samedi 30 juillet 2022

Interview Crack à Paris : «Avant, on se battait une main attachée dans le dos, maintenant les deux le sont»

par Charles Delouche-Bertolasi  publié le 28 juillet 2022 

En parallèle des errements et des coups de menton politiques, professionnels de santé et experts de l’addiction tentent depuis des années d’accompagner les usagers de cette drogue. Florence Vorspan, psychiatre, œuvre à proximité de la salle de consommation à moindre risque.

Pour le nouveau préfet de police de Paris Laurent Nuñez, la mission est relevée. «Régler» la question du crack dans la capitale «d’ici un an», ordre de Gérald Darmanin. Mais face à cette volonté de résoudre à marche forcée un problème qui dure depuis plusieurs décennies, les professionnels du secteur se montrent circonspects. Notamment parce qu’à l’inverse des opiacés tels que l’héroïne, la morphine ou les opioïdes antidouleurs de synthèses comme le tramadol ou le fentanyl, il n’existe toujours aucune alternative ou médicament pour les stimulants tels que la cocaïne ou le crack. Dans son service de psychiatrie de l’hôpital Fernand-Widal, situé à proximité de la salle de consommation à moindre risque parisienne, Florence Vorspan voit défiler près de 1 000 patients par an, dont 250 personnes avec des problèmes liés au crack. A rebours des polémiques politiques et des problématiques de sécurité, cette médecin psychiatre est prudemment optimiste quant au projet du gouvernement et appelle surtout à davantage de moyens pour prendre en charge les usagers.

Que pensez-vous de la volonté du ministère de l’Intérieur de régler la situation autour du crack dans le nord-est parisien «d’ici un an» ?

Il y a déjà la volonté de faire quelque chose et c’est très bien. De notre point de vue, le dispositif créé autour du crack à Paris a beaucoup pâti des mésententes politiques. On l’a vu avec le projet de centre de soins porté par l’association Aurore en juin dernier qui devait ouvrir au sein de l’ancien hôpital Chardon-Lagache. Cela ne s’est pas fait car les candidats aux législatives ont fait pression sur le ministère de la Santé qui a bloqué un projet pourtant porté par l’Agence régionale de santé. Peut-être qu’avec un nouveau préfet, des réunions de concertation et une volonté, on saura trouver un chemin. Ou peut-être que ça continuera de bloquer. Collectivement, la puissance publique a de la ressource, sanitaire, médico-sociale, mais aussi en termes de sécurité publique ou d’hébergement, mais il faut cesser de se tirer dans les pattes. Les différends entre la mairie de Paris et la préfecture de police ont conduit à des déplacements abrupts des consommateurs. Ça n’a servi les intérêts de personne.

Est-il est possible «d’éradiquer» la consommation de crack en une année ?

Plus on attend et plus ce sera long. Si un usager fréquente le square Forceval depuis moins d’un an, il peut, en intégrant un parcours de soins, se sevrer en moins d’un an. Encore faut-il pouvoir y accéder. De plus en plus de lits ferment à l’hôpital public. Historiquement à Fernand-Widal, nous avions 48 lits dédiés à la prise en charge de ces publics. Nous n’en avons plus que 18. A l’hôpital Louis-Mourier de Colombes, tout comme à l’hôpital René-Muret à Sevran, les services d’addictologie sont fermés. Plus les mois passent et plus la situation empire. Avant on se battait une main attachée dans le dos, maintenant ce sont les deux qui le sont.

Qu’en est-il du sevrage forcé de plus en plus prôné par les politiques et les observateurs gravitant autour de cette scène ?

Pour l’instant, le problème n’est pas tant d’obliger les usagers à se sevrer contre leur volonté que de permettre à ceux qui le veulent d’accéder à des soins. Mais le sevrage sous contrainte, qui n’existe pas actuellement dans la législation, fonctionnerait en théorie tant que la contrainte serait maintenue. Vu l’état actuel de la psychiatrie de secteur, des prisons ou des centres de rétention administratifs, quel service public pourrait réaliser cette contrainte ? Les personnes dépendantes du crack seront gardées enfermées 5 jours, 10 jours ou 90 jours, n’auront pas d’offre de soins et rechuteront pour la plupart d’entre elles immédiatement à la sortie.

Quant aux patients les plus complexes, cumulant plusieurs dépendances et des problématiques médicales et psychiatriques, on les rencontre avec un retard d’accès au soin de plusieurs années. Pour eux, le sevrage forcé ne fonctionnerait pas. Le traitement des addictions est un processus long. Lorsqu’un patient complexe commence les soins et est volontaire, il lui faut entre cinq et huit ans pour constater une amélioration sur tous les plans.

L’installation depuis bientôt un an du camp de consommateurs de crack au square Forceval a-t-elle modifié votre travail ?

Nous avons mis en place une cellule pour hospitaliser en psychiatrie des gens en mauvais état, qui arrive à régler les situations compliquées. Des personnes qui viennent avec des pathologies graves et ne sont prises en charge nulle part. Les acteurs qui gravitent autour de cette problématique, y compris les personnels médico-sociaux déployés porte de la Villette, sont satisfaits de cette option. Mais ce n’est pas miraculeux. Sur la soixantaine de patients rencontrés depuis huit mois par ce dispositif, une vingtaine a pu être amenée à consulter et six patients ont pu être hospitalisés en psychiatrie ou en addictologie. Leur situation n’est pas pour autant réglée, les traitements mettent du temps à agir et les problèmes sociaux mettent des mois à se régler.


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