dimanche 19 juin 2022

« A la naissance de mon enfant, l’attachement n’a pas été si simple » : comment la parole autour de la maternité s’est libérée


 



Par  Publié le 18 juin 2022

ENQUÊTE Sur les réseaux sociaux et dans des groupes de parole, les femmes enceintes et les jeunes mères se lâchent. Elles osent désormais témoigner de l’âpreté de leur quotidien, loin d’une vision enchanteresse qui leur a longtemps imposé le silence.

Entre le premier enfant d’Elsa Serot, né il y a sept ans, et son dernier, qui a moins de 1 an, « cela n’a plus rien à voir ». « Avant, parler maternité se résumait souvent à “c’est génial, tu verras”. Aujourd’hui, on est extrêmement informées sur tout. » Pour se renseigner lors de sa première grossesse en 2014, la jeune femme – 28 ans à l’époque – avait le choix entre « La Maison des maternelles », émission-phare du service public sur la maternité, et Baby Boom, le docu-réalité de TF1, qui filmait en immersion des accouchements au sein de plusieurs maternités françaises. La bible intergénérationnelle de Laurence Pernoud J’attends un enfant (première édition : 1956), quelques forums et sites aux contenus plus ou moins sérieux ainsi qu’une poignée de cours de préparation à l’accouchement complétaient l’offre. Le tout dans un climat flirtant bien souvent avec un récit enchanté. En ces temps pourtant pas si lointains, devenir mère relevait encore de l’épiphanie presque obligée.

A partir de 2018, les podcasts sur la maternité – « Bliss Stories » et « La Matrescence » pour n’en citer que deux – se sont multipliés, rencontrant rapidement leur public, et faisant émerger un nouveau discours. Quatre ans plus tard, on ne compte plus les livres, blogs et comptes Instagram consacrés au sujet. Sur les réseaux sociaux, les mères parfaites entourées de leurs enfants aux habits immaculés ont peu à peu fait place à celles qui montrent l’envers du décor, de la grossesse au post-partum en passant par l’accouchement. « Mon corps est plus mou, mes seins tombent un peu plus chaque jour, les vergetures se sont bien installées et, pourtant, j’y trouve une certaine beauté », écrivait la chanteuse et actrice française Juliette Katz sur son compte@coucoulesgirls.

Comme si, face à l’extrême lissage des images, certaines avaient ressenti le besoin de partager un miroir inversé, une sorte de version sans filtre. On voit s’afficher sur les réseaux les ventres gonflés ou ramollis, les culottes filets portées après la délivrance, les cicatrices de césarienne, les bébés encore gluants de vernix pousser leur premier cri ou vissés au sein de leur mère, les larmes du baby blues. On y lit les récits d’accouchements interminables ou express, médicalisés à la maternité de secteur ou physiologiques dans une baignoire gonflable au milieu du salon, mais aussi les fausses couches et les deuils périnataux.

Epaisse armure d’idéalisation

En février 2020, la sociologue Illana Weizman a lancé, avec trois autres militantes féministes, le hashtag #monpostpartum, qui a mis des mots sur la réalité de cette période suivant l’accouchement. Une libération de la parole sur la maternité, domaine intime par excellence, parfois enfermé dans une épaisse armure d’idéalisation. « Les femmes souffraient en silence, relève Clémentine Galey, créatrice du podcast « Bliss Stories ». Et, quand elles se plaignaient, on avait tendance à leur répondre : “Ne te plains pas, tout le monde est en bonne santé”. »

C’est grâce à ces paroles nouvelles que, pour sa petite dernière de 9 mois, Elsa, 35 ans, aujourd’hui et mère de trois enfants, a pu faire tout ce qu’elle avait « loupé par “ignorance” lors de [ses] deux premières grossesses », ce qui lui permet d’avoir « zéro regret ». Depuis plus d’un an, environ deux fois par mois, la cheffe de projet retrouve en visio depuis chez elle, à Boulogne-Billancourt, trois ou quatre femmes, durant une heure ou deux, sur un thème prédéfini ou libre, selon les sessions. Toutes sont membres du Loma Club, un groupe de parole privé et payant sur la maternité. Elle qui n’a « pas forcément de modèle » au sein de sa famille ou de son groupe d’amies – elle était la première d’entre elles à devenir mère – y a trouvé ce qui lui manquait : des femmes qui partagent les mêmes interrogations, sans jugement. Sexualité durant la grossesse, manque de désir après l’accouchement, conflits dans le couple à l’arrivée d’un enfant, épuisement parental… autant de sujets qu’on « n’ose pas forcément aborder en détail avec ses proches. Par exemple, au Loma Club, on peut dire sans honte “Cela fait X temps que je n’ai pas eu de rapport avec mon mec”, alors qu’à une amie on s’en tiendra à : “En ce moment, c’est pas top” », argue-t-elle. « Quel que soit le sujet abordé, on se rend compte qu’on n’est pas seule. Et c’est génial ! »

Viola jongle avec ses deux enfants, Lyra, 5 mois, et Zephyrus, 3 ans.

