lundi 22 août 2022

A la folie (2/6) Jeanne Tripier, psychose à effets

par Frédérique Roussel  publié le 21 août 2022

Cette semaine, «Libé» arpente les couloirs de l’asile psychiatrique. Aujourd’hui, l’artiste sujette aux hallucinations qui, une fois internée, se mit à réaliser broderies, dessins et écrits extravagants.

On ne sait pas grand-chose de la jeunesse de Jeanne Tripier, née deux ans avant la Commune de Paris, le 10 janvier 1869. On connaît un peu mieux la fin de sa vie, dix années passées à l’hôpital de Maison Blanche (Neuilly-sur-Marne). Début octobre 1934, sans emploi et sans ressources, elle est expulsée de son appartement de la rue Robert-Planquette à Montmartre. Sans doute pour défaut de loyer, peut-être aussi pour ses nombreux courriers aux autorités avertissant d’un complot contre la France. Elle est examinée par le docteur Gatian de Clérambault à l’infirmerie spéciale de la préfecture de police. Le 8 octobre 1934, après un passage à Sainte-Anne, elle est placée d’office à Maison Blanche, un asile de femmes ouvert en 1900 sur les terrains de Ville-Evrard. Diagnostic : «Psychose hallucinatoire chronique. […] Esprits multiples logés dans son cerveau et en sortant pour y revenir. Télépathie active et passive. Elle est la missionnaire de Jeanne d’Arc… Elle est médium de première nécessité, justicière en chef, planétaire, etc.» (1)

Dessins chaotiques, peintures médiumniques

Fille d’un marchand de vin, Jeanne Tripier passe son enfance à Saint-Martin-des-Champs chez sa grand-mère maternelle, avec sa mère, sa sœur et son frère. A Paris, elle est employée comme vendeuse dans un grand magasin, vit un temps avec un Américain, Joseph Baum, et élève un fils adoptif, Gustav Baum, né en 1895. «A-t-elle séjourné aux Etats-Unis ? Que faisait-elle ? Quels étaient ses revenus ? Autant de questions, et bien d’autres encore, qui demeurent sans réponse», explique la psychanalyste Lise Maurer. Il semble qu’elle ait commencé à s’adonner au spiritisme et à la divination après la mort d’une tante en 1915 dont elle a revendiqué en vain l’héritage. Neuf mois après son internement contre lequel elle proteste, Jeanne Tripier commence à écrire «sous la dictée des esprits», décrit ses voyages interplanétaires et sa vie quotidienne d’aliénée. Dans son pavillon «d’agitées» de la première section, dirigée depuis cinq ans par le docteur Henri Beaudouin, elle réalise des dessins chaotiques, des broderies extravagantes et des peintures médiumniques au doigt avec de la teinture pour cheveux, du vernis à ongles, du sucre ou des médicaments. Après sa mort, le 26 juin 1944 à 75 ans, Henri Beaudouin conserve précieusement ses productions. Il les donnera à Jean Dubuffet, qui fait une tournée de prospection des hôpitaux psychiatriques pour sa collection d’objets d’art brut.

Dubuffet raconte : «Un sac renfermant un entassement serré de broderies, dessins et écrits, qui avait été par chance – par oubli certainement – préservé de la destruction. Furent extraits de ce sac dans les journées suivantes, avec patient travail de fer à repasser, une cinquantaine d’ouvrages brodés ou tricotés, trois ou quatre cents dessins, et quelque deux mille pages couvertes d’une écriture fine et serrée, qui représentent la production de trois ou quatre années…» Les broderies de Jeanne Tripier seront présentées à la galerie Drouin à Paris en 1948-1949, la galerie Cordier à New York en 1962, et ses écrits seront révélés en 1966. Son œuvre fait désormais partie de la Collection de l’art brut à Lausanne.

(1) Ses textes ont été notamment présentés et analysés dans le «Remémoirer» de Jeanne Tripier. Travaux d’asile. Monographie de Lise Maurer (Erès, 1999).


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