samedi 11 juin 2022

L'origine du monde Guido Tonelli : «On ne peut pas vraiment vivre sans se demander d’où tout cela vient»

par Erwan Cario   publié le 10 juin 2022 

Dans son essai «Genèse», le chercheur, spécialiste de la physique des particules, revient sur l’histoire de l’univers depuis la première fraction de seconde jusqu’aux derniers milliards d’années qui ont précédé l’apparition de la vie sur Terre. Le monde n’a pas été créé en sept jours, mais Tonelli a identifié sept étapes majeures dans ce périple vertigineux. 

Il y a 13,8 milliards d’années, l’univers tel que nous le connaissons a commencé son expansion. C’est ce qu’on appelle «le modèle du Big Bang», et il raconte une histoire. Une histoire d’espace, de temps, de particules, d’énergie, d’étoiles et de galaxie qui aboutit, de notre point de vue, sur une planète orbitant autour d’un Soleil âgé de 4,5 milliards d’années. Cette histoire du cosmos a déjà été écrite à maintes reprises ces dernières décennies, mais une des forces de la vulgarisation astrophysique, c’est que chaque nouveau récit amène avec lui une forme qui va ancrer de manière différente les événements dans la tête de celui ou celle qui lit.

Dans son premier essai, Genèse, le physicien Guido Tonelli, qui a longtemps travaillé sur la découverte du boson de Higgs, choisit un parallèle audacieux, celui du mythe de la création en sept jours. Le premier jour dure ainsi 10-32 seconde (soit cent-millième de milliardième de milliardième de milliardième de seconde) quand le troisième, celui où intervient notre boson préféré, dure trois minutes et le quatrième 380 000 ans. Le résultat est étonnant et réussit à marquer une temporalité dans les événements fondateurs qui reste gravée dans notre mémoire. Les connaissances scientifiques deviennent alors des balises pour aider notre imagination à voyager dans l’espace et le temps, ce que nous avons voulu faire en compagnie du chercheur.

Imaginons que vous puissiez discuter avec un des protons qui compose un atome de votre propre corps, que lui demanderiez-vous ?

«Raconte-moi ton histoire, depuis le moment où tu as été formé !» Il me parlerait des poussières des débuts, puis des premières méga étoiles. Ce proton me décrirait sa fusion avec les autres, puis les explosions, puis la naissance d’autres étoiles, sans doute plusieurs générations d’étoiles qui ont à leur tour explosé. A ce sujet, on a découvert récemment que les trous noirs ont sans doute joué un rôle important dans la dispersion de la matière dans tout l’univers. Nous avions jusqu’ici un problème : «Pourquoi entre les galaxies trouve-t-on une faible densité de matière ? Comment s’est-elle retrouvée là ?» On pense aujourd’hui qu’il s’agit des jets relativistes des trous noirs supermassifs qui sont capables d’éjecter la matière à des centaines de milliers d’années-lumière. Si on imagine la formation des galaxies et la distribution de la matière qui va avec, toute la matière nécessaire pour produire de nouveaux systèmes solaires, d’autres planètes… L’histoire de ce proton serait fascinante.

Dans les livres de vulgarisation cosmologique, la question de l’avant est généralement vite évacuée puisque le temps et l’espace eux-mêmes sont nés de l’expansion. Vous vous permettez pourtant de jouer avec ce paradoxe, avec cet avant qui n’a pas de réalité…

Ce livre a pour but de partager les connaissances scientifiques avec le grand public. Et la première question qu’on me pose toujours quand je fais des conférences, ça concerne toujours ce qui s’est passé «avant le Big Bang». J’ai donc voulu essayer de répondre, car même si c’est une question paradoxale, elle est intéressante du point de vue scientifique. D’où vient l’univers ? C’est une question qui divise les scientifiques depuis des dizaines d’années. Avant, on ne savait rien de la dynamique même du Big Bang. La question en réalité, c’est : «Qu’est-ce qui a déclenché le Big Bang, quel état physique a déclenché cet événement ?» La théorie que j’explique dans mon livre, qui date de ces dix dernières années, c’est qu’il peut s’agir d’une métamorphose du vide. On peut donc dire que l’état qui a précédé l’expansion, c’est le vide. J’ai fait le choix d’imaginer d’être là, là où il n’y a ni espace, ni temps, ni lumière, pour quand même voir ce qui se passe avec cet univers.

