vendredi 8 juillet 2022

Reportage Au CHU de Nantes, «prendre en charge un enfant qui veut absolument mourir, c’est une peur de tous les instants»

par Cassandre Leray  publié le 7 juillet 2022 

Les services d’urgences pédiatriques sont débordés par l’afflux d’enfants et d’adolescents venus pour des idées ou des gestes suicidaires. A Nantes, les soignants alertent face au manque de lits et de personnel pour prendre en charge ces jeunes patients.

Un sentiment d’impuissance. C’est peut-être ce dont Paul peine le plus à se détacher lorsqu’il rentre chez lui après une journée à l’hôpital. «On a la sensation d’être dans un perpétuel échec», déballe l’infirmier de 36 ans, ses yeux bleus fixant le vide. Chaque jour, les urgences pédiatriques du Centre hospitalier universitaire de Nantes (CHU) accueillent près d’une centaine d’enfants et adolescents âgés de moins de 15 ans et 3 mois. Une limite correspondant au flux de patients que le service est théoriquement capable d’accueillir. Parmi eux, de plus en plus de jeunes dans des situations de détresse psychologique profonde. ce jeudi, en quelques heures, cinq ont déjà franchi les portes du bâtiment : un enfant atteint de phobie scolaire, un collégien mutique ou encore une jeune fille entendant des voix qui «lui disent de se tuer».

«C’est affreux d’être jeune en ce moment»

Depuis bientôt deux ans, les services de pédiatrie et pédopsychiatrie français sont au bord de la rupture. Dans leurs locaux, un nombre exceptionnel de patients débarquant pour des idées et gestes suicidaires, mais aussi après des passages à l’acte. En 2022, la situation continue à se dégrader, avec des chiffres encore plus élevés qu’en 2021 à la même période. «Entre la pandémie, le dérèglement climatique, la guerre en Ukraine et l’omniprésence des réseaux sociaux et du harcèlement scolaire, c’est affreux d’être jeune en ce moment», estime Clémence, infirmière de 32 ans dépitée mais guère surprise face à un tel mal-être. Et le constat est le même à travers tout le pays, comme le rappelle Paul : «On appelle souvent les hôpitaux d’autres grandes villes de l’Ouest et tout le monde est dépassé.»

Derrière les portes coulissantes des urgences pédiatriques, un brouhaha constant mêlant gazouillis de nourrissons, pleurs de bambins et musiques de jeux vidéo. En milieu d’après-midi, une soixantaine de jeunes patients sont déjà là, tous accompagnés d’un parent. Discrètement, Marion, infirmière puéricultrice aux longs cheveux noirs, récupère un garçon en sweat. Déjà sous antidépresseurs, il est ici pour des «troubles du comportement».


«On rentre chez soi avec de la culpabilité»

De l’autre côté des murs du service, trois salles sont spécialement dédiées à l’équipe d’urgences médico-pédopsychiatriques (UMPP). Un dispositif mis en place par le CHU en avril pour affronter la crise, visant à recevoir les jeunes n’ayant pas besoin de soins physiques urgents. Chaque jour, deux à trois infirmiers se relaient pour entendre les histoires des enfants et adolescents en détresse. Et, bien souvent, passent des heures au téléphone à leur chercher des places d’hospitalisation. Presque toujours introuvables. Sur l’ensemble du département de Loire-Atlantique, une quinzaine de lits seulement sont dédiés à la pédopsychiatrie.

Dans le bureau des infirmiers de l’UMPP, un ventilateur tourne à plein régime tandis que Paul, Clémence et Marion partagent une boîte de roses des sables. La dernière ne lâche pas son ordinateur, débordée de travail. «Sur les périodes tendues, on rentre parfois chez soi avec de la culpabilité», glisse-t-elle. A sa gauche, Clémence embraye. La trentenaire aux pommettes parsemées de taches de rousseur redoute les conversations avec les parents : «C’est très dur de savoir qu’un enfant a besoin d’être hospitalisé mais de ne pas avoir de lits. On fait de notre mieux, en proposant un suivi en libéral ou en orientant vers des centres médicopsychologiques, mais eux aussi sont sous l’eau…» Dans ces derniers, selon les villes, les délais pour obtenir un rendez-vous atteignent souvent au moins six mois, parfois même plus. «En voyant tout cela, on est un peu tombés en dépression chacun notre tour», soupire Paul, la mine déconfite.

