samedi 18 juin 2022

Journal d'épidémie Covid en Italie: «Ce que certains appellent un conditionnement, nous choisissons de l’appeler responsabilisation»




par Christian Lehmann, médecin et écrivain  publié le 18 juin 2022 

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour «Libération», il tient la chronique d’une société traversée par le Covid-19. Aujourd’hui, un concept que la France ferait bien de copier sur l’Italie.

11 mars 2020. Depuis Rome, l’ancien Premier ministre italien Matteo Renzi exhorte sur CNN les pays occidentaux à prendre des mesures drastiques pour éviter la propagation du Covid. Nous sommes juste avant le confinement et la séquence semble sortie d’un blockbuster américain, avec ce politicien désespéré : «Ne sous-évaluez pas le risque comme nous l’avons fait. De nombreuses personnes décident de dire, comme en France la semaine dernière […] : N’ayons pas peur, allons au théâtre”. C’est une bonne réaction face à une attaque terroriste, nous montrons notre résilience. Mais face à un virus, nous devons éviter les lieux publics. Donc ne perdez pas de temps. L’Italie a perdu du temps et c’était une erreur.» A l’époque, tandis que son pays était submergé par la première vague du Covid, la France apposait fièrement des affichettes dans les aéroports en se préparant à aller voter aux municipales. Il y a quelques semaines, à nouveau surpris par le contraste entre le discours du ministre de l’Enseignement transalpin et le déni de ses homologues français, j’ai demandé à Ugo Di Luca, 53 ans, web développeur italien, de me parler de la différence d’approche entre ces deux pays voisins :

«Avant la crise, j’étais un de ces privilégiés qui exerçaient déjà leur métier en télétravail, et j’alternais ma résidence entre la région parisienne et le Nord-Est italien, selon mes obligations professionnelles et familiales. En atterrissant en Italie au début de la pandémie, mi-février 2020, j’ai compris qu’il se passait un truc étrange. La prise de température à l’arrivée et ces personnes en combinaisons blanches, c’était troublant. A mon retour, deux jours après l’interruption inquiétante du Carnaval de Venise, aucun contrôle à l’aéroport d’Orly… et j’ai trouvé ça plus inquiétant encore. Puis le confinement. J’étais opposé à ce confinement généralisé, je comprenais qu’il soit indispensable en Italie, cueillie par surprise, mais je pensais naïvement que la France pouvait gérer cela territorialement, en comptant sur la responsabilité individuelle et des mesures strictes envers les personnes détectées positives. L’épisode de l’aéroport d’Orly aurait dû m’ouvrir les yeux.

L’Etat ne leur a pas cédé

«Le ministre italien de l’Enseignement déclarait récemment que ”la démocratie n’existe que lorsque votre voisin a le même droit que vous”et que “le masque est un acte de respect mutuel, que l’on retirera lorsque nous pourrons considérer que notre voisin est en sécurité”. Voilà “comment on transforme une société et on instaure un crédit social !” fulmine l’avocat Fabrice Di Vizio, qui considère que les Italiens sont conditionnés, et regrette l’absence d’un Raoult, d’un Philippot, d’un Fouché ou d’un Perronne, et d’un Cyril Hanouna pour animer des débats… Ses tweets pourraient prêter à sourire tant la télévision italienne déborde d’émissions polémiques. Rassuristes et sorciers en tous genres, désinformateurs antivax et profiteurs de crise n’ont pas manqué d’audience pendant la crise. Mais l’Etat ne leur a pas cédé comme en France.

Profil

«L’Italie n’a pas été exempte de manifestations contre une prétendue dictature sanitaire, comme partout le fait de minorités bruyantes, souvent politisées. Mais si on devait pointer une différence majeure entre Français et Italiens, c’est que ces derniers ont majoritairement compris que ce ne sont pas aux personnes fragiles de se protéger, mais à la collectivité de le faire.

«Depuis avril, le sous-secrétaire à la Santé, Pierpaolo Sileri, défend une position pragmatique, suggérant “de ne pas abandonner les masques, mais de les déplacer du visage à la poche” et de laisser ainsi place à l’autoresponsabilisation et au bon sens des Italiens, en situation de risque ou de recrudescence épidémique. Et force est de constater que sa suggestion n’est déjà pas très éloignée de la réalité actuelle, et peut paraître surprenante pour des Français, qui, depuis mai, ont visiblement appliqué dans leur majorité la consigne de ne plus porter de masque. En Italie, les gens portent un masque dans les transports, et dans les supermarchés.

Fiers et pleins d’orgueil

«La semaine dernière, les employés d’une entreprise de Rovereto se sont mis en grève quand la direction leur a demandé, à l’occasion d’un film promotionnel, d’ôter leur masque durant le tournage. Un masque qu’ils doivent porter continuellement dans l’usine, malgré la température, respectant le protocole, jusqu’au 30 juin.

«Au-delà des clichés sur le côté latin, les Italiens sont fiers et pleins d’orgueil. Si on y ajoute une culture de l’hygiène quasi obsessionnelle, avoir été traités comme des pestiférés au début de cette pandémie a été humiliant. Et ils ont été blessés par la remise en cause de leur système de santé, alors que les infrastructures médicales en Lombardie comme en Vénétie où le tsunami s’est déroulé au printemps 2020 étaient parmi les plus performantes d’Europe.

