lundi 29 août 2022

La maternité des Lilas, histoire d’une « gabegie financière »

Par    Publié le 28 août 2022

Cette institution pionnière pour les droits des femmes, déficitaire, est en sursis jusqu’en juin 2023. Un rapport réalisé par un cabinet indépendant dévoile des errances budgétaires sur lesquelles l’ARS aurait fermé les yeux.

La maternité des Lilas (Seine-Saint-Denis), en août 2013.

Un sursis court, mais un sursis quand même. Alors que la maternité des Lilas devait cesser son activité en juin 2022 pour cause de déficit, de locaux vétustes, et pour n’avoir toujours pas trouvé, au bout de dix ans, d’établissement hospitalier auquel s’adosser, Cécile Lambert, directrice de l’offre de soins de l’agence régionale de santé (ARS) Ile-de-France par intérim, a annoncé, fin avril à une délégation de personnels et d’élus réunis au ministère de la santé, qu’elle lui accordait un sursis d’un an au maximum. C’est-à-dire jusqu’en juin 2023. De quoi rassurer, au moins pour un temps, les professionnels et les usagers venus manifester ce jour-là contre la fermeture de leur « mater ».

Fondée en 1964 par la comtesse de Charnière, acquise à la méthode de « l’accouchement sans douleur », les « Lilas » est une véritable institution. Mais son modèle, fondé sur la possibilité pour les femmes d’accoucher de manière physiologique, nécessite une présence permanente de sages-femmes lors de l’accouchement, une démarche incompatible avec les exigences de rentabilité de l’ARS. « C’est un projet intéressant, mais le coût d’un accouchement y est deux fois supérieur. Cela rompt l’équité avec les femmes sur le reste du territoire », argue un ancien de l’ARS. En 2021, 1 107 femmes y ont accouché, et 600 interruptions volontaires de grossesse y ont été pratiquées.

Entre l’ARS Ile-de-France et la maternité, les relations ont toujours été compliquées. Dès la création de l’agence, en 2010, cette dernière la somme de s’adosser à une autre structure hospitalière, pour retrouver si ce n’est la rentabilité, au moins l’équilibre financier, et des conditions d’exercice plus sûres, ses locaux n’étant plus aux normes. En 2011, elle empêche la reconstruction de la maternité aux Lilas, car le projet ne prévoit pas le rapprochement avec une autre structure.

Un bail « déséquilibré »

« La gestion du dossier de la maternité des Lilas par l’ARS Ile-de-France, depuis quinze ans, est une gabegie financière », martèle Lionel Benharous, le maire (Parti socialiste) des Lilas, face à la grappe de manifestants réunis devant le ministère, fin avril. Sans solution, mais bloquée par la charge symbolique, l’ARS soutient chaque année la trésorerie de la maternité à hauteur de 4,5 millions d’euros, soit un tiers de ses 12 millions d’euros de budget.

Cette « gabegie », un rapport commandé au cabinet Syndex par le comité social et économique et les syndicats, et remis en novembre 2021, que s’est procuré Le Monde, permet d’en faire une radiographie. Parmi les lourdes charges de la maternité, le loyer de ses murs acquis dans les années 1970, par trois anciennes salariées et par son administrateur judiciaire d’alors, Pierre Zecri, président de la compagnie des administrateurs judiciaires.

A son décès, en 2004, sa veuve, Françoise Zecri, hérite de son important patrimoine immobilier. Quinze ans plus tard, en octobre 2019, l’héritière et les trois propriétaires, réunies au sein d’une SCI, cèdent leurs murs pour 2,5 millions d’euros à trois acquéreurs : deux marchands de biens, Tony Meier et Guillaume Guichard, alliés à François Sarkozy, le frère cadet de l’ancien président de la République, ancien pédiatre.

Mais le trio a posé une condition : la signature d’un nouveau bail avec l’association Naissance, qui gère la maternité. Résultat : loyers et charges augmentent de 113 000 euros par an (+ 27 %) pour atteindre 528 000 euros. « Tout est à la charge du locataire : travaux, entretien, réfection… Le bail est si déséquilibré qu’il donne le sentiment qu’il n’y a pas eu de réelle négociation », analyse Marion Viel, juriste bénévole pour la Fondation des Femmes.

« C’est ma faute, je ne l’ai pas lu, j’ai fait confiance, je l’ai signé… », a reconnu Louis Fabiano, le président de l’association Naissance et signataire du fameux bail, lors du Comité social et économique du 3 décembre 2021. L’homme d’affaires a été coopté à la tête de l’association par Mme Zecri en 2017, après qu’elle lui a confié la mission de trouver des acheteurs pour les murs de la maternité. N’avait-il pas personnellement intérêt à ce que le bail, même défavorable pour la maternité, soit signé, afin que les murs puissent être vendus et qu’il touche au passage une commission sur cette vente ?

Interrogé, Louis Fabiano a refusé de répondre à nos questions. « Je me suis occupée avec lui de trouver des acquéreurs pour les murs de la Maternité (…). Il était normal qu’il se fasse payer », justifie Françoise Zecri.