Quelques étages plus haut, Christèle Gras-Le Guen, cheffe des urgences pédiatriques du CHU, traverse un long couloir habillé d’un sol vert pomme et de murs violets. Derrière elle, une adolescente déambule vers sa chambre, perfusion au bras, tandis qu’une soignante pouponne un bébé en silence. Cette aile composée de 36 lits accueille les jeunes patients nécessitant une hospitalisation après leur passage aux urgences, quel que soit le motif. Au 23 juin, près de la moitié sont occupés par des enfants et adolescents en détresse psychologique. Faute de places en pédopsychiatrie, ils sont envoyés en pédiatrie générale pendant plusieurs jours, parfois même des mois. «On peut dépanner, mais on ne remplacera jamais un service de pédopsychiatrie», résume la médecin, également présidente de la Société française de pédiatrie.

Démissions en série d’infirmières

Une unité pédopsychiatrique de liaison intervient tout de même sur l’ensemble de l’hôpital des enfants. Elle réalise quotidiennement des entretiens avec les jeunes hospitalisés. Un travail colossal dont l’équipe est fière, mais qui se heurte au manque structurel de moyens. «On tient le coup avec des bonbons», ironise Marie-Laure, l’une des infirmières de l’unité, petites bouclettes éparpillées sur le front. «Ce qui nous manque ici, ce sont des pédopsychiatres», enchaîne de son côté Clémentine, salopette en jean sous sa blouse blanche. Depuis des mois, plusieurs postes restent vacants malgré les besoins«Plus personne ne veut faire ce métier, s’exclame l’infirmière de 27 ans. Quand des internes voient nos conditions de travail, ils préfèrent partir.» Un problème national, alors que la moyenne d’âge de cette spécialité est de 63 ans pour les hommes et 61 ans pour les femmes, comme le rappelait le Syndicat des psychiatres des hôpitaux en 2018. Un état des lieux qui pose le problème criant du remplacement de ces soignants, une fois qu’ils auront laissé leur place vide en prenant leur retraite.

Assis aux côtés des deux soignantes, Anthony, éducateur spécialisé, l’admet : «La charge mentale est très lourde.» Le service compte d’ailleurs des démissions en série d’infirmières depuis des mois maintenant. «Ce que l’on voit ici, c’est d’une violence inouïe, relate Christèle Gras-Le Guen. Prendre en charge un enfant qui veut absolument mourir, c’est une peur de tous les instants.»

Au fil des mois, les services de pédiatrie viennent eux aussi à manquer de lits. A tel point que, faute de mieux, les soignants sont parfois contraints d’envoyer des enfants en psychiatrie pour adultes. Un service loin d’être adapté aux besoins spécifiques des plus jeunes, mais «mieux que rien» quand il s’agit du dernier recours possible, concède Paul, infirmier. «Au moins, on sait que nos collègues font de leur mieux et que les enfants sont protégés…»


L’immobilisme du gouvernement

Si les urgences pédiatriques ont longtemps fait tampon face à l’afflux de patients, elles n’y parviennent plus. Alors que les gestes barrières et confinements en série ont limité les épidémies de virus habituelles, les bronchiolites et autres maladies reviennent à la charge. Et les urgences pédiatriques, tout comme celles des adultes, craquent peu à peu. Cécile, l’une des pédiatres du service, a tout juste le temps de récupérer une barquette de jus de pomme pour un enfant qu’elle est déjà attendue ailleurs. Pas une seconde pour parler. Elle nous rappelle en fin de journée, à califourchon sur un vélo à sa sortie de garde, avec une heure et demie de retard : «On est de plus en plus débordés. De mémoire, je n’ai jamais vu ça.»

Le nez sur la liste des patients présentement aux urgences, Christèle Gras-Le Guen secoue la tête. Elle enchaîne les réunions en visio et se démène quotidiennement pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur les services de pédiatrie partout en France. Mais l’immobilisme du gouvernement la décontenance. «Ces enfants sont les adultes de demain, ceux qui vont monter l’après-crise. C’est toute une génération qui est bouleversée et dont on va avoir besoin. Il faut les aider», appuie-t-elle, avec le même appel à l’aide que le reste de son équipe : «On a besoin de lits en urgence.»

Lignes d’écoute anonymes et gratuites: 3018 contre le cyberharcèlement, 3114 pour la prévention des suicides. Fil santé jeunes: 0800235236 ou par chat sur le site (tous les jours de 9 heures à 23 heures). En cas d’urgence, contacter le 15.


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