Quand on parle de ces sujets-là, on met toujours son lectorat dans un état de sidération. On veut remuer le lecteur. Vous commencez donc à parler d’un état physique sans temps ni espace avec le vide qui n’est pas le néant auquel on pense. On perd nos repères…

La première étape, c’est celle de saint François, il faut abandonner nos vêtements luxueux, on doit libérer notre cerveau des préjugés culturels et scientifiques qui nous emprisonnent. Il faut faire un effort initial pour accepter de partir sur un nouveau système de référence et après, on peut construire… Mais c’est vrai que c’est un choc. Mais ce choc existe aussi pour les scientifiques. Même chez les cosmologistes, nous sommes prisonniers de nos préjugés.

Vous parlez de cette question : «D’où tout cela vient-il ?» C’est la mère de toutes les questions ?

Oui. Ça me fascine toujours de découvrir que cette question est ancrée en nous. Ce n’est pas une question pour les scientifiques, c’est une question pour tous les êtres humains. Partout dans le monde, même dans les endroits les plus reculés, il y a toujours des tentatives d’y répondre. Même dans nos sociétés modernes, où nous sommes entourés de technologies incroyables, il y a toujours des moments dans la vie, que ce soit pendant l’enfance, ou quand nous faisons face à des tragédies, où cette question resurgit. On finit par la refouler, en quelque sorte, mais elle est toujours là. C’est la question qui a poussé nos ancêtres à poser l’empreinte de leurs mains avec de la poudre d’ocre sur les parois des cavernes. C’est la question primordiale. Je crois qu’on ne peut pas vraiment vivre sans se la poser.

Face à cette question, on oppose souvent le discours scientifique aux mythes et aux religions, car il y a d’un côté, les connaissances, et de l’autre, les croyances. Vous donnez l’impression de chercher comme une réconciliation…

La science a des méthodes complètement différentes des disciplines plus artistiques, philosophiques ou religieuses. Mais il s’agit toujours d’une vision du monde. La vision du monde produite par la science est plus détaillée, plus complète, mais ça n’enlève en rien aux autres le droit de produire aussi leur propre vision. Elles sont différentes, elles sont moins soumises aux quantités infinies de données expérimentales. Je crois profondément que la science fait partie de la culture. Il y a un siècle, il y avait des discussions entre Einstein et Bergson, les plus grands scientifiques et les plus grands philosophes échangeaient beaucoup sur des sujets très importants. Il est temps de retrouver les liens entre les différentes disciplines. La science n’a rien à gagner à être isolée.

Si on voulait raconter avec exactitude la science, le cosmos, il faudrait utiliser des équations… Quand on en fait un récit, perd-on de l’exactitude ?

J’utilise souvent l’analogie avec la musique. Je suis passionné de musique, mais je reste un amateur. Quand je trouve un musicien ou un chef d’orchestre qui est capable d’expliquer, non pas tous les détails, mais les éléments importants pour permettre d’avoir une meilleure compréhension à l’écoute, même avec une oreille non professionnelle, on arrive à percevoir plus de choses. C’est la même chose pour la science. Pour avoir une description correcte des concepts qu’on développe, il faut des années de travail et un langage très spécialisé qui exclut de fait la plupart des êtres humains. C’est un problème, car la science est importante pour la société, elle doit être comprise par la communauté humaine. Mais il n’y a pas de discussion possible car le langage est un obstacle. J’ai donc fait de mon mieux pour trouver un langage qui est celui du dîner avec les amis. Chaque fois qu’on fait une analogie, on perd de la rigueur sur le plan scientifique, mais ce qui est important, c’est de sauvegarder l’esprit, le concept, qui peut être partagé sans le poids écrasant des équations.