Dissensions stratégiques

C’est aussi sous le mandat de Louis Fabiano que le projet d’adossement à Floréal, une clinique privée située à 900 mètres de là, à Bagnolet, a capoté. En 2015, Marisol Touraine, ministre de la santé, avait définitivement douché les espoirs de reconstruction aux Lilas nourris par la direction de l’établissement, qui s’était alors finalement résolue à se rapprocher de Floréal. Entre 2016 et 2021, des études sont sollicitées, pour un total, toujours selon le rapport Syndex, d’un million d’euros. « Un protocole d’accord avait été signé le 1er avril 2017 entre Floréal, l’association Naissance et l’ARS. On avait sablé le champagne, y avait plus qu’à », se souvient Jean-Claude Hirel, qui présidait l’association Naissance. Mais, fin 2021, Floréal est vendue à Almaviva Santé, un groupe privé à but lucratif, qui fait savoir qu’il « est entièrement concentré sur le projet médical et chirurgical actuel de la clinique ». Adieu, donc, l’adossement à Floréal. Et le million d’euros investi.

A qui, à quoi imputer cet échec ? A des dissensions stratégiques et familiales du côté de Floréal ? Jean-Jacques Gambaro, propriétaire de la clinique, avait pour elle des ambitions d’extension en intégrant la maternité des Lilas, mais son fils, directeur général et futur héritier, aurait jugé le projet trop ambitieux. Ni le père ni le fils n’ont souhaité répondre à nos questions. Au manque d’implication de Louis Fabiano, suggéré par des cadres de la maternité comme par les prestataires ? « Pour moi, on avait commencé à se rapprocher de Floréal, et tout s’est arrêté en 2017, quand M. Fabiano est devenu président. Il n’y a plus eu de communication avec la direction sur le sujet », relate Christine Bouffard, ancienne sage-femme en chef.

Troisième explication possible, l’incurie de l’ARS, dont les prestataires assurent, de manière anonyme, qu’elle aurait pu, en tant qu’autorité de tutelle, faire pression pour que l’alliance réussisse. Mais qu’elle a préféré regarder ailleurs et laisser le projet échouer. « Les négociations ont été soutenues, (…) elles ont fait l’objet de réunions régulières entre l’ARS et les deux parties depuis cinq ans. (…) Le soutien de l’ARS s’est concrétisé à la fois par la poursuite des autorisations d’activités et des aides annuelles en trésorerie. C’est après le rachat de Floréal par un autre groupe que celui-ci a fait savoir qu’il ne souhaitait pas poursuivre dans la démarche. (…) L’ARS n’a pas le pouvoir d’obliger un groupe privé à reprendre une activité », conteste l’agence.

Anomalies dans les comptes

La rédaction du rapport Syndex a poussé les syndicalistes à se plonger dans les livres de comptes de l’association dont elles sont salariées, sources de nouvelles surprises. Les déléguées syndicales ne perçoivent toujours pas ce qu’ont bien pu apporter à la maternité les participations de M. Fabiano à cinq « rencontres de santé » par an, sur la côte d’Azur, à la belle saison, pour lesquelles l’association l’aurait indemnisé à hauteur de 15 000 euros de frais kilométriques pour les années 2018, 2019 et 2020.

Louis Fabiano se voit également reprocher par les syndicats les sommes élevées dévolues à des prestataires aux missions plutôt périphériques. Ainsi, entre 2016 et 2021, 840 000 euros ont été dépensés en honoraires d’avocats, dont 132 000 euros, en 2020, pour le seul cabinet Vivant Avocats. Myriam Budan, directrice de la maternité depuis mars 2021, a d’ailleurs refusé de payer les factures de ce cabinet à partir de juin de la même année, arguant de l’« inadéquation entre les honoraires pratiqués et les prestations délivrées ». Elle a également mis un terme au contrat passé avec ByTheWay – une agence de communication connue pour ses prestations en « media training » pour les responsables de La République en marche –, dont elle jugeait les prestations « insatisfaisantes » malgré les 300 000 euros investis entre 2018 et 2021.

Comment l’ARS a-t-elle pu passer à côté de ces anomalies alors que ces documents budgétaires doivent être régulièrement portés à la connaissance ? L’agence, qui nous a répondu par écrit, a admis avoir reçu les comptes prévisionnels de la maternité pour « approbation tacite », mais elle se dégage de toute responsabilité en ce qui concerne le contrôle de la gouvernance de l’association Naissance : « En matière de gestion, c’est le conseil d’administration de l’association gestionnaire, avec l’appui de son commissaire aux comptes, (…) qui doit se prononcer ».

La maternité des Lilas est aujourd’hui dans une impasse. Seul candidat à sa reprise, le groupe Avec, qui gère déjà la clinique Vauban, à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis). Mais les salariés et les élus locaux rejettent déjà un éventuel rapprochement avec ce groupe. L’ARS semble moins s’inquiéter. Les syndicats lui reprochent de laisser Louis Fabiano mener cette négociation, et ce malgré leurs alertes. Ce dernier a d’ailleurs déjà donné congé de la maternité à ses bailleurs, le 27 avril. En novembre, à la fin du préavis, la maternité se retrouvera donc sans locaux… que la nouvelle alliance réussisse, ou pas.


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