mardi 28 juin 2022

Décryptage Petite enfance : les crèches orphelines de personnel

par Elsa Maudet   publié le 27 juin 2022

Bas salaires et conditions de travail éreintantes ont entraîné le départ de nombreuses professionnelles de la petite enfance, perturbant les capacités d’accueil des établissements. Les acteurs du secteur appellent à une refonte en profondeur.

Pour Ivone Antonio, «c’est la crèche de la dernière chance». Depuis un an, cette titulaire d’un CAP petite enfance a changé cinq fois de structure, dans les Hauts-de-Seine, et peine à trouver un lieu de travail qui lui convienne pleinement. «Je commence à fatiguer. Si je ne prends pas un poste de direction [après une formation, ndlr], je vais quitter le monde de la petite enfance», lâche-t-elle. Son métier, elle l’aime. Mais les conditions d’exercice finissent par trop lui peser. «Parfois j’arrive à 7h45, je dois finir à 15h45, mais je termine à 19 heures parce qu’il n’y a personne. On fait des journées sans pause. Le lendemain, on ne connaît pas nos horaires, égrène cette mère célibataire de 35 ans, dans le métier depuis six ans. Quand on est en arrêt maladie, on vient quand même travailler pour ne pas laisser les collègues en galère.»

Parce que les tâches sont pénibles physiquement, Ivone Antonio a déjà eu trois lumbagos. Elle ne parvient pas à poser les cinq jours de congé annuels dont les dates ne lui sont pas imposées pendant les vacances scolaires et doit souvent batailler pour se faire payer ses heures supplémentaires. Il y a quelques mois, elle est parvenue à négocier son salaire et à décrocher 1 310 euros net mensuels. C’était juste avant l’annonce de la hausse du smic à 1 302 euros. Une augmentation qui «ne sert à rien», souffle-t-elle.

Protocoles sanitaires essorants

La situation d’Ivone Antonio est loin d’être marginale : usées, de plus en plus de professionnelles de la petite enfance, un secteur très majoritairement féminin, claquent la porte. A cause des salaires, d’abord, qui tournent autour du smic pour les détentrices d’un CAP «Petite enfance» ou «Accompagnement éducatif petite enfance» et les auxiliaires de puériculture, un peu plus pour les éducatrices de jeunes enfants (EJE), titulaires d’une licence. A cause des conditions de travail, ensuite. Le métier est physique, qui exige de se baisser et de porter à longueur de journée, occasionnant de nombreux problèmes de dos et contraignant certaines professionnelles à se reconvertir. Enfin, l’image des métiers de la petite enfance n’est pas très valorisée. «Ce n’est pas juste jouer et changer les couches. Il y a l’observation et l’évolution des enfants, la détection d’éventuelles difficultés, l’accompagnement à la parentalité…», défend Véronique Escames, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnel·le·s de la petite enfance (SNPPE).

«La pénurie de professionnelles est le problème numéro 1 du secteur aujourd’hui, la situation sur le terrain est très difficile», reconnaît Elisabeth Laithier, présidente du comité de filière petite enfance, un groupe de travail installé par le gouvernement en début d’année pour trouver des solutions à cette situation, et qui rendra ce mercredi ses premières préconisations. La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a été missionnée pour dresser un état des lieux chiffré de cette pénurie et devrait rendre ses conclusions dans le courant du mois de juillet. «Le problème de recrutement n’est pas d’aujourd’hui, on l’a laissé s’enkyster, et il s’est aggravé avec la crise [sanitaire]», regrette Elisabeth Laithier, les changements de protocoles sanitaires incessants pour faire face au Covid-19 ayant essoré les professionnelles. «La crise est devenue structurelle. On n’est plus au stade de l’alerte, à dire “on va droit dans le mur”, on a déjà pris le mur», alerte Steven Vasselin, adjoint au maire de Lyon en charge de la petite enfance, très mobilisé sur le sujet.

«Il n’y a plus de professionnelles, alors qu’on a les places»

Dans les crèches municipales de sa ville, une centaine de postes ne sont pas pourvus, sur le millier disponibles, principalement pour des emplois d’auxiliaires de puériculture (AP) et d’EJE. Dans le secteur associatif, 15 à 20 % de ces postes ne trouvent pas preneuses. La pénurie touche tant le public – secteur très majoritaire – que le privé, les grandes métropoles que les petites communes. Alors les structures s’adaptent, en fermant des sections ou en réduisant leur amplitude horaire, laissant des parents travailleurs avec leurs marmots sur les bras (lire ci-contre). Et la disette est appelée à durer. «Nous sommes très inquiets pour la rentrée 2022, on risque de geler 10 % de nos places. Même quand on essaye de faire appel à l’intérim, il n’y a plus personne, raconte Céline Legrain, directrice générale du groupe associatif Crescendo et présidente de la Fédération nationale des associations pour la petite enfance (Fnappe). On va peut-être devoir refuser des familles parce qu’il n’y a plus de professionnelles, alors qu’on a les places.»

