dimanche 14 août 2022

Anti-manuel de développement personnel (3/5) Ilaria Gaspari : «Etre émotif, ce n’est pas être instable ou déséquilibré, mais vivant»

par Sonya Faure et dessin Léa Murawiec publié le 12 août 2022

Peur, colère, nostalgie, regrets… Ces émotions que nous cherchons trop souvent à dompter ne sont pas des maladies à soigner à tout prix. Au contraire, pour se sentir mieux, la solution est peut-être d’apprendre à les accueillir.

Anti-manuel de développement personnel (3/5)

Se sentir mieux dans sa vie… Jamais terminée, cette injonction peut être un peu angoissante. Pour explorer les chemins vers le «feel good» sans tomber dans la solution miracle, Libération convie tout l’été autrice, philosophes ou jardiniers à partager leurs expériences… garanties sans injonction à être une personne heureuse et zen à tout prix.

Surmonter ses angoisses, ravaler sa colère ou tout faire pour ne pas avoir de regret. Et tout cela, dans le but de nous «réaliser». Ce discours, que l’on retrouve dans bien des méthodes de développement personnel nous incite à la méfiance envers nos émotions. Et si la clé était au contraire de s’y fier pour mieux se comprendre ? Dans son Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, paru au printemps aux PUF, Ilaria Gaspari étudie une à une les émotions qui nous étreignent : l’envie, l’angoisse, la joie, l’antipathie, la jalousie, la colère ou la nostalgie, pour conclure que toutes, même les plus pénibles à éprouver, nous ancrent dans la vie et nous rapprochent de nos semblables. Et pour nous en convaincre, l’autrice italienne nous parle de son chien, de sa première communion, de ses efforts démesurés pour être sympathique ou de son permis de conduire qu’elle a raté cinq fois. Autant d’expériences qui nous rappellent souvent quelque chose…

Vous êtes arrivée avec à peine cinq minutes de retard et vous vous êtes déjà excusée trois fois… C’est donc vrai, vous demandez sans cesse pardon ?

Quand on me marche sur les pieds, c’est moi qui dis pardon ! Pourquoi sommes-nous si nombreux (nombreuses surtout) à ressentir ce besoin de s’excuser, même quand quelqu’un nous fait du mal ? Il y a quelques années, une de mes plus proches amies a eu un grave accident. Elle faisait son jogging quand une femme qui téléphonait au volant lui a roulé dessus. A l’hôpital, où elle a passé de longs mois, elle m’a confié : «Je me souviens d’une chose : à terre, je répétais “excusez-moi, excusez-moi…”» Ce réflexe commun de s’excuser – tout comme l’attitude inverse de ceux qui sont incapables de demander pardon même quand ils nous ont blessés – tient à notre manière d’occuper notre place dans le monde. S’excuser sans cesse, c’est vouloir compenser le fait d’être là, passer inaperçu, prévenir le mal qui peut nous être fait, se protéger de ce qui nous arrive de l’extérieur, des autres. C’est un peu comme si on s’offrait en sacrifice : je m’excuse de tout et ainsi je ne te mets pas dans la condition de le faire. Mais c’est aussi une manière de détourner l’attention sur des actes qui ne dépendent pas de nous, et parfois de fuir nos responsabilités.

Votre Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs a-t-il pour but de les guérir de ce genre de travers et de leur trop grande sensibilité ?

Bien au contraire ! Les émotions ne sont pas des maladies, et tenter de se soigner ou de se corriger n’a pas de sens. La mode du développement personnel nous trompe lorsqu’elle soutient l’idée que nous pourrions nous réformer à un niveau intime et profond pour correspondre à une image construite, pour être capable d’être plus fort et de nous faire respecter, comme si tout se résumait à un duel entre «moi et le monde». Il est bon au contraire de savoir que nous ne sommes pas responsables de nos émotions. Il n’y a pas à en avoir honte ou à se sentir coupable. Pour Spinoza, il faut au contraire prendre en considération ce que nous ressentons, nos affects, pour enrichir notre connaissance du monde.

La seule responsabilité qui nous incombe est de reconnaître les émotions qui nous traversent et d’apprendre à les lire. Ne pas les nier mais s’y fier pour mieux se comprendre, et comprendre les autres. Ainsi, si l’on envie nos semblables, c’est précisément parce que nous les reconnaissons comme tels. Quant à la jalousie, elle nous rappelle notre insécurité : quelle plus grande angoisse que celle d’être remplacé par quelqu’un d’autre ? L’émerveillement, au contraire, nous fait comprendre que nous pouvons être déstabilisés par ce que nous rencontrons, mais de façon joyeuse… Pourquoi nier tous ces sentiments, qui nous révèlent notre rapport au monde ?

