mercredi 24 août 2022

Comment juger la folie ? (2/4) Irresponsabilité pénale : «Vous avez compris que vous êtes l’auteur d’un meurtre, monsieur ?»

par Chloé Pilorget-Rezzouk   publié le 7 août 2022

Parce que «des voix» lui ont commandé de le faire, André G. a tué sa mère de 92 ans à l’aide d’un dictionnaire, en mars 2020. Mais était-il responsable de son acte ?

Le principe du droit selon lequel «on ne juge pas les fous» revient régulièrement au cœur du débat politique et juridique. L’émoi suscité par l’affaire Sarah Halimi, l’an dernier, a donné lieu à une réforme promulguée en janvier. Cet été, Libé raconte comment la justice s’empare du cas de ces malades mentaux, auteurs de délits ou crimes.

Le 13 mars 2020, vers 16 h 30, André G. appelle les pompiers. Son souffle est saccadé, ses mains tremblent. Au bout du fil, ce quasi-quinquagénaire placé sous curatelle renforcée et résidant avec sa mère, 92 ans, a un aveu à leur faire : il vient de la tuer. Cela fait des années qu’ils vivent sous le même toit, au premier étage d’un paisible immeuble de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Elle le prenait pour «un larbin», il en a eu «marre». Alors, il a attrapé ce dictionnaire Larousse, a frappé la vieille dame affaiblie dans son fauteuil roulant, lui a donné des «coups de pied et de poing», puis a obstrué sa bouche avec un chiffon imbibé de détergent «pour être sûr qu’elle va bien mourir», expliquera-t-il plus tard au juge d’instruction. Après, il est allé replacer l’ouvrage dans sa chambre. A la même place. Lorsque la police et les secours sont arrivés, c’est lui qui a ouvert la porte de l’appartement. Derrière lui, la nonagénaire gisait inconsciente sur le sol du salon.

«Quel était le poids du dictionnaire ?» s’enquiert la présidente de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. «Ah, 2,2 kilos !»poursuit Pascale Chaline-Bellamy, qui vient de remettre la main sur l’information. «La quatrième de couverture est enfoncée et abîmée du centre à la tranche inférieure», lit la magistrate. Derrière le box où il a pris place ce 9 mai 2022, un peu plus de deux ans après les faits, André G. est un corps qui s’affaisse, une silhouette lestée par le poids d’un crime qu’il «regrette», mais dont il ne parvient à «expliquer le pourquoi», selon l’expert psychiatre. Derrière d’épaisses lunettes, on distingue l’air hébété de cet homme de 51 ans à la peau brune, à la chevelure plus sel que poivre, et habillé bien trop chaudement en ces premiers jours de printemps caniculaire. Assis à quelques mètres, se trouve l’un des frères de la victime. Lequel est donc aussi l’oncle d’André G.

Dans cette petite salle boisée du palais de justice de l’île de la Cité, il n’y a pas de jurés populaires comme aux assises, seulement des magistrats professionnels. «Un juge d’instruction nous a saisis après des expertises psychiatriques. La discussion portera sur votre responsabilité pénale. Même si la chambre de l’instruction vous déclare irresponsable, elle devra quand même examiner si vous êtes l’auteur des faits commis sur votre mère», a introduit la présidente, un peu plus tôt. Créée avec la loi du 25 février 2008 dans le sillage de l’affaire Romain Dupuy, cette audience a notamment pour vocation de mieux prendre en compte les parties civiles, lesquelles recevaient auparavant un simple courrier leur annonçant un non-lieu psychiatrique.

«Je regrette»

Examiné par un médecin une semaine après le drame, André G. dira «avoir fait ce qu’il fallait» et «n’avoir plus à supporter le poids de sa mère». Le collège d’experts psychiatres ayant rencontré le mis en cause, les 22 juillet 2020 et 4 mai 2021, a diagnostiqué une «schizophrénie déficitaire» et conclu à l’abolition du discernement au moment des faits, après lesquels André G. a d’ailleurs été hospitalisé en «état de décompensation complète». Les mois précédents, ce vieux garçon diagnostiqué schizophrène à ses 18 ans, et régulièrement suivi depuis, avait connu «une recrudescence délirante», assailli par «des hallucinations acoustico-verbales». Il faudra attendre dix mois, dont six en unité pour malades difficiles (UMD), pour que son état soit jugé compatible avec une audition par le juge d’instruction, le 15 janvier 2021. André G. expliquera alors que «des voix» lui ont commandé de tuer sa mère.

