vendredi 19 août 2022

L’holobionte, une microbes mania

par Coralie Schaub  publié le 18 août 2022

Depuis les années 90, les découvertes des biologistes ont remis en cause la vision philosophique de notre corps comme organisme indépendant. En réalité, derrière chaque individu se cache un écosystème coopératif de millions de micro-organismes qui nous définissent et dont nous sommes complètement dépendants.

Vous, chère lectrice, cher lecteur, comme moi, comme la plupart d’entre nous, vous pensez être un individu autonome. Une entité séparée des autres êtres vivants, un organisme isolé, capable de se débrouiller en toute indépendance pour vivre en ce bas monde. De se nourrir seul, de se défendre seul contre les maladies, de décider seul de ses actes. En Occident, notre philosophie, notre vision de la société, est basée sur l’individu, la biologie est centrée sur l’organisme. Et notre «moi» est gouverné par notre cerveau.

Mais voilà, cette belle histoire à laquelle nous croyons tous n’est qu’une illusion. Un joli paravent qui flatte sans doute notre ego, mais que moult découvertes scientifiques récentes réfutent. En réalité, vous et moi, le pape François et Beyoncé, mais aussi tous les autres animaux, toutes les plantes, nous ne sommes que des hôtes. Des sortes de grosses pensions accueillant une myriade d’invités. Ou plutôt d’employés travaillant pour nous en échange du gîte et du couvert que nous leur offrons. Ces précieux collaborateurs, ce sont nos microbes, les quantités astronomiques de bactéries, de levures et de virus que nous hébergeons et sans lesquels nous ne pourrions pas vivre, ou très mal. Et l’association entre les macro-organismes hôtes que nous sommes et eux, tous nos micro-organismes, forme une unité biologique appelée holobionte (du grec holo, «tout», et bios, «vie»). Derrière ce drôle de mot, forgé en 1991 par la microbiologiste américaine Lynn Margulis (1), se cache un concept qui agite la communauté scientifique depuis une vingtaine d’années, bouleverse notre compréhension de ce qu’est un individu et ouvre des perspectives inouïes dans divers champs de recherche, qu’il s’agisse de biologie, de nutrition, de médecine, d’agriculture ou de philosophie.

Sébum et cellules mortes

«Les biologistes savent depuis le XIXe siècle que nous vivons en symbiose avec des micro-organismes, que des bactéries nous aident par exemple à digérer les matières végétales, rappelle Sébastien Duperron, chercheur en écotoxicologie microbienne et professeur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Mais jusqu’à ces quinze dernières années, on n’avait pas réalisé leur nombre, leur diversité, leur omniprésence ni leur rôle central dans la vie des plantes et des animaux, partout, des fonds marins jusqu’aux pôles.»Ce qui a tout changé ? Deux «révolutions», explique le scientifique. D’abord, le développement de la biologie moléculaire, à partir des années 1990, qui a permis de décrire les micro-organismes sans devoir les mettre en culture. Ensuite, à la fin des années 2000, l’amélioration des méthodes de séquençage d’ADN. La diversité des micro-organismes associés à Homo sapiens n’a commencé à être dévoilée qu’au début des années 2010. Depuis, pas un jour, ou presque, sans que les chercheurs découvrent de nouvelles symbioses impliquant des microbes, dans tous les écosystèmes. «Le corps humain lui-même apparaît de plus en plus comme un écosystème complexe au cœur duquel les bactéries jouent les premiers rôles», écrit Sébastien Duperron dans son ouvrage les Symbioses microbiennes (Iste, 2017).

Les virus jouent probablement eux aussi un rôle majeur au sein de l’holobionte, l’un d’entre eux nous permet par exemple d’avoir un placenta, mais l’étendue exacte de leurs rôles bénéfiques reste difficile à étudier. Pour l’heure, même si elles sont très loin d’avoir livré tous leurs secrets, les chercheurs connaissent mieux les bactéries, ces organismes vivants constitués d’une seule cellule sans noyau et dont environ 10 000 espèces ont été identifiées, sans doute une infime fraction de celles qui existent en réalité. Idem pour les levures, des champignons unicellulaires. Quoi qu’il en soit, bactéries, levures ou virus vivent sur nous, en nous et avec nous. Partout et tout le temps, le plus souvent pour le meilleur. Ils constituent ce qu’on appelle le microbiote. Chez nous, humains, il en existe plusieurs. Le microbiote cutané, sur la peau et le cuir chevelu, se nourrit de sébum et de cellules mortes et diffère selon que l’endroit est plus ou moins moite. D’autres microbiotes se logent dans toutes nos cavités : oreilles, bouche, nez, poumons, mais aussi vagin, où il crée une acidité locale qui repousse les pathogènes. Il y en aurait peut-être même dans le sang, les muscles, le foie, voire le cerveau.

Mais c’est le microbiote intestinal, popularisé par le best-seller de la gastro-entérologue allemande Giulia Endersle Charme discret de l’intestin (Actes Sud, 2015), qui est de loin le plus important et le plus étudié. «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, dans son livre Jamais seul, ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations (Actes Sud, 2017). Notre corps contient «autant de bactéries que de cellules humaines, 100 000 milliards, chacune possédant un génome, explique aussi Sébastien Duperron. Mais 99,9 % de ces bactéries sont dans notre tube digestif, en particulier dans le gros intestin, car c’est là qu’elles trouvent le plus à manger». Résultat, les microbes représentent 66 % du volume des selles, soit 100 milliards de bactéries par gramme.

Fromage au lait cru

Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. Elles ont d’ailleurs inspiré les midi-chloriens, dans Star Wars : les Jedi ont plus ou moins de pouvoir selon qu’ils ont plus ou moins de midi-chloriens dans leurs cellules.»

