mercredi 17 août 2022

Malaise Suicides de gendarmes: l’année 2022 s’annonce déjà très noire

par Ludovic Séré  publié le 17 août 2022

Depuis le 1er janvier, on recense déjà 15 suicides de gendarmes, 3 de plus que sur toute l’année 2021. Si la gendarmerie nationale met en place des mesures de prévention, celles-ci ne suffisent pas à endiguer entièrement le phénomène.

Proximité de la hiérarchie dans une brigade où l’on vit à l’année, disponibilité de l’arme pour passer à l’acte rapidement, vétusté, parfois, des locaux et manque de reconnaissance des supérieurs. Le problème des suicides dans les rangs de la gendarmerie nationale n’est pas nouveau, mais il est plus rarement évoqué que celui de leurs cousins de la police nationale. Pourtant, si les chiffres, depuis une trentaine d’années, sont difficiles à analyser, tant aucune réelle tendance ne se dégage, l’année 2022 semble annoncer une augmentation sensible du nombre de suicides chez les gendarmes.

D’après les comptes communiqués par la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) à Libération, 15 militaires se sont donné la mort depuis janvier. C’est déjà 3 de plus que pour toute l’année 2021, avec notamment une série de quatre suicides en quelques jours entre la fin du mois de mai et le début du mois de juin. Parmi eux, un garde républicain s’est suicidé au sein même d’une dépendance de l’Elysée le 29 mai dernier, sans qu’aucun détail ne filtre sur les circonstances de ce drame pour le moment.

Pourtant, les suicides au sein des forces de l’ordre, police et gendarmerie confondues, font régulièrement l’objet d’une attention particulière. Entre 2010 et 2020, 242 suicides de gendarmes avaient été comptabilisés. En 2018, le Sénat initiait une commission d’enquête sur l’état des forces de sécurité intérieure et notait «un état moral dégradé, dont le taux de suicide anormalement élevé constitue l’un des révélateurs». L’année suivante, c’est l’Assemblée nationale qui, dans un rapport d’enquête sur les moyens des forces de sécurité, soulignait que «si l’intensité de l’activité opérationnelle redonne temporairement sens aux métiers de policier et gendarme […], elle aggrave en toile de fond un malaise et un mal-être qui laissent à craindre une augmentation du nombre déjà particulièrement élevé de suicides parmi les forces de l’ordre».

«Etre gendarme est un mode de vie»

Plus particulièrement, les gendarmes vivent une situation différente de leurs collègues policiers du fait même de leur fonction. «Les facteurs d’un tel drame sont évidemment multiples, ce n’est jamais uniquement un problème personnel, assure David Ramos, président de l’association de défense des intérêts des gendarmes GendXXI. La situation personnelle influe sur la situation professionnelle ou inversement.» Selon le représentant associatif, «il y a une phase de détection et de prise en charge qui est importante»car «contrairement à d’autres métiers, être gendarme est un mode de vie». Comme celui de policier, le métier de gendarme est générateur de stress, parfois cumulé, qui peut mener à une rupture.

Surtout, le fait que les militaires vivent dans la majorité des cas sur leur lieu de travail aurait aussi une importance non négligeable. «Imaginez-vous croiser en permanence vos collègues ou vos supérieurs hiérarchiques. Cette spécificité peut accentuer une faiblesse, notamment quand la problématique vient du relationnel au boulot.» Pour David Ramos, «la gendarmerie a une responsabilité plus importante car nous sommes en contact permanent avec la personne en souffrance». Interrogée par Libération à ce sujet, la DGGN préfère voir la vie en caserne comme une «source de cohésion et de solidarité». Une vision que partage aussi GendXXI, identifiant aussi la vie en caserne comme un avantage. «Cette proximité est une opportunité pour déceler les changements de comportement, pour communiquer à tout moment sur les difficultés rencontrées, pour aider les camarades de manière directe ou indirecte.»

Le système de notation en cause

Auditionné à ce sujet le 27 juillet à l’Assemblée par le député LFI-Nupes Emmanuel Fernandes, le directeur général de la gendarmerie nationale Christian Rodriguez explique que la DGGN a voulu «regarder tous les cas de passages à l’acte pour voir [s’ils n’étaient] pas capables, avec un algorithme, de trouver des déclencheurs qu’ [ils n’auraient] pas décelés». Le directeur aurait ainsi identifié un certain mal-être des troupes lié au «niveau note». Cette notation, qui intervient au moins une fois par an, consiste, selon le code de la défense, à une évaluation par l’autorité hiérarchique des qualités morales, intellectuelles et professionnelles du militaire, de son aptitude physique, de sa manière de servir pendant une période déterminée. «On note les personnes, or cette pratique n’est pas si utile pour évaluer un niveau et dépend aussi beaucoup du notateur, développe Christian Rodriguez. On s’est rendu compte que pour beaucoup, la note était un facteur dérangeant et déclenchant.» Ce dernier explique donc que la DGGN est en train de supprimer cette notation, sans pour autant préciser à quel moment le niveau note n’existera effectivement plus.