Pleurer, se mettre en colère, exulter… Selon vous, être émotif ne signifie pas être déséquilibré ?

Ni instable ni déséquilibré, mais vivant. Etre vulnérable face à l’expérience du monde est au contraire quelque chose qui nous enrichit. Dès l’enfance, on essaie de mettre sous contrôle les personnes émotives. On dit aux petits qu’il ne faut pas pleurer, qu’il ne faut pas s’angoisser… C’est vrai qu’il faut apprendre à ne pas être totalement débordé par ces émotions, tout simplement pour pouvoir vivre sans être tétanisé. Mais certains individus ressentent les choses avec une intensité particulière et on ne peut pas leur demander de laisser ça de côté. C’est le conatus de Spinoza, l’effort pour se maintenir en vie, quelque chose qui nous caractérise en tant qu’être vivant. Nous devons nous préserver de la mort, et les émotions découlent de cela : la joie et l’émerveillement nous portent, tandis que la rage, la peur ou le dégoût nous avertissent du danger. C’est le signe de notre fragilité, c’est aussi le signe que nous sommes en vie. Les émotifs ont une expérience de vie intense, ils ont aussi la capacité de se mettre à la place des autres.

Ils peuvent en souffrir aussi…

Mais la souffrance aussi fait partie de la vie. Elle ne peut pas être totalement escamotée, il faut pouvoir lui faire face – sauf quand elle devient trop forte bien sûr, où l’aide d’une thérapie ou d’une médication s’impose. La jalousie, l’anxiété, la peur ne sont pas des sensations agréables à vivre. Elles font partie malgré tout de nos expériences ; cela aussi, ça s’apprend. En Italie, j’ai rencontré beaucoup de lycéens pour présenter mon livre. J’ai ressenti très fortement leur envie de parler de leurs émotions, de la jalousie, de la nostalgie et de l’angoisse notamment. Je crois que c’est le signal du besoin d’une sorte d’éducation à l’émotivité, à accepter ce qu’on éprouve même quand c’est une chose de désagréable sur le moment. Sans doute s’agit-il aussi d’une conséquence de la pandémie, qui a été un traumatisme collectif qu’il faudrait aborder, surtout avec les ados, qui ont vu leur vie changer très vite dans une période de questionnements existentiels.

Vous parlez justement de notre «analphabétisme émotionnel». Que voulez-vous dire ?

Notre société est traversée par une tendance ambiguë : d’un côté, il nous faudrait contrôler nos émotions les moins photogéniques ; de l’autre, il faudrait exhiber notre bonheur ou nos larmes sur les réseaux sociaux, hors de toute spontanéité. Nous devons retrouver une relation saine à l’émotion, ni ostentation ni négation. Le bonheur n’est pas un sourire sur Instagram. Le bonheur est une émotion troublante qui se mélange à d’autres, parfois moins aimables : la peur qu’il finisse, l’anxiété de ne pouvoir fixer ce moment, une nostalgie prématurée… Il n’y a pas de pureté de l’émotion. Si je parle d’analphabétisme, c’est parce qu’il faut apprendre à lire ce qu’on ressent, laisser venir les images et les suggestions, comme lorsqu’on lit un roman. D’ailleurs, je crois profondément qu’apprendre à connaître nos émotions, c’est avoir lu. La littérature, la poésie, l’art en général nous aident à déchiffrer nos sentiments comme ceux des autres.

Comment ?

Prenez l’antipathie. Je me suis toujours sentie coupable de trouver antipathiques des personnes dès le premier regard. Alors qu’ai-je fait ? Au lieu de leur tourner tout simplement le dos, je me suis forcée à être plus joviale et plus ouverte encore, pour compenser une émotion que je ne maîtrisais de toute façon pas… Mais à quoi bon, à part me donner bonne conscience ? Dans l’Encyclopédie, D’Alembert disait déjà que l’antipathie est une «inimitié naturelle». Comme celle qui oppose le crapaud et la belette ! Plutôt que la réprimer, il nous faut l’écouter. Ce que nous apprend la littérature, c’est que sans antagonisme, il n’y a pas d’histoire. Nos préjugés et nos défiances nous rappellent que des antipathiques viendront toujours peupler la nôtre, que nous-mêmes pouvons susciter de l’antipathie et que ça n’est pas grave ; bref, que nous ne sommes pas seuls au monde

Vous dites aussi que l’angoisse est une question qui nous est posée. Mais de quelle question s’agit-il ?

