Frédérique Chapuis Publié le 04/07/22
Née sur l’île Bentinck, au nord de l’Australie, cette artiste étonnante découvre la peinture dans une maison de retraite à l’âge de 80 ans. S’ensuivent neuf années d’une production mystérieuse et chatoyante. À découvrir à la Fondation Cartier, jusqu’au 6 novembre.
Assise par terre, la vieille dame peint. Elle tient fermement son pinceau, recouvert d’une peinture épaisse à la couleur pure. Ainsi apparaît, sur l’une des rares photographies qui restent d’elle, Sally Gabori (v. 1924-2015). Considérée comme la plus grande artiste contemporaine aborigène, elle est aujourd’hui exposée à la Fondation Cartier.
Au cours des neuf années que dura sa fulgurante carrière, commencée vers l’âge de 80 ans, elle peignit avec génie près de deux mille tableaux. De grands aplats colorés rythment la surface imposante de ses toiles, où se racontent son île, sa géographie et l’histoire de son peuple, les Kaiadilt. Cette œuvre hors du commun, réalisée avec une gestuelle inouïe et un sentiment d’urgence, est d’autant plus mystérieuse et fascinante qu’elle n’a rien à voir avec la tradition picturale graphique aux tons ocre et rouges des autres groupes aborigènes.
Sally a grandi sur l’île Bentinck, au nord de l’Australie. Son nom d’origine, Mirdidingkingathi Juwarnda, signifie que sa mère l’a mise au monde à Mirdidingki, une petite crique située dans le sud de l’île, et que son « totem de conception » est le juwarnda, le dauphin. Les lieux de naissance de son père et de son frère, Makarrkingathi Thuwathu Bijarrp (King Alfred), deviendront des thèmes récurrents chez l’artiste, attachée à recréer visuellement le « pays » de sa famille. Un bout de terre de 20 kilomètres de long, où la communauté kaiadilt vit en totale autosuffisance.
Une transmission culturelle rompue
Enfant, Sally apprend les chants, les danses, les lois ancestrales qui la relient spirituellement à la nature. Adolescente, elle tombe amoureuse de Kabararrjingathi Bulthuku Pat Gabori, qui tuera King Alfred, le frère de Sally, opposé à ce mariage. Elle a 23 ans. L’année suivante, en 1948, un raz-de-marée oblige les soixante-trois derniers habitants kaiadilt à migrer vers Mornington, l’île voisine. Ils y sont accueillis par des missionnaires presbytériens qui s’empressent d’isoler les enfants de leurs parents et leur interdisent de parler leur langue. La transmission de leur culture est rompue. Cette rupture est d’une telle violence que durant des années aucun enfant kaiadilt ne naîtra ou ne survivra. Sally perdra trois bébés sur les onze enfants qu’elle mettra au monde. L’exil des Kaiadilt, qui devait être bref, durera quarante ans. Ils ne récupéreront leurs droits territoriaux que dans les années 1990. Sally retournera alors vivre à Bentinck.
Mais faute d’infrastructures sur l’île, en 2005, elle entre dans une maison de retraite, à… Mornington. On lui propose de faire de la peinture : c’est une révélation. Quotidiennement, elle prend un bus pour se rendre à l’atelier d’art de Gununa. Des heures durant, après avoir enfilé sa blouse, c’est en chantonnant des berceuses dans sa langue – que personne, même dans sa descendance, ne comprend – qu’elle peint, avec des gestes lents et assurés, sa terre, ses traditions dont elle a été coupée durant ses longues années d’exil. Sept mois plus tard, l’Alcaston Gallery, à Melbourne, la repère. Grâce à la vente de ses œuvres, en 2007, elle affrète un avion et emmène son mari une dernière fois sur leur île, avant de s’éteindre, de vieillesse, en février 2015.
À voir
« Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori », jusqu’au 6 novembre. Du mardi au dimanche, 11h-20h (22h le mardi). Fondation Cartier, 261, bd Raspail, 14e. Réservation en ligne sur fondation-cartier.tickeasy.com. 5-11 €.
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