mercredi 27 juillet 2022

Pourquoi l’hôpital n’est plus attractif pour les soignants

Par  et   Publié le 22 juillet 2022

Depuis près d’un an, de nombreux établissements de santé sont confrontés à une pénurie de personnels, chez les infirmiers mais aussi chez les médecins. Soignants épuisés, recrutement difficile, perte de sens… Plusieurs facteurs expliquent le problème d’attractivité des hôpitaux.

Une infirmière prépare des médicaments dans le couloir du service de rhumatologie de l’hôpital de La Source, à Orléans, le 15 juin 2022.

Le diagnostic se confirme mois après mois. Depuis la sortie de la phase la plus critique de l’épidémie de Covid-19, l’hôpital est traversé par une autre crise. Fermetures de lits dans de nombreux services de médecine, urgences en extrême tension obligées de fonctionner en mode dégradé, blocs opératoires qui tournent au ralenti… Impossible de reprendre une activité « normale ».

Avec ce même phénomène constaté dans de nombreux établissements de santé depuis maintenant près d’un an : une pénurie de personnels, rendue d’autant plus aiguë que l’été constitue une période toujours difficile sur le plan des ressources humaines. Au premier rang chez les infirmiers, mais aussi chez les médecins. « Il faut stopper l’hémorragie à l’hôpital », a affirmé le nouveau ministre de la santé et urgentiste, François Braun, dans un entretien au Parisien, le 17 juillet.

Pourquoi cette crise du recrutement ? La violence des vagues épidémiques qui ont déferlé sur l’hôpital et épuisé les soignants depuis près de deux ans, provoquant son lot de départs ou de reconversions, n’explique pas tout. Ni la démographie médicale, insuffisante à combler les besoins en santé depuis plusieurs années sur de nombreux territoires. Le mal est plus profond, à entendre les acteurs de la santé : l’hôpital public a surtout perdu de son attractivité.

Une question qui dépasse celle de la rémunération

L’enjeu est loin de se limiter aux rémunérations dans les établissements de santé : si l’unanimité domine pour dénoncer leur niveau encore bien trop faible, en particulier chez les paramédicaux (infirmiers, aides-soignants…), la hausse des salaires du plan gouvernemental du Ségur de la santé de l’été 2020 n’a pas permis d’attirer plus, ou même de retenir les personnels. La fuite s’est poursuivie.

« On a toujours gagné moins d’argent à l’hôpital que dans le privé, rappelle Thierry Godeau, médecin à La Rochelle à la tête de la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de centre hospitalier. Mais il y avait un ensemble de choses qui compensait : le plateau technique, la recherche et l’enseignement, l’innovation, le travail en équipe… Tout ça s’est délité avec les restrictions budgétaires, certaines lois, les postes vacants, l’explosion du temps de travail et de la charge de soins. » Et d’avancer une anecdote personnelle pour confirmer son analyse : comme lui et sa femme, ses deux filles ont fait médecine, mais à l’âge de s’engager dans la carrière… aucune ne reste à l’hôpital, contrairement à leurs deux parents. « Elles ne veulent pas de la vie qu’on a eue, estime-t-il. On ne peut pas attirer les jeunes, mais aussi les moins jeunes, sans perspective d’avenir, et l’hôpital n’a plus de projet. »

Lui comme d’autres le martèlent : « Il faut redonner une vision à l’hôpital, savoir quel système de santé on veut pour demain », estime Djillali Annane, chef de service de réanimation à l’hôpital de Garches (Hauts-de-Seine), qui évoque la nécessité d’un moment charnière, semblable à celui des ordonnances de 1958 sur les CHU, qui ont posé les bases du système actuel. La perte d’attractivité s’explique également par une question d’environnement, selon le doyen de faculté francilien. « L’hôpital ne s’est pas adapté à la médecine moderne, juge-t-il, citant le numérique ou encore les équipements et les traitements de plus en plus coûteux. Il n’a pas les plates-formes nécessaires, ni la structure immobilière. »

Crise de sens et dégradation des conditions de travail

Pour Thierry Amouroux, représentant du Syndicat national des professionnels infirmiers, la logique de « l’hôpital entreprise » et de la « tarification à l’activité » qui s’est imposée ces dernières décennies fait partie des racines du problème. « L’hôpital, c’est devenu des actes techniques à effectuer puis à facturer, pour que l’Assurance-maladie rembourse ensuite, résume-t-il. Mais pour tout ce qui fait le métier d’infirmier, l’accompagnement, l’éducation à la santé, le décodage du discours médical, du traitement, auprès des patients… Il n’y a pas de case. »

D’où la « crise de sens » ressentie par de nombreux soignants, accentuée par une dégradation des conditions de travail. Les deux dernières années du Covid-19 ont certes été rythmées par les « plans blancs » synonymes d’heures supplémentaires, de congés annulés, de changements de planning et d’organisation. Mais cela s’est greffé sur une lame de fond : « La mise en insécurité professionnelle », dit Thierry Amouroux, en référence aux infirmiers déplacés de plus en plus régulièrement d’un service à l’autre. « Vous ne connaissez pas les protocoles du service où vous arrivez ni où se trouve le matériel, parfois il s’agit de pathologies que vous n’avez pas vues depuis vos études…  »

Dégradation du travail d’équipe

D’autres questions structurelles sur l’organisation sont à interroger : dans un souci de « flexibilité » aussi, « tout a été fait pour qu’il n’y ait plus d’équipe à l’hôpital, ce qui a déstructuré les services », estime le réanimateur Djillali Annane, alors que cela faisait pourtant partie, selon lui, de l’attrait pour l’hôpital. Les médecins, les infirmiers, les aides-soignants ne sont pas gérés sur le même plan administratif ni ne dépendent des mêmes hiérarchies.

