lundi 15 août 2022

Monstrueuses menstrues ou le tabou publicitaire des règles

Par   Publié le 15 août 2022

« Filles de pub » (5/7). Des périphrases, des nénuphars, du sang bleu… Pendant cinquante ans, la publicité a eu recours à des subterfuges pour parler des règles. Une nouvelle génération marketing va droit au but.

Sunday, bloody Sunday. Tania Dutel avait 12 ans quand elle a eu ses premières règles. Dans un sketch, l’humoriste de 33 ans témoigne :« Je regarde ma culotte et je vois des taches marron. Pour moi, le sang, c’était rouge. Dans les publicités, il est bleu, et, en fait, c’est marron… Prévenez-nous ! » Comme cette pauvre Carrie, dans le roman de Stephen King (1974), qui patauge, horrifiée, dans son propre sang dans la douche des vestiaires du lycée, des générations d’adolescentes n’ont longtemps pas compris, faute d’avoir été averties, ce qui leur arrivait quand « les Anglais débarquaient ».

D’après l’anthropologue britannique Mary Douglas (De la souillure, 1966), le sang menstruel est polluant, car il se trouve là où il ne devrait pas être, et représente ainsi une menace pour l’ordre social. Un tabou ancestral que la publicité n’a pas franchement aidé à briser dans ses spots pour protections dites « hygiéniques ».

Dès le départ, les dés étaient pipés. A la fin de la première guerre mondiale, nous explique Jeanne Guien, spécialiste du consumérisme, l’entreprise américaine Kimberly-Clark se retrouve avec un énorme surplus de stocks de son CelluCotton, qui servait à la fabrication des masques à gaz et bandages pour les blessés. Elle crée alors Kotex, la première serviette menstruelle, et met le paquet sur les techniques de vente et la publicité. Pour convaincre, la marque se fonde sur un récit mythique légèrement bidonné : les infirmières de guerre auraient utilisé pour leurs règles les bandages avec lesquels elles « sauvaient » les soldats.

« Marketing de la honte »

Les premières campagnes de Kotex publiées dans la presse féminine américaine (la promotion des protections hygiéniques sera interdite à la télévision jusqu’aux années 1970) poseront les bases du « marketing de la honte », qui sévira pendant cinquante ans dans les pays occidentaux : pas de sang, pas d’information, le terme « règles » n’est pas prononcé. On tourne autour du pot. Quand on est une femme, personne ne doit savoir qu’on est « indisposée », ni comprendre pourquoi.

« C’étaient des pubs très vagues, s’adressant à ces dames des classes supérieures, car le matériau était cher » – Jeanne Guien, spécialiste du consumérisme

« C’étaient des pubs très vagues, qui s’adressaient à ces dames des classes supérieures, car le matériau était cher. La serviette, qui n’était pas montrée et dont on ne savait donc pas à quoi elle servait, était pourtant présentée comme la pièce centrale de la garde-robe, avec des développements obscurs sur des valeurs de propreté, de progrès », explique Jeanne Guien. On y admirait ces ladys en manteau de fourrure qui s’adonnaient au patin à glace, au ski, au golf. La marque ne vendait pas un produit, mais un style de vie. Et insistait sur le confort et l’aspect pratique, car les « bandages » étaient jetables. « Quand ça s’est démocratisé, face à l’explosion des problèmes de plomberie (puisque ça finissait dans les toilettes),précise la chercheuse, on a fini par conseiller aux femmes de les découper avant de les jeter… »

Durant les décennies 1980 et 1990, en France comme ailleurs, la plupart des spots rivalisent d’images subliminales (vive le nénuphar) et vendent à ces demoiselles les avantages de pratiquer la voile, de monter à cheval, voire de se faire une petite expo sans risquer la fameuse tache sur le pantalon, qui trahirait leur triste condition. Pas de femme au travail ni d’étudiante passant un examen. « On montrait aussi des jeunes filles qui se baladaient dans les champs, en vêtements blancs, avec de la musique classique en fond sonore. On était dans l’expression de la naturalité », rappelle Corinne Dauger, ex-publicitaire et professeure à HEC.

