mardi 9 août 2022

Prise de conscience Contre les violences gynécologiques, des coups de pied aux étriers


 


par Anaïs Moran   publié le 8 août 2022

Après les vagues de témoignages et les accusations portées contre le gynécologue Emile Daraï et la secrétaire d’Etat Chrysoula Zacharopoulou, beaucoup de médecins remettent le consentement au cœur de la prise en charge des patientes.

A ses yeux, c’est un tourbillon «salutaire» et «bienvenu» pour tout le monde. Pour les patientes, comme pour la communauté médicale. Lucile Biaud, 34 ans, généraliste pratiquant le suivi gynécologique et obstétrical dans le XIXe arrondissement parisien, fait partie de ces médecins qui se réjouissent de la déflagration provoquée par les témoignages de violences subies en consultation. De ceux qui, après les révélations concernant la secrétaire d’Etat Chrysoula Zacharopoulou – accusée de maltraitances commises lors d’examens médicaux dans le cadre de ses fonctions de praticienne – espèrent que la prise de parole «courageuse» des femmes permettra de donner un franc coup de pied dans la fourmilière. «Entendre leur vécu, c’est une première forme de réparation pour ces patientes, dit Lucile Biaud. Pour nous médecins, c’est l’occasion ou jamais de se remettre collectivement en question. De sortir de la défensive.»

Lucile Biaud incarne la nouvelle garde médicale. Elle était encore étudiante quand, en novembre 2014, le hashtag #PayeTonUterus avait fait émerger plus de 7 000 récits de femmes sur les réseaux sociaux en vingt-quatre heures. Les expériences personnelles dévoilaient en chœur des pratiques gynécologiques jugées sexistes, infantilisantes et maltraitantes : épisiotomies jugées non nécessaires, examens brutaux, humiliations pendant des IVG, manque de dialogue et propos déplacés, injonction à la procréation. Il y eut ensuite, en 2015, le scandale du document interne à l’université de Lyon-Sud, où l’on apprenait que les étudiants en médecine réalisaient, dans le cadre de leur apprentissage, des touchers vaginaux non-consentis sur des patientes endormies. Puis le rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, actant l’existence de «violences subies durant le suivi gynécologique et obstétrical». C’était en 2018, année où Lucile Biaud s’est installée en tant que professionnelle.

«Approche féministe»

La médecin est recensée dans la liste du site Gyn&co, qui recommande des soignants pratiquant des actes gynécologiques avec une «approche féministe». Elle exerce dans un cabinet Ipso, centre de soins tenu par de jeunes praticiens tournés vers le «consentement éclairé, où chaque geste est expliqué et la relation avec le patient la moins verticale possible». Avec ses collègues, ils se réunissent chaque fois que nécessaire pour discuter des difficultés rencontrées en consultation et «améliorer le processus de prise en charge». Loin de ce qu’elle a pu connaître en stage à l’hôpital, «où certains tuteurs, des médecins de générations plus anciennes, pouvaient avoir une attitude patriarcale qui ne laissait peut-être pas la place aux patientes pour s’exprimer. Pas assez de confiance et de sérénité, expose Lucile Biaud. Pourtant, c’est leur corps, leur ressenti, leur volonté. Notre rôle est d’accompagner, pas d’imposer».

La recherche du consentement : c’est précisément ce point qui électrise aujourd’hui tous les débats et secoue la profession de l’intérieur. Car des accusations visant Chrysoula Zacharopoulou, comme certaines portées contre le professeur Emile Daraï – mis en cause dans une série de 25 plaintes de patientes à l’automne 2021 –, font état de touchers vaginaux et rectaux subis sans assentiment, et dénoncent des faits de viols. «Notre société savante est très inquiète de l’usage actuel du mot “viol” pour qualifier des examens médicaux, notamment gynécologiques, réalisés sans la moindre intention sexuelle», ont réagi le 25 juin, plusieurs membres du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), dans une tribune publiée par le JDD. «On ne réfute pas le fait qu’il y a des examens qui manquent clairement de bienveillance, on entend les témoignages, développe auprès de Libération Joëlle Belaïsch-Allart, la présidente du CNGOF. Mais employer le terme de “violence gynécologique” alors qu’il n’y a aucune volonté de nuire de la part des médecins, je suis contre. Parler de “viol”, encore plus. Toute cette polémique va trop loin, on assiste à une dérive, on nage en pleine confusion des termes et des définitions.»

Pour tenter d’apaiser les esprits, la Première ministre, Elisabeth Borne, a annoncé, mercredi 6 juillet, avoir saisi le Comité consultatif national d’éthique pour un éclairage sur cette notion de consentement. Une demande expressément formulée par un CNGOF désemparé suite à l’explosion du cas Zacharopoulou. «Qu’il y ait des femmes qui ressortent d’examens médicaux en ayant souffert et avec le sentiment de ne pas avoir été respectées, c’est grave, et il faut bien sûr traiter le sujet, a déclaré la cheffe du gouvernement dans un entretien accordé au magazine Elle. Mais j’entends aussi un certain nombre de médecins qui se sont exprimés pour dire qu’il fallait faire attention aux mots employés, notamment au terme de viol.»