 «Donc vous le dites vous-même, vous avez une maladie, monsieur ?demande la présidente d’une voix douce.

 Oui.

 Vous avez expliqué que cette maladie vous rendait nerveux, vous faisait mal à la tête… Vous aviez déjà entendu des voix qui vous disaient de faire des choses violentes ?

 Oui, ça m’est déjà arrivé.»

Il y a vingt ans, rappelle la magistrate, André G. avait menacé un policier avec un couteau. Il avait alors été hospitalisé six mois. L’intéressé grommelle, assommé par ses neuroleptiques. La présidente lui demande d’essayer de se tenir debout, de parler en dehors du box. Ce bénéficiaire de l’allocation adulte handicapé et sa mère vivaient ensemble depuis des années. A l’exception d’une tentative de quelques mois au sein d’un foyer médicalisé, ce fils inadapté au travail, isolé depuis l’adolescence, a toujours vécu auprès d’elle. Il arrivait qu’ils «s’engueulent», pas plus. «Sur le moment, j’ai pas compris. Mais après, j’ai compris ce que j’ai fait»,dit-il aujourd’hui. «Vous savez pourquoi c’est arrivé ?» enchaîne la présidente. «Pffff…» Il gonfle ses joues comme un enfant. «Je ne sais pas.»

 «Votre mère, elle vous avait dit quelque chose ?

 Non, elle était gentille.

 Vous entendez encore des voix ?

 Un petit peu.

 Qu’est-ce qu’elles vous disent ?

— Des saloperies, des mots grossiers.

— Malgré votre traitement ?

 Ouais, ça arrive.

 Donc vous avez compris que vous êtes l’auteur d’un meurtre, monsieur ? Est-ce que vous regrettez ?

 Oui, je regrette.»

Soudain, André G. se tourne vers les bancs du public. «Bonjour Philippe.» Son oncle est assis juste devant nous. Le mis en examen nous fixe, nous prend pour des proches. Invité par la présidente à s’exprimer, Philippe G. se lève. Il n’a pas d’avocat. «Je me suis porté partie civile pour être informé du suivi de l’affaire. Ce qui est arrivé est triste, je n’aurais jamais imaginé cette fin tragique. Notre sœur ne s’est jamais plainte de son fils.» La magistrate rebondit : «Vous n’avez jamais remarqué qu’il était dans un état préoccupant ?» Ce retraité de la finance, longiligne et élégant : «Je voyais André quatre à cinq fois par an, il se portait plus ou moins bien. Sur l’élocution, ça a toujours été compliqué, mais ça ne s’est pas arrangé.»

Fulgurances

Est-il nécessaire de requérir à son encontre une interdiction d’entrer en relation avec la famille ? veut savoir l’avocat général, lequel défend l’intérêt général et veille donc à éviter une récidive. La partie civile ne le souhaite pas. Depuis le placement de son neveu en détention provisoire à Fresnes (Val-de-Marne), en janvier 2021, Philippe G. lui rend régulièrement visite. «C’est dramatique, mais on ne va pas le rejeter pour autant», défend le sexagénaire. Il est son dernier lien vers l’extérieur. L’avocat du mis en examen, Gabriel Old, insiste à son tour : «Ce fut une grande source d’apaisement pour lui. Il est essentiel que monsieur puisse continuer à avoir des liens avec sa famille.» André G. vit une incarcération difficile – «la prison, c’est plus dur que la prison médicale». Derrière les barreaux, son état de santé s’est dégradé. Il a dû être hospitalisé durant une quinzaine de jours à l’Etablissement public de santé national de Fresnes.

En visioconférence, un des deux experts ayant examiné André G. décrit «une vie très tôt marquée par la maladie», avec une première hospitalisation en 1988, des «éléments pathologiques tout à fait patents» et un discours «typique» de la psychose. Le psychiatre évoque aussi la présence «d’idées suicidaires». Il y a trente ans, André G. s’était blessé en sautant d’un pont. Les voix, déjà, le lui avaient dicté. Les mêmes qui, trente ans plus tard, lui ordonneront de s’en prendre à sa mère. La présidente : «Parfois, dans nos dossiers, nous avons des épisodes de ce type-là avec des individus en rupture de soins. Ce n’est pas son cas ?» L’inobservance thérapeutique – le fait de ne plus prendre ses médicaments – est un symptôme au cœur de la maladie mentale. L’expert est catégorique : «Non. Ce monsieur était à dose thérapeutique.» André G. reçoit des injections, lesquelles permettent «que le produit reste longtemps dans l’organisme».