La situation est d’autant plus désolante que la France manque de modes d’accueil pour les tout-petits : 40 % des 0-3 ans n’en ont pas, que ce soit en structure collective ou auprès d’assistantes maternelles. «L’accueil du jeune enfant est déterminant pour concilier la vie familiale et la vie professionnelle mais aussi pour favoriser l’égalité femme-homme au sein des couples. Faute de mode d’accueil satisfaisant, ce sont très majoritairement les femmes qui interrompent plus ou moins longuement leur activité pour garder leur enfant», rappelait le Conseil économique, social et environnemental (Cese) en mars, dans son avis «Vers un service public d’accueil de la petite enfance». Quant à la crèche, elle est à la fois le mode d’accueil le plus plébiscité par les parents et le moins onéreux. Un effort a été fait pour le développer, le nombre de berceaux étant passé de 357 000 en 2009 à 471 000 dix ans plus tard. Mais, malgré cela, la France ne dispose que de 21 places en crèche pour 100 marmots. Selon le baromètre d’accueil du jeune enfant de la Cnaf, seuls la moitié des parents qui ont sollicité une place en structure collective l’ont effectivement obtenue.

Belles promesses

Face à ce manque, les candidats à la présidentielle y sont allés de leurs engagements. Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon ont par exemple proposé la création d’un droit opposable à la garde d’enfant. Le premier a promis 200 000 places de crèche supplémentaires, le second 500 000 places, tous types de garde confondus. Des objectifs pour le moins ambitieux sachant que 30 000 places en crèche devaient être créées entre 2018 et 2022 mais que 40 % seulement ont vu le jour. Faute de professionnelles, les engagements chiffrés ne resteront de toute façon que de belles promesses.

Pour faire face au manque de titulaires, les crèches font appel à des intérimaires. «C’est une présence physique, en termes de quota ils se disent “c’est bon, on a quelqu’un”. Mais l’intérêt de l’enfant n’est pas pris en compte : il a besoin d’avoir des repères, ce n’est absolument pas rassurant» pour lui de voir des têtes changer de façon incessante, note Jennifer Bouttier, éducatrice de jeunes enfants dans les Hauts-de-Seine. Les professionnelles déjà en poste doivent, elles, former les nouvelles venues, or «c’est une perte de temps parce qu’on sait que cette personne ne va pas revenir»,affirme-t-elle.

Face à la pénurie, «on n’ouvre pas de places [de formation], on n’anticipe pas les départs à la retraite, on ne valorise pas le secteur. Ce n’est que des bonnes femmes, personne ne s’en est jamais soucié», regrette Julie Marty-Pichon, co-présidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje). «La petite enfance, tout le monde s’en fout !, abonde Steven Vasselin. Pourtant, c’est un sujet qui concerne toutes les familles. On est sur un âge éminemment charnière, c’est là où tout se passe sur le devenir du citoyen. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas plus pris en main.»

«Le principal nœud, c’est la formation»

Des choses ont tout de même bougé, ces derniers mois. En décembre, les auxiliaires de puériculture relevant de la fonction publique territoriale sont par exemple passées de la catégorie C à la catégorie B, voyant ainsi leurs salaires revalorisés. A plus grande échelle, le gouvernement a réformé, l’an passé, la loi d’Accélération et de simplification de l’action publique (Asap), en assouplissant un certain nombre de contraintes dans les crèches : possibilité d’augmenter le nombre de bébés par professionnelle, autorisation de dépasser la capacité d’accueil… Des mesures perçues sur le terrain comme aggravant les conditions de travail des salariées, qui doivent gérer de plus en plus d’enfants. Diverses grèves et manifestations ont eu lieu pour s’y opposer, en vain.

En l’absence d’une revalorisation massive des métiers de la petite enfance, sur le terrain, chaque acteur tente d’y aller de ses solutions. «On a tous mis énormément d’actions en place – formations, mobilité, couverture sociale renforcée… – et on est un peu désespérés», soupire Céline Legrain, du groupe Crescendo. Car même avec ça, les candidatures sont loin de pleuvoir. A la mairie de Paris, «nous rémunérons plus que le secteur privé, à 2 000 euros brut en début de carrière, et nous offrons des conditions de travail plus avantageuses, puisqu’elles ont une soixantaine d’heures de travail en moins par an par rapport aux 35 heures habituelles. Et nous avons des difficultés à recruter», indique Antoine Guillou, l’adjoint en charge des ressources humaines. En début d’année, Lyon a lancé une campagne de recrutement et fait le choix d’augmenter de 80 à 200 euros brut mensuels tous ses agents de crèche municipale. «Ça nous a re-rendus compétitifs sur le marché de l’emploi. Mais ce n’est pas une solution miracle, parce qu’on a forcément débauché des gens ailleurs, tempère Steven Vasselin. Le principal nœud, c’est la formation, parce que les personnes qui sont parties ne vont pas revenir.»

D’où l’appel insistant de certains maires à ce que les régions ouvrent davantage de places de formation aux métiers de la petite enfance. «En Nouvelle-Aquitaine, on a ouvert 105 places pour les auxiliaires de puériculture depuis 2020 et on a augmenté le nombre d’EJE de 40 places», défend Françoise Jeanson, vice-présidente du conseil régional. Qui renvoie la responsabilité aux employeurs : «Ce n’est pas le tout de former les gens, ensuite il faut les garder.» Confirmation s’il le fallait que la revalorisation des métiers de la petite enfance doit se faire de bout en bout, pour à la fois recruter en nombre et stopper l’hémorragie.


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