lundi 29 août 2022

Bienséance Arts de la table : la classe sociale fait la vaisselle

par Marie-Eve Lacasse   publié le 1er septembre 2022 

Au fil des siècles, notre façon de manger a évolué, parfois jusqu’à la surenchère de couverts ou de règles de savoir-vivre. Des pratiques qui en disent long sur les structures sociales et la définition toujours changeante de la bienséance.

En ouvrant le vaisselier de vos parents, vous prenez en un coup d’œil la mesure de leur interprétation du beau, du pratique, mais aussi des codes auxquels ils s’attachent. Mais encore faut-il qu’ils aient un vaisselier : toutes les familles n’apportent pas un soin maladif à transmettre de génération en génération les porcelaines de mamie (si tant est que mamie ait eu des porcelaines). Au-delà de la nourriture et de ses rites, le choix des couverts, des verres et des objets parlent pour eux-mêmes. Les sociologues y voient des indices de distinction ; les historiens de l’art, une culture matérielle où s’écrit une histoire de la cuisine, mais aussi du chauffage et de l’éclairage.

Refouler la dimension animale

Pourquoi avons-nous, à travers les siècles, accordé une importance si grande aux instruments qui servent à nous nourrir sans en mettre partout ? Manger, quand on y pense, est un besoin aussi simple et rudimentaire, instinctif et délicieux, que dormir ou faire l’amour. Pourtant, aucune autre activité n’est à ce point régimentée par un système de codes. Selon Mathilde Cohen, chargée de recherche au CNRS et professeure de droit à l’université du Connecticut, la réponse se niche dans la question : «Dès la Renaissance, les manières de table, parmi d’autres comportements sociaux, se transforment, dans un processus qui tend à refouler leur dimension “animale” ou “pulsionnelle”. A partir de cette époque, le rapport à la nourriture [passera par un objet], que ce soit par la généralisation de l’usage de la fourchette qui remplace les mains parmi les classes sociales privilégiées ou par la présentation des plats. La chair animale est préparée et découpée de manière qu’en la dégustant on soit le moins conscient possible de son origine. Autant de techniques de “dématérialisation” ou “décorporisation” de la chair.»

Manger devient surtout un acte social, civilisé, dont les règles (et les objets) augmentent et se spécialisent. Si l’on suit cette logique, c’est comme s’il s’agissait de contrôler les besoins impérieux du corps pour en arriver à un idéal mondain, où manger devient un divertissement comme un autre… Encore aujourd’hui, l’étiquette la plus stricte exige qu’à table, on n’aborde jamais les sujets qui concernent la digestion – et donc, le corps. Dire «bon appétit», selon Laurence Caracalla, autrice du Savoir-vivre de la Parisienne(Grasset, 2017), n’est pas considéré comme très poli. Pensez-y lors de votre prochain repas entre collègues, à la cantine. Et tenez-vous droit sans toucher le dossier de votre chaise !

«Foultitude de manuels domestiques»

Au XVIIIe siècle, les objets de la table vont évoluer en fonction du service. Ainsi, «jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, dans les classes aisées, prévalait le service à la française qui consistait à dresser une table avec la totalité des plats que l’on allait consommer, explique Etienne Tornier, responsable des collections au musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux. C’était une table impressionnante avec des pots à oille – sorte de grosse soupière avec un couvercle –, des légumiers, des plats de service avec des viandes et des poissons, généralement en métal ou en métal argenté, ou en céramique, parfois en faïence.» Ce type de service s’oppose à la façon russe où, pour chacun des plats, une personne sert le convive dans son assiette en tenant le plat. Parfois aussi, les viandes et poissons sont montrés aux convives puis découpés au sein de l’office, apportés puis distribués. Signe des temps, le XVIIIe siècle voit aussi apparaître des services à thé, à chocolat, à café. Des objets «liés à l’histoire de l’expansion générale du commerce, de la colonisation et des denrées»,complète Etienne Tornier.

Mais «le» siècle des arts de la table, c’est le XIXe. Soudain, «il y a une­ ­accession à un luxe qu’on ne pensait pas accessible, jusque-là réservé à la monarchie et à la noblesse», ajoute le conservateur. Alors que surgissent un peu partout des guerres et des soulèvements populaires, on observe un repli sur la maison qui représente le cocon, l’univers organisé par la femme d’intérieur. «On voit d’ailleurs à cette époque l’apparition d’une foultitude de manuels domestiques à destination des épouses», pointe Etienne Tornier. Manger élégamment, c’est montrer à la fois que l’on se «tient» et que l’on sait tenir une maison.