 «Vous êtes OK pour dire que votre traitement, c’est à vie ? lui demande la présidente.

 Oui, sinon je recommencerai», assure-t-il.

Mais que faire de ces fulgurances par lesquelles les malades mentaux semblent agir de façon rationnelle et peuvent donner l’illusion d’être conscients, voire responsables de leurs actes ? La présidente pousse le psychiatre à éclairer la cour. «On peut être surpris par une organisation logique, développe-t-elle. Il va chercher un gros livre pour tuer sa mère, qu’il va ensuite ranger et, pour finir le travail, il va prendre un mouchoir… Donc là, il n’y a pas désordre dans ses actes. Est-ce qu’une organisation factuelle cohérente est incompatible avec un épisode de décompensation psychotique ?»L’expert derrière l’écran : «Le côté méticuleux entre assez bien dans un processus délirant. Ce monsieur n’a pas voulu dissimuler les choses. En réalité, il n’est pas dans un comportement cohérent.»

«Il a besoin de soins»

Alors, quel avenir pour André G. ? La présidente expose l’alternative : «S’il sort de prison, doit-il encore passer par une hospitalisation ou recouvrer la liberté comme tout un chacun ?» Dans le cas où l’auteur des faits est déclaré irresponsable, la loi n’offre à la chambre de l’instruction que deux possibilités : ordonner son hospitalisation complète… ou pas. Le psychiatre doute que ce malade chronique «puisse retrouver, à terme, une vie autonome qu’il n’a d’ailleurs jamais vraiment eue».

 «Donc monsieur relève d’une hospitalisation complète, si sa détention est levée ?

 Oui, absolument.»

Le temps du réquisitoire, construit en deux temps, est venu : André G. est-il l’auteur du meurtre de sa mère ? Est-il responsable de ce meurtre au pénal ? Pour le représentant du ministère public, «l’intention d’homicide ne fait pas de doute». Il requiert qu’André G. soit reconnu coupable, mais que soit retenue son irresponsabilité pénale. «Même avec le traitement qui est le sien, les manifestations de cette schizophrénie ne sont toujours pas terminées, souligne l’avocat général. La justice n’a pas à prononcer de peines à l’égard de personnes déclarées irresponsables pénalement, mais la question se pose de savoir quelles mesures elle peut prendre pour protéger la société.» Avant de requérir l’hospitalisation complète d’André G. – «les médecins apprécieront eux-mêmes sa durée et sa levée» – et l’interdiction de détenir une arme pendant quinze ans. La défense se lève, prend la parole. «Le diagnostic s’impose, reconnaît Me Old. Les faits dont vous êtes saisis ne sont que le point d’orgue d’un processus de toute une vie. La place de monsieur G. n’est pas dans un établissement carcéral, mais hospitalier. Il a besoin de soins.»

Quinze jours plus tard, la chambre de l’instruction rend son arrêt : André G. est reconnu coupable du meurtre de sa mère, en raison de «charges suffisantes», et déclaré irresponsable pénalement en raison «d’un trouble psychique ayant aboli son discernement». Il est hospitalisé d’office et fait l’objet d’une interdiction de détenir une arme durant vingt ans. Chaque année depuis 2012, 145 déclarations d’irresponsabilité pénale en moyenne sont, comme celle d’André G., assorties d’une mesure de sûreté : les deux tiers prononcent au moins une hospitalisation sous contrainte et à peine plus de la moitié interdisent la détention d’une arme (1). A la fin de l’audience, cet homme au regard perdu avait pris la parole une dernière fois. «Je veux remercier mon oncle d’être là, avait-on distingué dans un murmure. La maladie me fait peur, je ne sais pas quoi dire.» La présidente : «Vous avez compris qu’il faut que vous respectiez vos soins toute votre vie, hein ?» Lui : «Oui. Je n’arriverai pas à me débrouiller seul.»

(1) Selon les données du ministère de la Justice, rapportées dans la mission «flash» sur l’article 122-1 du code pénal, des députés Naïma Moutchou (LREM) et Antoine Savignat (LR).


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