mardi 26 juillet 2022

Fondation Cartier : la troublante énigme de la peintre Sally Gabori

Par Publié le 25 juillet 2022

L’institution parisienne organise la première rétrospective européenne de cette artiste aborigène autodidacte à l’étonnante maîtrise des couleurs et des formes. Une peinture proche de l’expressionnisme abstrait

« Dibirdibi Country », 2008

En dehors de l’Australie, Sally Gabori n’est pas un nom encore très familier dans le monde de l’art contemporain. C’est néanmoins celui d’une artiste morte récemment, en 2015, et dont la peinture aurait eu toute sa place, par exemple, dans la présente Biennale de Venise, qui entend défendre les femmes artistes, mais ne connaît guère que celles qui vivent aux Etats-Unis et en Europe. Il n’en est que plus remarquable que la Fondation Cartier lui consacre une rétrospective, la première en Europe. Et ceci d’autant plus que cette œuvre déjoue toutes les facilités d’interprétation qui sont généralement infligées à la peinture aborigène.

Sally Gabori est le nom occidentalisé et abrégé de Mirdidingkingathi Juwarnda, née vers 1924 sur l’île Bentinck, qui appartient à l’archipel Wellesley, dans le golfe de Carpentarie, au nord de l’Australie. L’île est assez proche de la côte du Queensland, dont elle dépend administrativement, selon le découpage imposé aux populations autochtones par la colonisation. Quand Sally Gabori est enfant, elle est encore à peu près intacte de la présence européenne, en dépit des efforts obstinés des missionnaires presbytériens installés sur l’île Mornington, d’une superficie très supérieure. A Bentinck habite alors, isolé du monde, le petit peuple kaiadilt, dont la langue et la culture sont différentes de celles des Lardil, habitants de Mornington.

Jusqu’en 1948, la jeune femme vit selon les usages anciens d’une population de moins en moins nombreuse, dont la pêche est la principale ressource. Cette année-là, un typhon et un raz-de-marée ayant ravagé Bentinck et détruit ses ressources d’eau douce, les soixante-trois derniers Kaiadilt, dont elle, sont transportés à Mornington, où ils sont pris dans le système d’acculturation colonial : interdiction de parler leur langue, séparation des adultes et des enfants, placement de ces derniers à l’école de la mission. Sally y vit avec son mari, Pat Gabori, dont elle a onze enfants. A partir de la fin des années 1970, le gouvernement australien semble découvrir peu à peu que les populations aborigènes ont été illégalement privées de leurs terres et, en 1994, Sally et Pat Gabori peuvent retourner à Bentinck. Ils n’y demeurent que brièvement en raison du manque de soins médicaux et reviennent à Mornington.

Peinture radicalement autre

Telle est la trame de la vie de Sally Gabori, où l’art semble n’avoir pas de place. Jusque-là, elle ne s’est distinguée que par son adresse dans le tressage d’herbes et la confection de filets de pêche. Se produit alors l’événement inattendu : en 2005, alors qu’elle vit désormais dans une maison de retraite, Sally Gabori se rend pour la première fois dans l’atelier d’art de Gununa, qui est l’un de ces nombreux établissements où, de façon plus ou moins scrupuleuse, selon les cas, des Aborigènes sont incités à peindre à l’acrylique sur toile les motifs symboliques qui étaient les leurs, auparavant peints sur la roche, sur des écorces, ou tracés sur le sol avec des poudres de différentes couleurs. Ils alimentent ainsi les galeries des métropoles australiennes et, au-delà, le marché international de l’exotisme.

Dans cet atelier, Sally Gabori réalise pour la première fois de sa vie une toile, de format réduit. La peinture n’est pas en usage chez les Kaiadilt, à la différence de la plupart des peuples aborigènes, et ce que fait alors l’octogénaire ne ressemble en rien aux compositions de cercles, de courbes et de points que l’on connaît le plus souvent. Pas davantage aux figures animalières qui couvrent les parois des abris, particulièrement dans le nord de l’Australie. Sa peinture est radicalement autre et, pour la qualifier, il faut le vocabulaire qui sert d’ordinaire à l’expressionnisme abstrait ou proche de l’abstrait en Europe et aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale.