Nous acquérons l’essentiel de nos microbes à la naissance. Selon que nous naissons par voie basse ou par césarienne, nous ne sommes pas colonisés par les mêmes. Idem selon que nous sommes nourris au lait en poudre ou allaités. Bambins, notre microbiote recrute de nouveaux éléments au fil des objets que nous portons à la bouche, de ce que nous mangeons, des caresses que nous recevons. Il se stabilise vers trois ans et subit parfois des perturbations majeures, par exemple quand nous prenons des antibiotiques.

Son rôle est clé pour notre santé physique et mentale. «Nutrition, immunité, mais aussi développement, comportement voire sociabilité… Il n’y a pas de fonction dans notre organisme qui ne soit influencée par notre microbiote», affirme Marc-André Selosse. La liste des découvertes récentes est impressionnante. Le microbiote accélère par exemple la cicatrisation de la peau. Au passage, glisse le biologiste, «ne pas avoir de microbes sur la peau favorise les mycoses ou les staphylocoques dorés, c’est un vrai problème pour les gens qui se lavent trop les mains en milieu hospitalier et une des raisons pour lesquelles on doit impérativement arrêter le gel hydroalcoolique hors période d’épidémie».

Le bouleversement en cours concerne en particulier les maladies du métabolisme (diabète, obésité), du système immunitaire (asthme, allergies, maladie de Crohn, lupus) et celles du comportement et du système nerveux (autisme, Parkinson, Alzheimer, dépression). En pleine explosion, leurs causes peuvent être génétiques ou environnementales. Mais «on a aussi découvert que les malades n’avaient pas le même microbiote : il est souvent moins diversifié que chez les personnes bien portantes», indique Marc-André Selosse, qui parle de «maladies de la modernité, où tout est trop aseptisé». Vive, donc, le bon vieux fromage au lait cru, les kéfirs de lait et de fruits, les yaourts, la choucroute ou le brocoli, qui chouchoutent le microbiote. Et exit la malbouffe, les émulsifiants, édulcorants et conservateurs. «Une chose est certaine, en tout cas chez les souris et sans doute chez l’homme : une modification du microbiote du fait d’une mauvaise alimentation, riche en graisses et sucres, peut générer, au minimum, une dépression», rapporte Gabriel Perlemuter, chef du service hépato-gastro-entérologie et nutrition à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart, dans son livre Stress, hypersensibilité, dépression… Et si la solution venait de nos bactéries ? (Flammarion, 2020). Car nos micro-organismes produisent les molécules qui nous influencent. Notamment la sérotonine, une hormone qui régule notre humeur.

Transplantations fécales

Sommes-nous manipulés par notre microbiote ? Certaines études sont troublantes. L’une d’elles, menée par l’université de Californie, a montré que les femmes chez qui les bactéries Prevotella sont abondantes sont plus émotives et sensibles que les autres. «Par une série de mécanismes qui ne sont pas encore tous élucidés, nos bactéries seraient donc capables d’influer sur notre manière d’être. De nous rendre plus ou moins émotifs, plus ou moins sensibles à la douleur des autres, écrit Gabriel Perlemuter. Les tueurs en série, les bourreaux, les génocidaires souffrent-ils d’un déficit de Prevotella, et celui-ci leur servira-t-il un jour de circonstance atténuante devant les tribunaux ? On est en droit de poser cette question qui ouvre sur la problématique du libre arbitre.»

Inversement, allons-nous tenter, nous les hôtes, de jouer sur notre microbiote ? «Nous pouvons nous changer en le changeant. Comprendre comment reconstruire ou transformer un microbiome[le contenu génétique complet du microbiote, ndlr] figure donc parmi les défis scientifiques de demain», expose Eric Bapteste, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la biologie évolutive, dans Tous entrelacés ! (Belin, 2018). Déjà, l’étude du microbiome est devenue «une industrie qui brasse des milliards de dollars», dit-il.

Traitements probiotiques et transplantations fécales (si, si) se multiplient. Les microbes intéressent aussi de plus en plus la médecine légale. Et inspirent des «bioartistes» comme le canadien François-Joseph Lapointe, qui réalise des «microbiome selfies»représentant l’évolution de la diversité bactérienne de sa main droite après avoir serré celle d’inconnus. Pour Eric Bapteste, «en découvrant le potentiel coconstructeur majeur de nos microbes, il est très vraisemblable que nous engendrions des Caosmo sapiens, des ensembles de cyborgs microbiologiques aux propriétés imprévisibles».

Qui sommes-nous donc ? Où s’arrête notre être, notre identité ? La notion d’holobionte chamboule nos certitudes, notre représentation du «moi» et du monde. Nous ne sommes décidément pas seuls et autonomes du tout, jamais, et aucun être vivant ne l’est. Mais après tout, un holobionte peut-il (sur)vivre tout seul ? N’est-il pas lui aussi un concept dépassé, erroné ? «C’est une tentative désespérée de sauver la notion d’organisme et d’individu, en l’élargissant à un autre niveau, l’entité autonome serait désormais l’hôte et ses microbes. C’est commode, c’est un premier pas technique qui débouchera sur de nouvelles pratiques médicales et alimentaires, mais c’est une occasion ratée, estime Marc-André Selosse. Car la vraie leçon philosophique que nous devrions tirer de tout cela est que l’autonomie n’est pas le propre du vivant : celui-ci est fait de coopération, d’interaction, de dépendances, de parasitisme.» De collectif, de liens, de réseaux, bien plus que d’individualités. Même si on les élargit à l’holobionte.

(1) Lynn Margulis et Dorion Sagan, Microcosmos, 4 milliards d’années de symbiose terrestre, Wildproject, 2022


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