«Grand déballage qui mélange tout et victimise tout le monde»

Les examens gynécologiques non consentis impliquant une pénétration peuvent-ils être qualifiés de viols ? Le débat juridique s’avère réel et très complexe à démêler. Mais pour Laura Berlingo, gynécologue-obstétricienne parisienne, passée par l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière durant quatre ans, se focaliser sur cette problématique de droit sert d’«épouvantail» à la communauté médicale. «La vraie problématique pour nous, ce n’est pas l’intentionnalité ou non du gynécologue. C’est le vécu en face, explique-t-elle. Pourquoi des patientes ont ressenti leur examen gynécologique comme un viol ? C’est sur ce sujet qu’elles attendent qu’on se questionne vraiment. Interroger les qualifications pénales, c’est noyer le poisson, ne rien comprendre à la libération de la parole des femmes.»

Avec la médiatisation des affaires Daraï et Zacharopoulou, la famille des gynécologues a vécu en quelques mois des secousses qui fracturent considérablement les positions. Ghada Hatem-Gantzer, 63 ans, fondatrice de la Maison des femmes à Saint-Denis,se dit «un peu désespérée de ce grand déballage, qui mélange tout et victimise tout le monde». «Je ne pense pas que les gynécologues soient en majorité d’horribles violeurs. Je pense qu’il y a des médecins qui sont peu empathiques, pas attentifs à l’humain, très concentrés sur le côté technique de leur métier. Mais la santé, ça passe par des examens médicaux, pas forcément super agréables. Il faut savoir ce qu’on veut. Si vous allez chez le gynéco, le consentement à l’examen est en général implicite, ce qui ne dispense évidemment pas le praticien de son devoir d’information.» Comme d’autres, Ghada Hatem-Gantzer dit qu’à force de tout caricaturer, la relation avec les patientes va se troubler et les soins devenir de plus en plus compliqués. «Le Collège national reçoit beaucoup de messages de collègues paniqués qui demandent s’ils doivent faire signer un consentement écrit. Tout le monde parle de ça en ce moment, fait savoir Joëlle Belaïsch-Allart. Il ne faudrait pas décourager ou angoisser tous ces professionnels qui font ce métier avec sérieux et dévouement.»

Cette position, Laura Berlingo la rejette fermement. «Dire que les médecins ne vont plus oser faire d’examens gynécologiques me rappelle ce début de #MeToo, où certains disaient malhonnêtement que les hommes n’allaient plus pouvoir draguer», commente-t-elle. Concernant l’idée d’un consentement écrit, la gynécologue trentenaire s’y oppose aussi, car il doit être «révocable à tout moment». Les efforts devraient d’abord plutôt se concentrer, selon elle, pour faire enfin respecter la loi Kouchner de 2002 relative aux droits des malades. «On dispose d’un texte législatif vieux de vingt ans qui impose de demander l’accord du patient avant un soin dentaire, avant une prise de sang, avant de regarder dans un vagin. Où il est écrit noir sur blanc que le consentement peut être retiré à tout moment. Ce n’est toujours pas un acquis», se désole-t-elle.

«Détendez-vous, madame»

Au cours de sa longue carrière, Perrine Millet, 66 ans, gynécologue obstétricienne retraitée depuis 2017, confesse n’avoir demandé le consentement «explicite et constant» que lors de ses deux dernières années d’exercice. «J’ai longtemps fait comme mes mentors m’avaient appris. Quand une femme était stressée, que son corps était trop fermé pour faire l’examen, je disais “détendez-vous, madame”. Sans réaliser qu’elle pouvait porter en elle un traumatisme, lié notamment à des violences sexuelles.» Le cheminement intérieur fut long, mais la praticienne hospitalière a fini par prendre conscience de la corrélation entre expériences de violences et mal-être dans son cabinet. «Après une dizaine d’années d’exercice, j’ai commencé à poser des questions aux patientes dès que j’identifiais des réticences, des difficultés ou des douleurs à l’examen. Et là, le gouffre s’est ouvert sous mes pieds face à l’ampleur des violences subies par les femmes», relate-t-elle.

Aujourd’hui, la spécialiste coordonne un diplôme interuniversitaire destiné aux médecins sur la «prise en charge des violences faites aux femmes, vers la bientraitance». «Comment un gynécologue peut correctement soigner une femme qui a été violée, agressée, tabassée, maltraitée, s’il ne le sait pas ? Tant qu’il ne prend pas le temps de dialoguer, de poser la question des vécus de maltraitances, et de faire adhérer à l’examen ou pas, ses soins ne peuvent pas être adaptés. Pire, ils peuvent être d’une extrême violence.»

Toutes ces controverses et réflexions qui traversent actuellement la profession, Philippe Deruelle, 50 ans, professeur de gynécologie obstétrique aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, qui consacre du temps aux questions de violences gynécologiques et obstétricales lors de ses enseignements consacrés à la grossesse, les observe avec «beaucoup d’espoir». Certes, les critiques sont dures à encaisser, mais elles sont «nécessaires», affirme-t-il. Philippe Deruelle pense à la future génération. «Notre discipline a eu tendance à complètement désacraliser le corps des femmes pour n’en avoir qu’une vision hypermédicalisée, qui ne respecte pas la pudeur, l’intimité. Comme si la patiente qui rentre dans un cabinet devait logiquement savoir ce qu’il allait lui arriver sur la table d’examen. Comme si en franchissant la porte de notre salle de consultation, son corps nous appartenait. Cette vision doit changer», développe-t-il. Le praticien se veut optimiste car il constate que ses étudiants sont «en attente d’une vraie formation» sur le sujet. Désormais, la prévention des violences gynécologiques et obstétricales fait partie du référentiel national des connaissances à acquérir lors du second cycle de médecine. Aux universités, et aux enseignants, d’aborder concrètement la thématique lors des cours. «Sinon, on finira par casser la relation de confiance avec les patientes, et c’est là le vrai drame.»


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