Sally Gabori travaille par grandes zones de couleurs et par gestes amples et appuyés, avec des effets de recouvrements soit aux marges de chaque zone, soit de façon quasi uniforme sur la surface entière de la toile. Elle emploie la couleur telle que sortie du pot, avec une prédilection évidente pour les tonalités les plus intenses du rouge, du rose, du violet, du jaune et du bleu, le blanc et le noir étant de même appliqués purs. Les oppositions chromatiques sont très tranchées et témoignent de l’état dans lequel l’artiste peint : avec une certitude qui n’hésite ni ne tergiverse. Il semble évident qu’elle sait où va l’œuvre en cours d’exécution et qu’elle sait aussi quand celle-ci doit s’interrompre. Des films la montrent travaillant, assise ou debout, sur la toile posée contre un mur, à la verticale.

Une telle maîtrise suscite bien des réflexions

Cette pratique n’est pas immédiate, les premières œuvres étant exécutées à plat sur une table, mais elle devient la règle à mesure que les formats grandissent, jusqu’à des châssis de 6 mètres de long et de 2 mètres de haut. Ces dimensions sont un autre facteur de stupéfaction encore.

Sally Gabori, au centre d’art et d’artisanat de l’île Mornington, 2010.

Les comparaisons qui viennent à l’esprit sont avec des peintres tels que Clyfford Still (1904-1980), Willem de Kooning (1904-1997) et, pour les peintures voilées de blanc, Sam Francis (1923-1994), dont il est très improbable que Sally Gabori ait connu ne serait-ce qu’une ou deux reproductions quand elle s’est découverte peintre. Si elle en a entendu parler, ce fut dans ses ultimes années, quand sa notoriété a commencé à se répandre et ses œuvres à être recherchées. Qu’une autodidacte si longtemps coupée de l’art moderne parvienne, si tard dans sa vie et si vite dans son œuvre, à une telle maîtrise, éprouve le besoin de formats de plus en plus vastes, les domine et les rythme si fortement, ose des stridences chromatiques extrêmes, mais trouve aussi des harmonies en deux ou trois tons, et que tout ceci se passe sur l’île Mornington, vraiment très loin de New York et de Paris : il y a là de quoi susciter bien des réflexions.

Une décennie de création quotidienne, presque forcenée, durant laquelle elle produit autour de quatre mille toiles

Non sur la réalité des faits, d’autant mieux établis que, dès 2005, Sally Gabori est exposée en Australie et qu’elle reçoit plus tard des commandes officielles. Mais sur tout le reste. Que dire de la singularité absolue qui la différencie des traditions aborigènes, contrairement à d’autres peintres avec lesquelles elle a réalisé quelques toiles collectives sans pour autant adopter leur langage de signes codés ? Comment comprendre ces révélations et conversion qui la jettent dans une décennie de création quotidienne, presque forcenée, durant laquelle elle produit autour de quatre mille toiles ? Et, enfin, comment comprendre celles-ci ?

 « Thundi » (gauche et droite) présentés à la Fondation Cartier, Paris.

Les commentaires, qu’on lit sur les murs de l’exposition et dans le catalogue, suggèrent, avec plus ou moins de précautions, une interprétation autobiographique et mémorielle, selon laquelle Sally Gabori aurait peint son île natale, où il lui fut si longtemps interdit de revenir. Cette thèse a pour elle un élément de preuve : l’artiste désignait ses œuvres selon la géographie de Bentinck, Thundi − Big RiverNyinyilkiDibirdibi Country, etc. Soit. Mais cela ne résout nullement l’énigme majeure : par quel cheminement mental et visuel Sally Gabori en est-elle venue à associer ces lieux et ces souvenirs à une forme picturale si éloignée de toute figuration et de tout système symbolique ? Il y a là un phénomène exceptionnel dans l’histoire de l’art. Mais on peut aussi ne pas y penser et jouir de nager avec volupté dans l’onde de couleurs dans laquelle cette artiste singulière fait plonger.

Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, à la Fondation Cartier, 261, boulevard Raspail, Paris 14e. Du mardi au dimanche, de 11 heures à 20 heures, 22 heures le mardi. Entrée de 7,50 euros à 11 euros. Jusqu’au 6 novembre. fondationcartier.com



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