mercredi 27 juillet 2022

Reportage Violences conjugales: «J’ai fait une connerie, il faut que j’assume»




par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille  publié le 26 juillet 2022 

A Lille, un centre travaille pour accompagner des personnes poursuivies pour violences conjugales, dans la grande majorité des hommes, en les hébergeant afin de prévenir la récidive. Un long processus, associant écoute et responsabilisation pour briser le déni.

Depuis novembre 2021, un nouveau dispositif, le centre d’accompagnement et de prévention (CAP), entièrement dédié aux personnes poursuivies pour violences conjugales placées sous contrôle judiciaire, permet à toute une équipe de contrôleurs judiciaires, psychologues, travailleurs sociaux et conseillers en insertion professionnelle de les suivre jusqu’à leur jugement. Ils y sont même hébergés, pour leur éviter la rue quand ils sortent de leur garde à vue avec une interdiction de retourner au domicile conjugal. Libération a suivi sur plusieurs jours une procédure, du déferrement au procès.

Derrière la porte blindée, les geôles. Un policier amène Anthony (1), 33 ans, pour son entretien avec Bilal, enquêteur social. Il s’assoit, lourdement, cernes creusés. Combien d’heures de garde à vue ? Le dossier ne le dit pas, Bilal ne sait rien de l’affaire qui le concerne, juste la catégorie des faits qui sont reprochés à Anthony : violences conjugales. Il est 15 h 15, le questionnaire débute, il servira de base d’évaluation au juge. Dans son survêtement rouge vif, Anthony n’est pas désemparé. Il a déjà été condamné deux fois par le passé, pour dégradations. «Vous allez sans doute devoir vous éloigner du domicile conjugal, avez-vous un endroit pour dormir ?» Bilal entre dans le vif, il le sait : quand les personnes mises en cause pour ce type de violences prennent conscience qu’elles ne rentreront pas chez elles, elles se rebellent. Pas Anthony : «J’ai fait une connerie, il faut que j’assume.» Sa mère, en Bretagne, pourrait l’héberger pendant son contrôle judiciaire, dans l’attente de son procès.

Signaux d’alerte

Dans la bulle de verre de son bureau, minuscule, l’enquêteur s’attelle à vérifier ce que lui a dit Anthony. Il passe un appel à la victime, sa compagne : sonnerie dans le vide. Puis à sa mère : répondeur. Bilal grimace. Il veut avoir une solution d’hébergement pour éviter une nuit d’errance et un éventuel retour au domicile conjugal. Consommation de stups, violences répétées, pas d’amis, enfants placés, les signaux d’alerte sont là. Mais les hébergements d’urgence sont complets, et Anthony sortira trop tard pour organiser son entrée au centre d’accompagnement et de prévention. Le CAP ne dispose que de 10 appartements, pour 25 places, gérés par le Service de contrôle judiciaire et d’enquêtes, où les locataires cohabitent pour un maximum de douze semaines. Heureusement, l’homme a assez d’argent sur son compte pour se payer une chambre d’hôtel. Ce mercredi ordinaire de mai, sur les onze déferrements que Bilal a eu à traiter, six concernent des violences conjugales. «Elle a vidé mon âme, cette journée», soupire-t-il.

Bernard (1) trouve tout crade dans l’appartement du CAP, les sols, la baignoire. C’est parti pour un récurage en profondeur. Il passe sa colère à tout frotter. Etre ici et pas chez lui, où il a interdiction d’apparaître, l’injustice lui paraît sans doute profonde. «Je suis autoentrepreneur et tout mon matériel est chez mon épouse.» Il s’inquiète pour son activité naissante d’électricien. Il s’est débrouillé pour récupérer quelques affaires par le biais d’un proche. Elles tiennent dans un sac en plastique. La travailleuse sociale, Astrid Dufort, qui en a vu d’autres, lui propose un kit d’hygiène. Il accepte.

Pendant ses six premiers mois d’existence, le CAP a hébergé 48 locataires, et suivi 210 personnes en contrôle judiciaire. La justice intervient dès le premier signalement d’un comportement violent. «C’est une barrière franchie qui ne devrait pas l’être. Il faut éviter d’entrer dans un cycle de violences, qui se répètent et s’aggravent avec le temps, rappelle Pauline Beautour, la coordinatrice, également contrôleuse judiciaire. On associe alcool et violences, mais ce n’est pas systématique. Cela voudrait dire qu’il y a une molécule de la violence dans ce produit : en fait, la personne a tendance à se réfugier derrière sa consommation, à dire «c’est pas moi, c’est l’alcool».»

Selon le CAP, seules 35 % des personnes dont s’occupe le centre sont suivies en addictologie. Le déni passe aussi par une minimisation des coups, avec les classiques «madame s’est jetée dans les meubles», ou «madame marque fort». Une chiquenaude, et un énorme bleu apparaîtrait. Aucune classe sociale n’est épargnée : dans les dossiers suivis, il y a aussi bien des médecins ou des architectes que des ouvriers intérimaires.

