellement fortes qu’il s’est alcoolisé bien plus qu’à l’accoutumée. Nous avons considéré qu’il avait tenté de mettre en place un système de prévention, même si celui-ci s’est révélé totalement inefficace.

M.O. : La question des toxiques est prégnante car leur consommation est fréquente chez les patients atteints de pathologies mentales. On compte deux à trois fois plus de consommateurs de cannabis chez les schizophrènes que dans la population générale – la moitié d’entre eux en consomment. Ainsi, quand un schizophrène commet une infraction, il la commet plus fréquemment sous l’empire de substances psychoactives. Les intrications entre maladies psychiatriques et prise de toxiques sont multiples : elles doivent pouvoir être analysées au cas par cas, sans dogmatisme, considération morale ou militantisme. Or, lorsqu’il s’agit de légiférer en réaction à l’actualité, nous craignons l’entrée dans la loi d’une rigidité qui appauvrisse l’analyse médico-légale.

On a vu avec l’affaire Sarah Halimi que l’évidence du droit ne répond pas nécessairement au besoin de justice…

B.S. : On pourra faire ce qu’on veut, il sera toujours difficilement admissible et compréhensible par chacun, y compris nous autres juges, qu’une personne puisse être irresponsable pénalement à un moment et, quelques semaines ou mois plus tard, être capable de se diriger dans la vie. Certaines attentes ne pourront jamais être comblées. Ce qui pose problème, à mon sens, c’est la binarité des mesures prises par les chambres de l’instruction. Nous pouvons ordonner une hospitalisation complète ou non, mais nous ne pouvons décider qu’un mis en cause aura l’obligation de suivre tel programme de soins. C’est un système du tout ou rien. Résultat : dès lors qu’une personne est détenue, on ordonne souvent une hospitalisation, même si on sait que celle-ci sera très momentanée. Cela suscite une inquiétude : comment la psychiatrie va-t-elle la prendre en charge ?

M.O. : Quand on se focalise sur l’acte commis par un fou, on ne peut pas le comprendre et on n’estompe jamais la douleur des victimes. Mais si on ne peut rationaliser un acte fou, on peut essayer de comprendre le sujet dans sa globalité, avec sa part de folie, en lui reconnaissant son humanité – c’est tout le sens de la psychiatrie. C’est cette compréhension que l’expert essaie de livrer au juge afin d’éclairer sa décision. Irresponsabiliser un malade mental ne doit pas être lu comme une «immunité psychiatrique», un moyen d’échapper à la loi, mais comme l’expression de l’humanisme qui fonde notre société : on ne punit pas un malade, on le soigne !

Cela n’enlève rien à l’atrocité de l’acte commis et à la douleur des victimes, qui doit être reconnue. Mais se focaliser continuellement sur les délits ou les crimes perpétrés par des fous amène à les responsabiliser et à les réprimer davantage. Or, réprimer un sujet qui ne saisit pas ce qu’on lui reproche, qui pense avoir bien agi parce qu’il suivait ce que son délire lui dictait, n’a aucun sens. En France, nous responsabilisons pourtant largement les malades mentaux : en témoigne leur nombre en prison, où huit détenus sur dix présentent au moins un trouble psychiatrique.

Comment expliquer cette forte proportion de malades mentaux derrière les barreaux ?

M.O. : C’est un sujet complexe et multifactoriel, mais il existe une hypothèse solide : depuis une vingtaine d’années, la psychiatrie a fermé un nombre considérable de lits au profit de l’ambulatoire. Cette démarche a été concomitante à une dégradation des moyens et, désormais, une crise structurelle. Des individus atteints de troubles psychiatriques sévères, qui ne reçoivent plus de soins adaptés et pérennes, se retrouvent dans la cité. Ils n’y sont pas forcément bien accueillis et n’y fonctionnent pas de manière adéquate. Ils sont alors plus à risque de transgresser et de se retrouver devant un tribunal ou une cour d’assises.

B.S. : La volonté d’individualisation de l’exécution des peines, et ses nombreuses mesures d’accompagnement, joue aussi. Plus une personne souffre de troubles importants, plus il est difficile de la réinsérer. On en arrive à ce paradoxe : les personnes qui ont le plus besoin de sortir – ne serait-ce que pour être soignées en psychiatrie, et malgré les efforts faits en détention – sont au contraire celles pour qui il reste très difficile de sortir de prison rapidement.


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