A l’époque de la découverte du boson de Higgs en 2012, à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern), tout en soutenant l’importance fondamentale de cette découverte, que c’était un moment charnière de l’histoire des sciences, personne ne réussissait à expliquer vraiment ce que c’était…

Nous partagions à l’époque la même confusion que les journalistes pour expliquer ce qu’étaient les bosons de Higgs. Dix ans plus tard, on comprend mieux ce que nous avons fait, le rôle de cette particule. Ce qui est étrange, c’est que même nous qui avions traqué cette particule pendant au moins 25 ans, presque une vie professionnelle, nous n’avions pas eu le temps de prendre du recul. Nous étions en première ligne toute la journée face à des problématiques techniques, politiques, des choses qui ne fonctionnent pas, l’argent qui manque… On connaissait la théorie, le fonctionnement des équations, mais c’est autre chose… Nous avions découvert la particule qui brise la symétrie électro-faible, et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est après notre découverte qu’on s’est rendu compte de sa véritable importance. Ça a déclenché des discussions avec les autres théoriciens… On a pris cette question beaucoup plus au sérieux après la découverte.

Comment est-ce qu’aujourd’hui, vous parlez du boson de Higgs ?

En général, quand je parle avec un ami qui n’a pas de bagage scientifique, je commence par lui demander de toucher les objets, une table, un livre, une bouteille… Puis je parle de la Lune, du Soleil, des étoiles, des galaxies. Tout ça, c’est l’univers matériel. «Matériel», ça veut dire persistant, qui existe dans la durée. Cet univers matériel est constitué de molécules, d’atomes, de protons et d’électrons. Les protons sont constitués de quarks… Tout ça tient ensemble, mais si on change un élément dans tout ça, la masse de l’électron par exemple, tout disparaîtrait instantanément. Si on change la masse d’une particule, l’Univers devient une sorte d’ensemble qui n’est plus persistant. Les particules deviendraient incapables de construire des structures permanentes. Tout ça, c’est donc le rôle du champ de Higgs qui attribue une masse aux particules. Cette particule, le boson de Higgs, a donc donné une masse à toutes les autres et a produit la possibilité d’avoir de la matière persistante.

Vous expliquez dans votre livre que vous basez votre récit sur les connaissances actuelles produites par la science. Est-ce que vous pensez qu’une découverte majeure peut le remettre complètement en cause ?

Oui, je l’espère ! On en revient à Galilée : l’espoir le plus profond des scientifiques, c’est de vivre un bouleversement complet de toutes les connaissances qui ont été produites jusqu’à aujourd’hui. Je serais ravi si, dans une dizaine d’années, tout ce que j’ai écrit doit être mis à la poubelle.

Vraiment ?

C’est la puissance de la science moderne. On pousse les jeunes chercheurs à faire de leur mieux pour détruire tout l’édifice que nous avons construit. C’est un effort continu. Nous espérons toutes et tous une découverte qui ébranle l’édifice du modèle standard. Jusqu’à aujourd’hui, les nouvelles observations confirment ce modèle, mais si un jour, de nouvelles données incontestables amène à tout remettre en cause, on va devoir construire un nouvel édifice.

Quand on referme votre livre, on ressent d’une part une grande humilité, nous ne sommes rien, que de petites poussières face à l’immensité et à l’histoire du cosmos, et de l’autre, nous sommes aussi le résultat de cette histoire de 13,8 milliards d’années et de processus tellement extraordinaires que c’est assez fou d’être là où nous sommes aujourd’hui. Insignifiants et extraordinaires à la fois…

Dans un certain sens oui, mais de mon point de vue, c’est la modestie qui prime. C’est vrai que d’un côté, nous ne sommes rien et de l’autre, nous avons quand même réussi à comprendre tellement de choses sur le monde… Mais quand je pense à tout ce qui nous entoure, on est vraiment au début d’une connaissance qui a encore beaucoup de chemin devant elle. Imaginons que dans dix mille ans, on retrouve notre discussion, elle fera sourire. Tout ce qu’on va comprendre dans les dizaines, centaines ou milliers d’années, en espérant que l’humanité ait ce temps, ce sera extraordinaire. Je préfère continuer à faire profil bas en attendant. Ce n’est pas vraiment de la modestie, c’est du réalisme.


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