L’angoisse a été regardée par les philosophes de toute humanité. Electre, dans la pièce de Sophocle, en décrit très bien les symptômes : rumination, insomnie, sensation d’oppression… «Pour mes veilles nocturnes, c’est ma lugubre couche entre ces tristes murs qui en sait déjà le secret.» Et comme beaucoup d’anxieux, Electre est incomprise. Pour toute réponse, le chœur lui assène : «Tu n’es pas la seule parmi les humains à qui la douleur se soit révélée, ma fille, et, en face d’elle, tu montres quelques excès.»

L’anxiété est un conflit. C’est un danger qui nous habite et dont on ne voit pas la source. On peut toujours affronter la cause d’une peur et ainsi se montrer courageux. Mais l’angoisse, elle, ne nous laisse pas la possibilité du courage. Elle nous pose des questions qu’on n’arrive pas à se formuler en entier. Elle nous pousse à enquêter, à fouiller, à chercher la source. Elle est un défi. Mon histoire a été tracée par l’angoisse. Depuis l’enfance, j’ai été angoissée. Heureuse et angoissée. On m’a toujours dit que je devais m’en soigner, mais le seul soin que j’ai suivi, c’est l’écriture. Je n’aurais pas commencé à écrire si je n’avais pas eu de crises de panique. Il faut prendre au sérieux son anxiété, elle nous demande une chose : s’isoler du bruit de fond, accepter de ne pas être prêt, prendre le temps de nous mesurer à notre imperfection.

Vous revenez sur une phrase qu’on entend souvent : «Mieux vaut avoir des remords que des regrets.» Pourquoi vous semble-t-elle en partie fausse ?

Elle semble être devenue la devise de notre temps. Les regrets sont presque devenus honteux, ils évoquent une occasion ratée, une chance que nous n’aurions pas saisie, nous qui devons absolument nous «réaliser» ! Le remords, lui, serait du côté du risque et du courage. Mieux vaudrait agir et se tromper que ne rien tenter. Pourtant, le regret comme le remords (ou la nostalgie et bien d’autres émotions que nous ressentons) ont trait au temps qui passe, et ce rapport au temps est le problème principal auquel nous devons faire face dans la vie humaine.

Dans un livre posthume sur l’écriture, Italo Calvino témoigne de ce cruel moment où un écrivain commence un livre : il faut pour cela écarter les milliers d’autres histoires qu’on aurait pu écrire. Si on ne renonce pas à un millier de choses, il n’en arrivera pas même une. Voilà pourquoi le regret est nécessaire. Il est le prix à payer pour pouvoir dire un jour : «J’ai vécu». Regarder les regrets ainsi est libératoire. «Et si j’avais fait ça…». Cela peut faire du bien, aussi, de rêver aux possibles qui ne seront jamais entachés par la mocheté de la réalité.

Vous vouliez écrire un livre de consolation. Pourquoi ?

Cela tient bien sûr au moment où j’ai écrit cet essai, lors de la déferlante de la pandémie en Italie et en Europe, quand nous étions confinés, privés des autres et des distractions, envahis par une grande anxiété sociale. La consolation n’est pas synonyme de thérapie ou de correction. Elle n’efface pas la douleur, mais elle la reconnaît. Nos émotions remontent à une ascendance très éloignée dans le temps. Elles sont tout à fait nôtres, personnelles ; mais elles sont aussi le reflet des émotions éprouvées et vécues par d’autres, qui les ont transmises, communiquées, immortalisées dans des œuvres d’art ou, parfois, simplement racontées de telle façon qu’elles ont laissé une trace.

Ainsi, le mot «nostalgie» a été créé à la fin du XVIIe siècle pour décrire la mystérieuse maladie dont étaient victimes des soldats suisses se battant loin de leurs montagnes, mais Homère décrit déjà très bien cette forme de manque avec Ulysse… On dispose donc d’un énorme patrimoine de voix, de mots, de fables et de mythes qui nourrissent notre vie émotionnelle. Qui nous parlent de l’état de notre cœur, qui nous consolent. Les Essais de Montaigne, les Lettres à Lucilius de Sénèque me consolent et m’apaisent. Ils me montrent qu’on souffre parfois, qu’on pleure, mais qu’on n’est pas seul. Qu’il faut reconnaître qu’on est imparfait, un peu perdu parfois, mais que ce n’est pas la fin du monde.


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