A son retour de la maternité, des mères du groupe l’ont ainsi aidée à allaiter son troisième enfant, alors qu’elle pensait qu’il était trop tard. A la naissance de sa fille, une complication l’oblige à prendre pendant une semaine un traitement antidouleur incompatible avec l’allaitement. Il faut renoncer, lui affirme le personnel médical. Quelques jours plus tard, à sa sortie, elle est « lâchée dans la nature sans explications ». En visio, les membres du club l’encouragent, lui donnent tous les trucs et astuces pour « relancer la machine », avec succès. Sans cela, elle n’aurait « jamais allaité ». « Parler a fait tomber plein de barrières, comme la peur d’avoir mal, d’être épuisée. Je me suis sentie armée pour essayer. »

Sortir de l’isolement

C’est Josépha Raphard, 27 ans, qui a fondé le Loma Club, en septembre 2020. Lorsqu’elle tombe enceinte en 2019, elle ressent l’envie de partager son vécu avec d’autres femmes de la même génération, qui vivent une grossesse en même temps qu’elle. Les discussions qu’elle pouvait avoir avec sa mère et sa grand-mère, dont elle est proche, ne suffisaient pas. « Je rêvais d’avoir un groupe de parole comme ça, mais ça n’existait pas », raconte-t-elle par téléphone depuis Bruxelles, où elle vit avec son compagnon et sa fille de 2 ans. Elle commence alors à échanger avec plusieurs femmes enceintes, de manière spontanée, sur Instagram. « J’ai monté ce groupe pour répondre à un besoin personnel, pas pour créer un business. Au début, c’était très artisanal », dit-elle en riant.

« Avec le nouveau mode d’action que sont les réseaux sociaux, une femme qui a souffert n’est plus seule. Son combat devient collectif et mobilisateur », analyse Françoise Thébaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes

Quelques mois plus tard, voyant que le souhait des femmes de partager leur vécu lors de cette période charnière de leur vie est largement répandu, elle imagine une plate-forme d’échanges qui propose des sessions Zoom payantes, des groupes de discussion et des conseils pratiques, comme des contacts de professionnels de santé recommandés par l’une ou l’autre au parcours similaire. « Je voulais qu’elles puissent entrer en contact les unes avec les autres sans avoir besoin de se déplacer, depuis leur lit ou leur canapé, partout dans le monde. Cela permet aussi de sortir de l’isolement, notamment pendant le post-partum », explique Josépha Raphard, qui anime et modère les sessions, lors desquelles « on rit, on pleure ». Et la demande est au rendez-vous. Aujourd’hui, la jeune femme vit du Loma Club et des collaborations que cela lui apporte.

C’est aussi pour « sortir les mères de l’isolement » que l’association de soutien à la parentalité Parents & Féministes a créé, il y a deux ans, des groupes de parole à Paris et à Rennes, gratuits sur inscription et qui regroupent une petite dizaine de participants (certains ateliers ont été élargis aux pères) durant deux heures. « C’est un moment que les mères prennent pour elles, pour parler librement et sans jugement »,souligne Anaïs Le Brun-Berry, membre de l’association. A l’origine de leur création, là aussi, un sentiment d’isolement pour les deux fondatrices durant leur post-partum.

Chantal Birman, 72 ans, sage-femme à la retraite, constate depuis une vingtaine d’années que ses patientes, dans les grandes villes notamment, sont beaucoup plus seules, en raison de l’éclatement géographique des familles. « D’un côté, elles disposent d’une quantité énorme d’informations grâce à Internet, de l’autre, il leur manque une présence physique », l’un ne compensant pas l’autre, regrette-t-elle. Chantal Birman plaide pour une présence accrue des grands-parents afin de soutenir la mère, comme le couple, mis à rude épreuve à l’arrivée d’un enfant. Un fait l’alarme particulièrement : selon une enquête de Santé publique France et de l’Inserm, menée entre 2013 et 2015 et publiée en janvier 2021, le suicide est la deuxième cause de mortalité maternelle en France jusqu’à un an après l’accouchement.

Ivana se remettant d’une césarienne d’urgence avec sa fille nouveau-née à la maison.

Est-ce que cela signifie que les femmes d’aujourd’hui ne partagent plus ? Ou que ce besoin d’échanger a évolué ? A partir de 2017, « le mouvement #metoo a libéré la parole des femmes à l’échelle internationale. Toutes les violences et souffrances ressenties peuvent être dites et combattues. Avec le nouveau mode d’action que sont les réseaux sociaux, une femme qui a souffert n’est plus seule. Son combat devient collectif et mobilisateur », analyse Françoise Thébaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes.

