mardi 30 août 2022

Analyse Versement des allocations : Macron des sources

par Anne-Sophie Lechevallier   publié le 2 septembre 2022

Présentée par la macronie comme la grande mesure sociale du quinquennat, la réforme visant à verser à la source certaines aides comme le RSA et les APL, sera expérimentée en 2023. Le chantier s’annonce très complexe pour le ministre des Solidarités.

C’est un sujet sur lequel le président de la République ne s’est guère attardé depuis sa réélection. Seule Elisabeth Borne l’avait mentionné à quelques reprises, notamment dans sa déclaration de politique générale le 6 juillet : «Avec la solidarité à la source, nous mettrons fin à l’injustice sociale du non-recours et nous lutterons plus efficacement contre la fraude.» Ce qui pourrait être la grande réforme sociale du quinquennat resurgit à la faveur de la rentrée. La «solidarité à la source» figure bien dans la feuille de route du nouveau ministre des Solidarités, Jean-Christophe Combe. Ce dernier a annoncé vendredi dans le Parisien le lancement d’expérimentations début 2023 intitulées «territoires zéro non-recours» «Nous allons faire appel à la volonté d’une dizaine de territoires où on mobilisera tous les acteurs concernés.»

Le nouveau gouvernement ne part pas d’une feuille blanche sur le sujet. Le projet de solidarité à la source vient succéder à celui de revenu universel d’activité (RUA) annoncé en 2018 par le président de la République dans sa «stratégie de lutte contre la pauvreté». Le RUA, mis en suspend avec la pandémie, n’a jamais vu le jour, mais a donné lieu à des mois de concertations et à un rapport de 200 pages rédigé par Fabrice Lenglart, rapporteur général à la réforme du RUA pendant trois ans. Ce texte n’a jamais été publié, contrairement aux promesses faites par le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, et n’a donc jamais pu nourrir le débat politique. Selon des sources concordantes, sa version finale a pourtant bien été remise à l’exécutif en début d’année. Sollicité par Libération, Matignon assure que ce n’est pas le cas et qu’il «fait l’objet de demandes complémentaires à la suite de l’engagement présidentiel de solidarité à la source évoqué pendant la campagne». Sauf qu’Emmanuel Macron l’a lu : il a même remercié son auteur lors d’un discours en janvier devant la Fédération des acteurs de la solidarité pour ses «travaux techniques d’une ampleur inédite». Le chef de l’Etat, qui n’était pas officiellement candidat à ce moment-là, avait alors ressorti son idée de RUA : «Nous pouvons désormais affirmer qu’en fusionnant le RSA, la prime d’activité, les APL, nous pourrions sortir des centaines de milliers de personnes de la pauvreté. On poserait donc les bases d’un nouveau système social plus efficace, plus lisible et plus juste.»

«Situations ubuesques»

Une résurrection de courte durée. Deux mois plus tard, lors de sa conférence de presse de début de campagne, Emmanuel Macron se lance dans un long tunnel pour détailler sa nouvelle trouvaille. Exit le RUA, acronyme qu’il ne cite plus. Place à «la solidarité à la source». Cela permettra, complète-t-il le 2 avril lors de son meeting à la Défense, «de manière plus simple, plus efficace, de verser ces aides à toutes celles et ceux qui en ont besoin et de lutter contre tous les fraudeurs». Le candidat met aussi en avant dans son programme son intention de lutter contre le non-recours, «la chose la plus injuste», «les économies sur le dos des pauvres», et de mettre fin à un «système illisible». Il évoque le «RSA, la prime d’activité, les APL, les allocations familiales, tous ces dispositifs qui sont très segmentés avec des logiques qui ne sont pas les mêmes [...], des trappes, des situations ubuesques», se référant à nouveau aux travaux de Lenglart.

Une mention qui sous-entend que cette solidarité à la source serait bien la successeuse du RUA, sans la fusion des prestations. Elle permet ainsi de réutiliser les concertations et les calculs faits depuis trois ans. L’intérêt électoral de cette annonce, concomitante avec celle de nouvelles conditions au versement du RSA, est limpide. En ravivant le «en même temps», le candidat tente alors de rééquilibrer son positionnement vers la gauche à l’approche du premier tour.

Mesure estimée à un coût zéro

Dans le nouveau gouvernement, le dossier a d’abord échu à l’éphémère ministre des Solidarités Damien Abad. Parmi les membres de la macronie, on entendait alors tout et n’importe quoi : que cette réforme était presque prête, que sa mise en place n’était pas envisageable avant la fin du quinquennat, qu’elle coûterait des dizaines de milliards d’euros, qu’elle permettrait de franches économies en supprimant des milliers d’emplois, que son coût serait neutre à terme… Dans le chiffrage du programme présidentiel, cette mesure a été estimée à un coût zéro, avec de fortes dépenses au début mais un retour à l’équilibre à la fin du mandat, avec des dépenses évitées et la fraude supprimée.

Désormais chargé des Solidarités, Jean-Christophe Combe a donc commencé à en tracer les contours. Le nouveau ministre indiquait fin juillet à Libération qu’il «envisage [ait] de retenir un panier de prestations raisonnable, comme le RSA, la prime d’activité et les APL». Ce qui, selon les spécialistes, ne serait déjà pas une mince affaire. «Ces trois-là concernent 90 % des allocataires», ajoutait-il. Soit 13 à 15 millions de personnes. Lors de son meeting à la Défense, le chef de l’Etat avait évoqué 20 millions de personnes, mais il incluait alors les allocations familiales. Sur la question de l’automaticité, une démarche de l’allocataire restera sans doute nécessaire. La concertation sur le RUA avait avancé l’idée d’un versement semi-automatique : l’administration soumettrait aux allocataires leurs revenus dont elle a connaissance, une validation de leur part ouvrirait les droits. A propos des conséquences sur les agents, le ministre tient à rassurer : «Même s’il existe des gains de productivité, il faut des moyens humains pour mettre en œuvre ce gros chantier social qu’est le versement à la source. Si on demande plus de choses aux agents, il faut leur donner les moyens d’exercer leurs missions.»

Cette solidarité à la source serait un grand chantier du second quinquennat. «C’est un sujet philosophique, éthique, technique et politique», souligne un haut fonctionnaire. Viser à lutter contre le non-recours devrait passer par une harmonisation des bases de calcul de chacune des prestations, peut-être en créant un revenu social de référence, à la manière du revenu fiscal des impôts. «Ce n’est pas une baguette magique, mais à coup sûr un levier très fort pour lutter contre le non-recours et les ruptures de droits quand les situations de vie changent», note un autre.

Mode de calcul spécifique

La situation actuelle relève du casse-tête. Les règles d’attribution des aides sociales ont été jugées «inéquitables, illisibles et complexes» par le Conseil d’Etat dans un récent rapport. Il existe en tout une trentaine de dispositifs, dont les aides au logement (6,8 millions d’allocataires et 17 milliards d’euros) et le RSA (11,3 milliards d’euros et 1,9 million d’allocataires). Quasiment chaque prestation correspond à un mode de calcul spécifique, les ressources du demandeur n’étant pas considérées à chaque fois de la même manière.

«C’est le résultat de l’histoire, de logiques qui ont présidé à la création des prestations. Ainsi, le RSA a été conçu pour ne pas être dépensé, Bercy avait imposé une vraie usine à gaz. Le non-recours, c’est voulu par les acteurs», regrette encore, vingt ans plus tard, un témoin de sa naissance. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) estimait qu’en 2018, 34 % des foyers éligibles au RSA étaient «non recourants chaque trimestre», et que 20 % l’étaient «de façon pérenne [trois trimestres consécutifs]». Pour le minimum vieillesse, ce taux était estimé à 50 %. Sur les autres prestations concernées, les estimations manquent.

Cette réforme n’est pas l’affaire de quelques mois, même l’horizon d’un quinquennat semble optimiste. «Il n’y a pas besoin nécessairement de texte de loi, en fonction du schéma qui sera retenu, ce qui n’empêche pas d’associer les parlementaires, indique Jean-Christophe Combe. Si on veut réussir cette réforme, il faut être pragmatique et aller vite, tout en assurant que cela soit sécurisé. Il y a aussi du travail technique à réaliser, mais on ne part pas de zéro.» Le ministre assure qu’il compte se passer des cabinets de conseil : «Aucun appel d’offres n’a été lancé. Je fais confiance à l’administration et à son savoir-faire.» Il a d’ailleurs fait venir à son cabinet un conseiller chargé du sujet, précédemment chef de bureau à la direction du Trésor.

Des gagnants et des perdants

A court terme, cette réforme se chiffre en milliards d’euros. Le non-recours est si massif que, mécaniquement, verser les allocations à ceux qui ne les perçoivent pas alors qu’ils y ont le droit représente un coût élevé. Pour le RSA par exemple, la Drees estime que, de ce fait, les sommes non versées «atteindraient 750 millions d’euros par trimestre», soit 3 milliards par an. En outre, toute harmonisation des bases de calcul entraînerait une remise à plat des barèmes, des gagnants et des perdants, et des compensations nécessaires pour ces derniers. «Avec des publics très fragiles, il faut être très attentifs aux perdants. On a vu les effets d’une baisse des APL de 5 euros par mois en 2017. La situation actuelle avec les dépenses contraintes et l’inflation laisse encore moins de marge de manœuvre», alerte un familier du dossier.

Sur la concrétisation de la solidarité à la source à l’échelle nationale, les doutes n’ont pas disparu. Personne n’a oublié qu’en matière d’aides sociales et de lutte contre la pauvreté, Emmanuel Macron parlait de «pognon de dingue»Sur sa faisabilité technique aussi, certains promettant à cette «super idée» le sort réservé pendant le premier quinquennat au projet de réforme des retraites avec le passage à un système à points, rappelant que le «diable se cache dans les détails». Et enfin, sur sa possibilité de financement, même si on ignore l’ordre de grandeur de la dépense totale que représenterait sa mise en œuvre sur tout le territoire. Le rapport Lenglart en donnerait un aperçu. Encore faudrait-il qu’il soit, un jour, rendu public.


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