«On me parle encore souvent des camions militaires de Bergame évacuant les trop nombreux cercueils. Ces images indélébiles ont secoué les consciences. Mais le traumatisme a aussi été économique, car le “quoi qu’il en coûte” n’a jamais atteint le niveau français. Ainsi, bars et restaurants ont-ils été pressés de rouvrir, même avec des capacités d’accueil réduites ou avec le seul service du midi. Toutes les activités économiques ont rouvert lors du déconfinement avec des protocoles dont le but était de ne surtout pas avoir à refermer. Du patron au salarié, tout le monde était concerné. La vigilance s’est maintenue lors du premier déconfinement, le risque de reprise épidémique a été très tôt pris en considération, le message “Prepariamoci all’inverno”(“préparons-nous pour l’hiver”) circulait abondamment.

Rapport aux anciens

«La circulation virale a été contrôlée, et le niveau de la charge hospitalière était au plus bas dès le milieu de l’été 2020. Le 9 août, la rentrée économique était préparée dans un décret publié par le gouvernement, tandis que le 31 août on débattait encore en France d’assouplir le port du masque en entreprise, la veille même de l’entrée en vigueur de cette mesure, et alors que l’épidémie avait repris fortement depuis la mi-août. Ubuesque. L’Italie était alors pointée comme un modèle, on parlait même de “miracle italien”quand il s’agissait avant tout de la persistance d’une attitude humble et responsable devant la pandémie.

«Fierté de courte durée, car fin septembre 2020, l’Italie était à son tour en reprise épidémique. Le gouvernement, qui avait multiplié les décisions pour se préparer à une reprise en décembre, s’est retrouvé contesté. A l’hôpital, les effectifs avaient progressé grâce au recrutement de nouveaux soignants et l’intégration d’élèves en fin de cycle, mais les équipements prévus n’étaient toujours pas en quantité suffisante quand la vague s’est présentée. Fin octobre 2020, Naples s’est rebellé. L’échec à contenir ce virus après avoir imposé des confinements aux conséquences socio-économiques énormes semblait avoir affaibli la légitimité des autorités à proposer de nouvelles mesures contraignantes. Je craignais le pire, le virus devenant prétexte à une explosion sociétale. Mais le bon sens a repris ses droits devant les images d’hôpitaux saturés à Naples et de patients placés sous oxygène dans leur voiture.

«A la différence de la France, songer à “vivre avec le virus” en confinant les personnes fragiles est culturellement impensable en Italie. Le rapport aux anciens est si fort en Italie qu’il est certainement l’un des déterminants des changements des comportements, les Italiens ayant été plus sensibles aux mesures visant à les protéger. Les isoler aurait d’ailleurs été impossible, car dans le second pays le plus âgé au monde, les grands-parents vivent souvent auprès de leur famille, avec enfants et petits-enfants. C’est aussi ce qui les rend si vulnérables, plus exposés au virus malheureusement.

Cohérence et continuité de la politique sanitaire

«Moitié moins nombreuses que les Ehpad français, les Résidences sanitaires assistancielles ont été elles aussi dévastées lors de la première vague. Et sous la pression des familles, l’Etat a été amené à faire sa part. Visites inopinées et sanctions s’y sont multipliées, et des protocoles stricts y ont été appliqués. Aujourd’hui encore, et jusqu’au 31 décembre, le pass vaccinal y est requis pour toute visite d’un parent, ainsi que l’obligation du port du masque FFP2 pour familles et soignants. Bien évidemment tout le personnel, soignant ou pas, doit être vacciné.

«Au désespoir parfois des oppositions du centre droit, les Italiens ont pu compter sur une certaine cohérence et continuité de la politique sanitaire, même lors des changements de gouvernement. Lorsqu’il succède à Giuseppe Conte, Mario Draghi choisira ainsi de maintenir en poste Roberto Speranza au ministère de la Santé et surtout de conserver intacte la doctrine mise en place en novembre 2020, jusqu’en mars 2022. Chaque mesure a fait l’objet d’un décret construit en Conseil des ministres puis voté au Parlement. Basé sur une série d’indicateurs épidémiologique et des marqueurs de résilience des systèmes de santé régionaux, le système reposait sur un classement en couleur de chaque région, auquel étaient associées des mesures et restrictions, du port du masque jusqu’au confinement, des restrictions de déplacements locaux ou interrégionaux aux couvre-feux, des horaires d’ouverture des bars et restaurants à d’autres limitations d’activités. Chaque mardi, les valeurs étaient publiées, et en fonction des seuils franchis, tous les vendredis, les régions pouvaient basculer automatiquement le lundi de la semaine suivante, le temps pour chacun de s’organiser au mieux. Ce que certains appellent un conditionnement, nous choisissons de l’appeler responsabilisation. Et, passant ma vie entre la France et l’Italie, j’ai parfois l’impression de ne pas vivre sur le même continent, comme si le concept de société était devenu radicalement différent en passant la frontière

 

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