Alors que Nana montre la première serviette dans un spot en 1980, Always « invente » le liquide bleu, cinq ans plus tard. C’est Corinne Dauger, alors chez Procter & Gamble, qui est chargée de concevoir la publicité : « On avait une nouvelle technologie qui permettait d’absorber trois fois plus. C’était une petite révolution. » Elle a l’idée de monter une campagne où la qualité du produit serait démontrée en versant un fluide bleu et en l’absorbant avec un buvard dans un test comparatif. La publicitaire annonce à son équipe : « “On va prononcer le mot règles et on va faire une démo du produit.” Et là commencent les discussions avec des hommes embarrassés qui me disent : “On ne peut pas passer ça quand les familles sont à table.” Finalement, on l’a fait, mais dans les tests, les femmes étaient contre, elles trouvaient ça gênant. » Aux Etats-Unis, la même année, le mot « règle » est pour la première fois prononcé dans une publicité Tampax par Courteney Cox (Monica dans Friends).

De la période bleue à la révolution rouge sang

A l’époque présenté comme progressiste, le liquide bleu devient peu à peu synonyme d’une incitation à la dissimulation, alimentant la fameuse peur de l’« accident ». Il faudra attendre 2018 pour que Nana décide, la première, à mettre du liquide rouge dans ses spots.

Surfant sur la vague féministe, deux marques vont casser les codes en s’attaquant au fond du sujet. Enfin, presque. Always mène, en 2014, en partenariat avec les réseaux sociaux, la première campagne de sensibilisation « corporate » pour dénoncer les stéréotypes de genre : « #likeagirl ». Cette publicité multirécompensée a été vue près de 60 millions de fois sur YouTube, cette année-là. On y demande à de jeunes adultes (filles et garçons), puis à des petites filles de « courir comme des filles ». Les premiers font des chichis, les secondes courent normalement. L’objectif était de démontrer que les préjugés sexistes minent la confiance des petites filles entre 10 et 12 ans.

« L’objectif était de briser les tabous sur l’intimité féminine, de décomplexer les femmes » – Jennifer Diaz, directrice marketing chez Nana

Captures d’écran de la campagne « Viva la Vulva » de Nana, en 2019.

Puis, Nana, en 2019, chante son ode à la vulve (Viva la Vulva) avec un jeu de métaphores visuelles représentant la pluralité des sexes féminins (sous forme de fruits, gâteaux, coquillages et crustacés), mais aussi une culotte tachée de sang et une jeune fille qui scrute son entrejambe à l’aide d’un miroir. « On a réalisé une étude qui montrait que 62 % des femmes ne savaient pas ce qu’était exactement une vulve, par ailleurs la moitié d’entre elles pensaient que la leur n’était pas parfaite, explique Jennifer Diaz, directrice marketing chez Nana (groupe Essity). L’objectif était de briser les tabous sur l’intimité féminine, de décomplexer les femmes, en parlant ouvertement du sujet. »

Cette ribambelle de vulves a néanmoins indisposé quelques téléspectateurs. Le CSA a été saisi d’environ mille plaintes et une pétition sur Change.org a recueilli 10 000 signatures pour faire interdire le spot. En vain. La campagne a été primée au festival de la publicité de Cannes ainsi que par l’Union des annonceurs. Dans un spot de 3 minutes et 19 secondes (« Histoires d’utérus »), en 2020, Nana expose diverses expériences de femmes, mêlant images filmées, stop motion et dessins animés parlant d’orgasme, d’accouchement, de la douleur des règles, de PMA, mais aussi du refus de la maternité.

Alors que l’endométriose, les violences gynécologiques, la ménopause, le post-partum sont devenus des sujets de société, les entreprises ont dû prendre le train en marche. D’autres ont une démarche ouvertement militante. Caroline Briant a fondé Moodz, une marque de culottes menstruelles, et réalise, en 2021, une campagne d’affichage dans le métro. Leur slogan : « On ne va quand même pas parler de règles ici »« C’était un pied de nez, étant donné qu’on n’en parle pas dans l’espace public », dit-elle. Les affiches exposent des femmes non épilées, vergetures apparentes, et d’une corpulence normale. Un visuel met aussi en scène une personne en transition avec les cicatrices de l’ablation des seins visibles. « On a gagné 20 points de notoriété en trois semaines. C’est une campagne clivante. On nous a accusés de wokisme. On s’y attendait. »

Plusieurs marques de lingerie et de protections périodiques se sont lancées sur ce marché prometteur. Ainsi que sur le maillot de bain spécial menstrues. En 2021, selon un sondage Intima, 65 % des femmes ne vont pas se baigner quand elles ont leurs règles. Et, dans la vie quotidienne, quand « ça » arrive, les femmes se passent encore souvent les tampons de secours, comme si c’était des sachets de coke, en chuchotant.


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