Depuis 2005, la création de pôles d’activité regroupant des services ayant des activités communes ou complémentaires est également décriée. Pour Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, « cette réforme des pôles et les méthodes mises en place pour gérer les pénuries de personnels, comme les “pools d’infirmières” ont aggravé le mal »« La gestion hospitalière de ces vingt dernières années a été faite selon des méthodes industrielles, où les personnels sont des pions interchangeables, c’est à mon sens la plus grave erreur de ces dernières années », ajoute le coauteur de l’ouvrage La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019).

Postes vacants et surcharge

S’ajoute en parallèle le cercle vicieux des postes vacants. Leur augmentation oblige ceux qui restent à prendre en charge toujours plus de patients, provoquant ce sentiment de devenir « maltraitants ». « Le fond du problème, c’est l’étranglement financier des hôpitaux, qui entraîne un cercle vicieux menant à la dégradation du rapport aux patients : les infirmières n’ont plus le temps de faire du relationnel et en souffrent », observe Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS affecté à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales.

Les sirènes de l’« ailleurs » ont d’autant plus d’effets. « En intérim, on est deux fois mieux payés, on peut choisir ses horaires et le service où l’on va », reprend Thierry Amouroux. Il insiste sur des chiffres qu’il juge « terribles » mais qui montrent aussi que rien n’est insoluble : il comptabilise ainsi 60 000 postes d’infirmiers vacants à l’hôpital ; dans le même temps, 180 000 infirmiers de moins de 62 ans ont cessé leur activité, selon lui.

On manque d’études sur les trajectoires professionnelles, mais « il y a une fuite du salariat vers le libéral qui a augmenté depuis une dizaine d’années chez les infirmières mais aussi les sages-femmes, estime Emmanuel Touzé, président de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé. En parallèle, on sait que des infirmières quittent la profession ou disparaissent des radars hospitaliers car elles vont vers d’autres modes d’exercice, en protection maternelle infantile ou en association, par exemple ».

Un autre rapport au travail et à sa pénibilité

Le phénomène n’est pas propre au monde hospitalier mais il le touche de plein fouet. « Comme on l’observe dans d’autres secteurs où la contrainte horaire est forte, c’est le rapport au travail qui a changé, décrit Rémi Salomon, à la tête de la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU. Chez les infirmiers comme chez les médecins, les contraintes du métier sont moins acceptées aujourd’hui qu’il y a quelques années, ce sont des journées qui peuvent être très longues, dures physiquement, stressantes, du travail de nuit, le week-end… »

Lui a rêvé de faire une carrière à l’hôpital. « C’était prestigieux, ça l’est peut-être un peu moins, mais ça l’est encore, il y a toujours une fierté d’y travailler, juge-t-il. Ce qui n’empêche pas de ne plus accepter de sacrifier sa vie familiale et personnelle, et c’est plutôt une bonne chose. » Les paroles reviennent régulièrement chez les médecins plus avancés en âge : pas sûr qu’ils referaient ce même choix de « sacrifier » leur vie au travail aujourd’hui. « Les jeunes ont raison de revendiquer un respect des horaires, plus de temps libre,estime le professeur. Mais cela ne doit pas retomber sur les plus vieux et se transformer en une guerre des uns contre les autres, on ne s’en sortira que collectivement. »

L’« effet générationnel » peut être nuancé. « Si les soignants sont moins loyaux à l’hôpital, c’est parce que l’hôpital n’est pas loyal envers eux », juge le chercheur Frédéric Pierru. « Il est logique de fuir un environnement qui provoque autant de souffrances », explique Olivia Fraigneau, interne en médecine d’urgence, qui va prendre la présidence de l’Intersyndicale nationale des internes en septembre, et rappelle les chiffres alarmants sur leur santé mentale, les burn-out, et même les suicides.

« Cette idée qu’on entend en permanence, que les jeunes ne voudraient plus travailler et compteraient leurs heures, contrairement aux plus vieux, est insultante, quand on sait que les internes travaillent en moyenne plus de cinquante-huit heures par semaine », reprend la jeune médecin de 27 ans. Et d’insister sur ces journées et ces gardes qui ne sont plus les mêmes aujourd’hui : « Il ne faut pas oublier que tout a changé à l’hôpital ces vingt dernières années, la charge administrative, le nombre de patients par médecin, le nombre de passages aux urgences ont explosé. »

Un glissement des tâches administratives

« Diminuer la charge administrative » fait partie des objectifs fixés par le nouveau ministre de la santé : celle-ci « oblige les soignants à passer plus de temps derrière leur écran qu’avec leurs patients, c’est aberrant ! », déclarait François Braun. « Le poids de la bureaucratie, des tableaux à remplir, des contraintes budgétaires avec des injonctions à faire toujours plus d’activité… pèse de plus en plus lourd », reprend Rémi Salomon.

Un glissement des tâches plus large qui se raconte avec de simples anecdotes. « Un soir, je récupérais un patient du bloc opératoire, se souvient le réanimateur Djillali Annane. J’ai dû le brancarder parce que nous n’avions plus de brancardier, je discute ensuite quelques minutes avec le chirurgien, un jeune chef de clinique prometteur, il avait dû finir l’opération avec son interne, sans infirmier de bloc, parce qu’il n’y en avait plus. Quand on a parlé de son intérêt pour une carrière hospitalo-universitaire… il m’a simplement dit qu’il n’allait peut-être pas rester à l’hôpital, finalement. »


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