Evidemment, le rapport à l’arme de service, et sa proximité, compte énormément dans le passage à l’acte de certains gendarmes. «Il existe un phénomène d’opportunité», souligne David Ramos. L’arme est chez soi, disponible, et représente pour certains une solution «rapide et sans douleur»«Entre le moment où vous faites le choix d’en finir et celui où vous appuyez sur la détente, il peut ne se passer que quelques minutes, assure le président de GendXXI. Il est très difficile de prendre du recul. L’arme est très clairement un facteur facilitateur du geste.»

Milieu viriliste

Au-delà du constat, la gendarmerie nationale explique avoir mis en place une série de dispositifs afin de mettre l’accent sur la prévention : formation initiale, commissions locales de prévention pour identifier les facteurs de risque, ligne d’écoute assurée par des psychologues cliniciens ou mise à disposition d’un des 42 psychologues de la gendarmerie après un événement traumatisant. Des officiers de liaison sont formés à repérer d’éventuels signaux faibles. Les officiers appelés à exercer un premier commandement sont tous formés à «l’écoute» durant leur scolarité à l’école des officiers de la gendarmerie nationale, indique la DGGN. «De même, les commandants de groupement et de compagnie, ainsi que les conseillers concertation, bénéficient du programme Papageno pour parler avec justesse de cette question.» Le programme Papageno permet ainsi de former les personnes à la parole sur le sujet des suicides et sert notamment à trouver «les mots justes pour évoquer le suicide ou la tentative». Sur leur site, les créateurs de la méthode critiquent «un traitement fortement médiatisé, sensationnaliste, glamour du suicide, lequel peut favoriser la contagion suicidaire».

«De notre côté, nous voyons une réelle volonté de former un maximum de personnes, salue David Ramos. Mais la problématique est toujours la même, c’est le temps. Dégager du temps est très compliqué, on ne peut annuler des opérations pour cela. Il y a des choix opérationnels à faire et, évidemment, la sécurité de nos concitoyens va passer avant tout, avant la formation.»

En cas de repérage de signaux faibles, la première étape sera ainsi de débriefer avec l’intéressé, puis d’essayer de l’orienter vers un psychologue clinicien afin que la pression ne monte pas trop fort dans la «cocotte». Si la personne reste fermée, si elle ne répond pas aux propositions qui lui sont faites, la hiérarchie militaire peut lui imposer de consulter un médecin militaire. «C’est un ordre», résume David Ramos. En cas de difficultés, l’aptitude au port d’armes, voire l’aptitude au service, peut être retirée. «Nous avons eu un cas récemment, quelqu’un qui fait de la dépression chronique, qui s’est fait retirer son arme, qui s’est vu placé en congé longue maladie afin qu’il puisse revenir dans de bonnes conditions plus tard. Cela nécessite un gros travail de pédagogie pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’une sanction mais d’une aide, afin de se concentrer sur lui.»

«On voit beaucoup d’images ultra-violentes»

Le gendarme explique faire partie lui-même d’une population dite «à risque», notamment en raison des images auxquelles il est exposé. «Je travaille dans le cyber, on voit beaucoup de contenus pédopornographiques, des images ultra-violentes, morbides… A titre personnel, et cela reste une démarche personnelle, je rencontre un psychologue une fois par an.» Pour lui, l’idée est de ne pas attendre d’«être dans le jus» pour réagir. «C’est une démarche qui est peu commune, nous sommes dans un milieu un peu viriliste, celui de la sécurité intérieure, et certaines personnes peuvent penser que voir un psy peut être considéré comme un aveu de faiblesse.»

Si la mise à disposition d’un psychologue est systématique après un événement traumatisant, la consultation n’est pas obligatoire «pour la simple et bonne raison que la démarche doit être personnelle pour fonctionner». Seuls ceux qui le jugent nécessaire peuvent bénéficier d’un accompagnement ponctuel ou à long terme de la part d’un psychologue clinicien.

Quant à une éventuelle responsabilité de la DGGN dans les suicides des militaires, l’association GendXXI reste nuancée. «J’ai quand même beaucoup de mal quand je vois des articles de presse après le suicide d’un collègue qui nous expliquent qu’il s’agissait uniquement de problèmes personnels», regrette David Ramos. Il estime que ces communications institutionnelles s’apparentent à une forme de déni mais souligne que l’inverse, soit considérer que la gendarmerie nationale est à l’origine de tous les maux, est tout aussi réducteur. Ce n’est jamais blanc ou noir, c’est même souvent une infinité de gris et la responsabilité est forcément partagée. Quand je parle de responsabilité, je n’entends pas vouloir désigner des coupables. Mais pourquoi est-ce qu’on n’a pas vu ? Est-ce qu’on aurait pu mieux voir ? Est-ce qu’on aurait pu mieux traiter la situation ?»


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