Gobe-mouche et pot à sangsues

Cette surenchère du savoir-vivre se lit également dans la production pléthorique d’objets. A cette époque apparaissent des dizaines de formules de lampes à pétrole, des terrines décoratives, des saupoudreuses, des aiguières, des tasses à glace, des récipients à eau et à vins de plusieurs formes… Et chez les aristocrates, «encore plus d’accessoires, comme l’assiette à salade qui se cale contre l’assiette principale et qui est en demi-lune», raconte Nicole Blondel, conservatrice et historienne des objets domestiques. La marque Christofle, créée en 1830 et toujours en activité, «proposait une kyrielle d’objets qui n’existent plus, comme 15 fourchettes différentes et couteaux, une table absurde avec 6 couteaux à droite, toujours disposés en fonction de l’ordre chronologique du repas. Il y a des catalogues de vente de ces maisons d’orfèvrerie qui expliquent comment dresser : on y trouve des fourchettes à fraises, à melon, à glaces… Aujourd’hui, d’ailleurs, on ne sait pas identifier ces objets»,ajoute Etienne Tornier.

Afin, justement, de ne jamais perdre trace de ce précieux patrimoine, la conservatrice Nicole Blondel a passé quarante années de sa vie à établir une encyclopédie en plusieurs volumes des objets domestiques. En 1964, à la demande d’André Malraux, elle amorce un vaste inventaire des objets du quotidien, dans toute la France. Du pot à lait en passant par le gobe-mouche, le pot à sangsues et dix mille versions de verseuses, elle trouve, nomme et classe les objets pour qu’ils soient identifiables et indexables pour les conservateurs et les historiens : «L’inventaire, c’était plutôt les beaux sujets de l’histoire de l’art : la tapisserie et l’architecture. Moi, je me suis attaquée aux objets domestiques qui n’étaient pas enseignés ni à la fac ni à l’Ecole du Louvre.» Ses livres sont une plongée fascinante dans l’histoire des cuisines de France : «Avec ce type de travail, on voit comment arrivent, dans l’histoire de la cuisine, des étapes cruciales comme le bouilli, le grillé… Ces objets renferment une ferveur tout à fait particulière.»

Dimension hygiéniste

La littérature du XIXe siècle est truffée d’exemples où la bienséance est traquée, commentée, «comme dans l’Education sentimentale, quand Rosanette, qui mord dans une grenade, a “le coude posé sur la table”, trahissant sa condition de “fille de joie”. Ou encore dans Nana, quand la tante fleuriste de Nana, Madame Lerat, joue avec les couteaux après le repas et met “deux couteaux en croix” sur la table»,rappelle Mathilde Cohen.

Ce décorum surveillé répond à une logique de classes sociales remises en cause, sans oublier la dimension hygiéniste qui entre, avec l’évolution de la médecine, dans les foyers : «C’est une époque où on doit avoir le moins de contacts possible avec les aliments, sauf le pain, qu’on touche avec les doigts, ajoute Caroline Radenac, responsable du patrimoine de la maison Christofle. C’est une des raisons pour laquelle, sur les tables bourgeoises, on va retrouver des fourchettes spécifiques pour le melon ou les fraises ou une pince à asperges, mais aussi des fourchettes à saucissons, à cornichons, une pelle pour les œufs sur le plat.» Tous ces accessoires disparaissent avec la fin du personnel de maison, car pour utiliser tous ces couverts, il faut aussi de nombreuses petites mains pour nettoyer et servir.

«Sentiment d’appartenance»

La chercheuse Mathilde Cohen est persuadée que la France accorde, encore aujourd’hui, un soin particulier à l’art de la table, qu’elle ne retrouve pas aux Etats-Unis où elle vit. Pour elle, notre vieux pays reste champion toutes catégories de l’obsession des manières de table. «On continue à observer des manières de table relativement codifiées et rigides qui commandent dans le détail la position et l’usage “corrects” de la fourchette, du couteau, de la cuillère, de l’assiette, du ou des verres, de la serviette, mais aussi les gestes des mangeurs.» Ces rituels sociaux «renforcent le sentiment d’appartenance à un groupe et son statut». Elle remarque que dès «la crèche, les enfants doivent apprendre à bien manier leurs couverts».

Non seulement la bienséance est mise à l’épreuve par le fait de posséder (ou non) certains beaux objets, mais leur disposition et leur usage en disent long. Un convive sera évalué en fonction de son aisance à les manipuler, à les nommer, à les utiliser dans l’ordre, à les tenir adéquatement. Comment utiliser le couteau à fromages, par exemple ? Si personne ne vous l’a enseigné, la panique et la honte suscitées par cette épreuve sont douloureuses. D’autant que de nombreux vestiges, en dehors du trio couteau-fourchette-cuillère, nous restent des modes passées, comme le couteau à poisson «qui est plutôt une cuillère», affirme Caroline Radenac, «qui sert à lever le filet», la fourchette à homard ou à caviar, ou encore le cauchemar de la pince à escargots, dont la forme rappelle les forceps. «Finalement, le vrai chic ne reposerait pas sur une pièce d’argenterie en soi, mais sur le fait de savoir la poser au bon endroit et l’utiliser adroitement, au bon moment»,affirme Caroline Radenac. Ah, le capital culturel ! Voilà ce qui, finalement, coûte le plus cher. On en revient à l’éternelle lutte des classes, entre ceux qui ont hérité d’un savoir immémorial, et les autres. Quant aux objets de la haute société, si certains ont disparu, parfois, c’est pour le mieux : qui regrettera la sonnette de table pour appeler les domestiques ?


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