«Pas forcément conscience»

Dans le cadre de leur contrôle judiciaire, les prévenus sont tenus d’assister à des ateliers réguliers, pour mieux gérer leurs émotions. La séance sert de soupape : peu à peu, les mots se calment. «Il faudrait des préformations pour préparer les gens au mariage, on s’y projette sans savoir», philosophe un des hommes présents. «Le but, c’est de travailler leur responsabilisation. Ils n’ont pas forcément conscience que leur comportement est une source de violence», explique Pauline Beautour. Ce vendredi après-midi, ils sont une dizaine, des photos disposées sur la table, accrochées au mur, des images génériques, une main d’homme posée sur un genou de femme, des enfants heureux, des prétextes pour délier les langues.

«Je me demande ce que je fous ici, ce contrôle, ces rendez-vous», dit Thierry (1). Il est arrivé en retard, s’est excusé, un boulot trop prenant. La photo qu’il a choisie est celle d’un homme, tête entre ses mains. Ahmed (1), chef d’entreprise, a la solution : «Il faut prendre un bon avocat, préparer sa défense. La parole d’une femme n’est pas à prendre à la lettre, l’homme est jeté en pâture…» Saïd (1) l’interrompt : «C’est un effet de mode. En ce moment, on parle plus du viol, des violences conjugales. Dans trois mois, on va sortir autre chose.» Un autre abonde : «La justice est faite pour les femmes, pas pour les hommes.»

Elodie Vaslin, la psychologue, intervient : «Il y a aussi des femmes sous contrôle judiciaire.» Elles sont traitées de la même manière que les hommes, même si elles sont beaucoup moins nombreuses (environ 2,6 % des dossiers du centre). Le jour même, à la porte du CAP, on a croisé une femme, peut-être 19 ou 20 ans : elle se présentait pour son premier entretien.

«Eviter les trous dans la raquette»

Le procès de Patrick (1) est programmé cet été. Il est inquiet : «J’ai vu l’avocat, ma compagne est allée dire n’importe quoi, que j’allais au café bourré.» Nicolas Delot, son contrôleur judiciaire ne se prononce pas, mais le rassure : «Je vais rendre un rapport de fin de mesures au juge, tout s’est bien passé.» L’homme souffle : «Le principal, c’est que je récupère mes droits avec les enfants. Des fois, je craque, je pleure.» Il verbalise son émotion, c’est un point positif.

Le travail du contrôleur judiciaire est de pointer les évolutions du prévenu, avec des rapports d’incidents quand les obligations ne sont pas respectées, comme l’absence aux ateliers ou la reprise de contact avec le conjoint. Son rapport final compte, il est une des pièces du procès. «Nous œuvrons ensemble pour éviter les trous dans la raquette, précise Jean-François Massélis, directeur du service d’aide aux victimes de Roubaix. Il y avait trop de mis en cause un peu dans la nature, avec certes un contrôle judiciaire, mais on n’avait pas vraiment la main dessus. Avec le CAP, on a un lieu où on peut mettre en place des outils de prévention, s’engager sur le long terme, et expérimenter.» Depuis les débuts du dispositif, «les mis en cause ont un niveau de prise de conscience de leurs actes qui dépasse nos attentes», affirme-t-il. Il s’appuie sur les retours qu’il a des victimes.

Dans la métropole lilloise, les signalements pour violences intrafamiliales ont augmenté de 39 % entre 2019 et 2021. L’une des raisons de cet accroissement est sans doute une libération de la parole. Quant au taux de récidive, il y est plus bas que la moyenne nationale : 4,1 % dans un délai de cinq ans, contre 15 %.

Jean-François Massélis prône un travail de longue haleine, pour responsabiliser les auteurs. Car il arrive régulièrement que leur projet de vie soit de reprendre la vie commune, avec l’accord de leur conjointe. Il faut alors éviter les récidives. C’est un phénomène qui déstabilise souvent le personnel judiciaire. La procureure de la République de Lille, Carole Etienne, en est convaincue, il faut écouter ces femmes : «Il n’est pas rare de nous faire houspiller par des victimes, «je ne voulais pas qu’il soit condamné, juste qu’il soit soigné». Plus on répond correctement à cette demande, plus les victimes seront tentées de se soulager, pour permettre une intervention juste et adaptée.»

Autre certitude pour tous ceux qui travaillent à leur contact : «Précariser l’auteur, c’est mettre en danger la victime, affirme Pauline Beautour, coordinatrice du dispositif. Quand on a des problématiques annexes, de logement ou d’emploi, on se concentre moins sur le cœur du sujet, son comportement.» Carole Etienne approuve : «On essaye d’aller à la racine de la violence.» Elle souhaite qu’«entre la personne que nous déférons et celle qu’on retrouve après la prise en charge, on voie quelqu’un d’autre».

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Numéro vert dédié aux victimes de violences conjugales : le 39 19.

Pour les auteurs : 08 019 019 11.


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