lundi 8 août 2022

A Lagrasse, le psychiatre François Tosquelles à l’honneur du Banquet

par Wassila Belhacine  publié le 6 août 2022

Du 5 au 12 août, le festival le Banquet du livre d’été se tient à l’abbaye de Lagrasse et dédie un cycle de deux jours à François Tosquelles, fondateur de la psychothérapie institutionnelle. Retour sur cette figure révolutionnaire qui voulait humaniser la psychiatrie. 

C’est un monument de la psychiatrie qui est mis à l’honneur du Banquet du livre d’été. Entre Carcassonne et Narbonne, l’abbaye de Lagrasse (Aude) accueille chaque année depuis 1995 cette manifestation transdisciplinaire, marquée à gauche, autour des arts, de la littérature et des sciences humaines. Cet été, le Banquetconsacre deux jours, les 9 et 10 août, à François Tosquelles. Au programme : lectures de textes, des conférences et des projections de films, afin de mieux saisir le caractère révolutionnaire des thèses de ce chantre de la psychiatrie sociale : «La figure de François Tosquelles permet de comprendre que la psychiatrie n’est pas uniquement synonyme d’oppression mais aussi d’expérimentation et de création», explique Yann Potin, organisateur de l’événement et historien.

C’est en Catalogne que l’histoire du psychiatre commence. A 7 ans, François Tosquelles – Francesc Tosquelles en catalan –, accompagne son père pour visiter l’Institut Pere Mata, à Reus, l’asile de la haute bourgeoisie catalane. Pendant qu’ils déjeunent, ils assistent à un match de football entre patients et soignants. Quelque chose ne va pas : chaque fois que deux malades sont sur le point de se rencontrer, l’arbitre, qui est le fils du directeur, siffle une faute. Les fous, lui explique-t-on alors, ne contrôlent pas leur agressivité, ils sont «différents». Toute son œuvre veut depuis convaincre du contraire. Son engagement anarcho-syndicaliste, proche du marxisme, le mène à voir la folie comme un mal qui nous traverse tous. C’est à l’aune de cette idée révolutionnaire qu’il cherche à réformer la psychiatrie.

En 1940, après avoir quitté l’Espagne franquiste où il a soigné les combattants républicains atteints de traumatismes psychiques, il renforce les rangs de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère. D’abord infirmier, ses diplômes espagnols n’étaient pas reconnus en France, François Tosquelles repasse ses examens jusqu’à devenir médecin-chef de l’établissement où il exerce jusqu’en 1962.

«Pour soigner le malade, il faut d’abord soigner l’institution»

La venue de ce psychiatre révolutionnaire à l’accent catalan souffle comme une bourrasque au milieu du village de Saint-Alban. L’asile psychiatrique de Lozère est un château en décrépitude que le médecin transforme en lieu d’expérimentation de la psychothérapie institutionnelle. Il la définit de la manière suivante : «Pour soigner le malade, il faut d’abord soigner l’institution», formule qui sert de boussole intellectuelle au médecin. Pour atteindre ce but, le psychiatre travaille à une transformation physique des lieux. Abattement des murs, élimination des barreaux, désengorgement des services : ce marxiste, qui croit à la libre circulation des hommes, tente d’affirmer ce principe aux résidents de l’asile.

L’autre frontière à abattre est celle qui sépare le soignant et son médecin. Là encore, ses convictions politiques le poussent à se méfier des rapports horizontaux de pouvoir et plus particulièrement de la figure du psychiatre lui-même : «Il pense que le psychiatre est celui qui, historiquement, a toujours eu peur de la maladie mentale», explique Carles Guerra, critique d’art et commissaire de l’exposition «Comme une machine à coudre dans un champ de blé» qui jusqu’au 28 août, au Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCB), retrace la vie de François Tosquelles.

Sa méfiance envers les acteurs traditionnels de l’institution l’amène à faire des expérimentations audacieuses : pour aider des soldats qui avaient subi des traumatismes pendant la guerre, il intègre à son équipe des prostituées. Pas pour le sexe mais pour des bavardages suivis de rapports médicaux élaborés par les travailleuses du sexe elles-mêmes. Il donne également des cours sur Lacan à des religieuses afin de les familiariser avec la démarche psychanalytique : «Pour lui, la maladie mentale est un problème collectif à soigner et non pas une spécialité de médecin», analyse Joana Mas, professeur de littérature à l’université de Barcelone et spécialiste de son œuvre.