La nouvelle génération de féministes s’est également emparée d’autres sujets, peu interrogés par la génération précédente dont le combat prioritaire était la maîtrise de la fécondité, rappelle-t-elle. « Aujourd’hui, on s’interroge davantage sur comment mieux vivre la mise au monde et le post-partum, avec notamment l’allongement du congé paternité [qui est passé en juillet 2021 de quatorze à vingt-huit jours]. On questionne aussi l’ambivalence de la maternité, et les freins que cela peut constituer dans la vie d’une femme »,considère l’historienne, pour qui « toute prise de parole est en général salvatrice ».

Prise de parole critiquée

Après des décennies de mise en valeur, voire de glorification de la maternité, tournées principalement vers l’enfant, les mères qui se rebiffent au mieux étonnent, au pire dérangent.Parmi les critiques liées à cette prise de parole, celle, principale, de ne souligner que les difficultés et les problèmes liés au fait d’être mère, comme un bureau des plaintes permanent, où médias et réseaux sociaux se font à la fois l’écho et l’arbitre, un tabou brisé succédant à un autre dans une même litanie.

Chaneen allaite en tandem ses filles Jasmine, âgée de deux ans, et Ocean, âgée de neuf mois.

Mi-mars, la publication par le Huffington Post d’un texte intitulé « Non, la maternité n’est pas que douleurs, regrets, cauchemar et dépression », dans lequel une psychologue et psychothérapeute appelle à « cess[er] d’accaparer l’espace public avec des témoignages de mères dépassées qui vivent leur maternité comme un enfer », a immédiatement provoqué une levée de boucliers quasi générale des militantes féministes. Face à la bronca, le Huffington Post s’est empressé de mentionner, à la fin de l’article, la publication la semaine précédente d’« un dossier spécial » sur le sujet, avant de souligner que « d’autres points de vue continuent d’exister ».

Lors de sa première grossesse en novembre 2021, Marie (le prénom a été changé), 29 ans, confiait : « Avec mon conjoint, nous constatons que l’importance médiatique portée sur les difficultés de la conception, de la grossesse, du post-partum et de la parentalité crée chez nous un sentiment ambivalent, et désagréable. » Elle se réjouissait que « ces sujets deviennent [importants] », tout en regrettant l’« inquiétude » qu’ils peuvent susciter.

« C’est essentiel de se renseigner, mais il faut aussi garder en tête que cela peut bien se passer et qu’on ne va peut-être pas rencontrer toutes ces difficultés » – Marie, 29 ans

« On s’est un peu laissés happer par cet ensemble très noir. On se demandait dans quoi on s’était lancés », reconnaît-elle quelques mois plus tard, après son accouchement. « Dès que l’on se renseignait sur un sujet, on ne tombait que sur le négatif, relate la responsable commerciale de Seine-Saint-Denis. Par exemple, j’avais très peur de faire une dépression post-partum avec tous les articles que j’avais lus dessus, alors que cela ne concerne pas la majorité des femmes [environ de 15 % à 20 %]. C’est essentiel de se renseigner, mais il faut aussi garder en tête que cela peut bien se passer et qu’on ne va peut-être pas rencontrer toutes ces difficultés. » Cependant, Marie estime que libérer la parole sur ces sujets est « fondamental ». « A la naissance de mon enfant, l’attachement n’a pas été si simple. Grâce à tous ces témoignages, je ne me suis pas dit que j’étais un monstre. Cela fait du bien de savoir qu’on n’est pas seule. »

Entre effet libérateur pour les unes, angoissant pour les autres, parfois les deux, le fil est ténu : parler assez fort pour frapper les esprits sans les braquer, alerter sans alarmer. « Ce sont les contestations qui laissent des traces dans l’histoire. On a pour habitude de dire que les gens heureux n’ont pas d’histoire », répond Fabienne Thébaud. Un avis partagé par Josépha Raphard : « Pour chaque progrès, il faut aller dans l’extrême. J’ai hâte que l’on puisse dire que le post-partum peut aussi être génial. »

Après les mots, les actes ? Illana Weizman en est convaincue. « On observe depuis cinq ans une structuration du lobbying politique à ce sujet, c’est une question qu’on ne peut plus balayer d’un revers de main », fait-elle valoir. Anna Roy, elle, se tient prête à porter ses idées. Présente dans les médias depuis son apparition en tant que chroniqueuse dans « La Maison des maternelles » en 2017, la sage-femme a depuis lancé son podcast « Sage-Meuf » pour « lever les tabous sur la maternité ». Elle lance régulièrement des cris d’alerte très relayés pour demander plus de moyens dans les maternités et un meilleur accompagnement des parturientes, à l’heure où les soignants peinent à se faire entendre du gouvernement sur leurs conditions d’exercice jugées de plus en plus difficiles. « Ce que je dis, je le disais déjà en 2015, mais cela n’avait pas d’écho. Aujourd’hui, on est entendues. Il faut passer de la libération de la parole des femmes à l’action politique autour du “devenir parent”, et vite. C’est le début, mais on va y arriver », assure-t-elle.


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