Puisant dans les thèses du psychiatre allemand Hermann Simon, qui plaide pour la fin de la passivité des malades, François Tosquelles instaure la création d’ateliers de théâtre, de musique et de dessins et même d’un hebdo, intitulé Trait-d’union, au cœur de Saint-Alban (1). Il pousse également les malades à sortir de l’hôpital afin de travailler dans l’agriculture en partenariat avec les paysans de la région. Cette possibilité de cultiver de la nourriture par soi-même permet aux patients de ne pas subir de carences alimentaires contrairement aux 45 000 malades internés en asiles psychiatriques morts de faim et de froid pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans le village, les malades de l’asile de Saint-Alban sont connus de tous, à tel point que des solidarités se mettent en place : «Il n’était pas rare que François Tosquelles soit interpellé par le gérant du bar pour le prévenir qu’un tel ou un tel va mal», raconte Patrick Faugeras, psychanalyste, auteur de l’Ombre portée de François Tosquelles (Eres, 2007) .

Ami des artistes

Décrit comme un érudit, François Tosquelles puisait son inspiration et son engagement dans la philosophie et la littérature afin de nourrir sa pratique médicale : «En 1948, pour obtenir son diplôme de psychiatre en France, il écrit une thèse basée sur les écrits de l’auteur romantique Gérard de Nerval. Il établissait des ponts entre le savoir psychiatrique, la philosophie et la littérature»,explique Carles Guerra.

Saint-Alban devient aussi sous sa direction un lieu de refuge pour les penseurs qui fuient les persécutions du nazisme à l’instar du poète surréaliste Paul Eluard, engagé dans la Résistance. Ces rencontres donnent lieu à des expérimentations artistiques, entre littérature et psychanalyse, et à la naissance d’un courant artistique, celui de l’art brut. Le sculpteur Auguste Forestier,hospitalisé à Saint-Alban, y crée ses premières sculptures de bois, exposées pour la plupart au musée d’Art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille (LAM) ou au musée de la Collection de l’art brut à Lausanne.

Pour autant, marxiste jusqu’au bout, François Tosquelles ne confère pas à ces travaux artistiques une valeur thérapeutique en elle-même, mais les inscrits toujours dans l’optique du soin par le groupe : «Il s’intéresse à la vie collective qui peut se fédérer autour de l’art en créant ensemble un décor de théâtre ou en vendant une sculpture dans le village. Il s’oppose au fétichisme de la signature et de la création des malades», analyse Joana Mas.

Une appétence toujours vivante

Que reste-t-il de la psychiatrie sociale portée par François Tosquelles à Saint-Alban ? Dans les années 50-60, des figures telles que celles de Jean Oury, ancien interne en psychiatrie à Saint-Alban, où de Félix Guattari, philosophe et psychanalyste, ont continué à hisser le drapeau de la psychothérapie institutionnelle au sein de la clinique de la Borde à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher). Aujourd’hui, quelques rares cliniques et hôpitaux publics, comme la clinique de La Chesnaie (à Chailles, dans Loir-et-Cher), menacée de vente, se battent pour faire perdurer l’héritage humaniste de la psychothérapie institutionnelle.

«Il y a ces lieux emblématiques mais l’héritage de François Tosquelles est aussi présent dans un très large corpus de la littérature professionnelles pour plusieurs professions : éducateurs spécialisés, infirmiers en psychiatrie, psychiatre etc », explique Gwenvael Loarer, psychologue clinicien à La Chesnaie. Chaque année des manifestations professionnelles, à l’instar des Rencontres de Saint-Alban qui réunit des soignants autour de l’actualisation de la psychothérapie institutionnelle, témoignent de cette appétence toujours vivante pour la pensée du psychiatre catalan. Ces idées rencontrent des difficultés à s’accomplir dans le contexte économique tendu de l’hôpital : «Les logiques managériales issues du néo-libéralisme ont pleinement intégrées les hôpitaux, en véhiculant avec elles des catégories économiques de rentabilité. Or ces dynamiques s’éloignent parfois du geste professionnel orienté vers le soin auquel aspirent les soignants » conclut Gwenvael Loarer. La voix du révolutionnaire en blouse blanche n’a pas fini de se taire.

(1) François Tosquelles, Trait-d’union, Journal de Saint-Alban. Editoriaux, articles, notes (1950-1962), collection «la Boîte à outils», aux Editions L’Une.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire