mercredi 15 juin 2022

Crise environnementale : « Notre matériau neuronal nous fait repousser l’idée de s’autolimiter »

Par   Publié le 13 juin 2022 

Dans deux livres parus presque simultanément, le chercheur en psychologie cognitive Thierry Ripoll et le neurobiologiste Sébastien Bohler avancent une même thèse : l’insatiable soif de croissance de l’humanité et la crise globale qui en découle seraient la conséquence de notre « câblage » cérébral. Entretien croisé.

Pour la première fois de son histoire, l’espèce humaine doit faire face à une urgence existentielle : trouver les conditions pour éviter que la planète devienne invivable. Spécialistes des processus cognitifs, Sébastien Bohler, neurobiologiste, rédacteur en chef de Cerveau & psycho, auteur de Human Psycho. Comment l’humanité est devenue l’espèce la plus dangereuse de la planète (Bouquins, 280 pages), et Thierry Ripoll, chercheur en psychologie cognitive, auteur de Pourquoi détruit-on la planète ? Le cerveau d’Homo sapiens est-il capable de préserver la Terre ? (Le Bord de l’eau, 240 pages), croisent leurs analyses sur les déterminismes biologiques qui ont poussé l’humanité dans une course vers la catastrophe.

Vous avez une approche évolutionniste pour expliquer la responsabilité humaine de la crise environnementale. Que s’est-il passé dans le cerveau d’Homo sapiens ?

Sébastien Bohler : Le cerveau des vertébrés et des mammifères possède des structures cérébrales profondes, dont le système de récompense est, en son centre, le striatum. Cette structure nerveuse est responsable de cinq motivations de base encore à l’œuvre aujourd’hui chez l’être humain : manger, se reproduire, acquérir du statut social, minimiser ses efforts et glaner de l’information. Elle incite les êtres vivants à accomplir ces comportements, garants de leur survie, sans limite fixée a priori, en leur donnant du plaisir sous forme d’une molécule, la dopamine. Les humains sont arrivés sur la scène de l’évolution en héritant de ces motivations de base.

Il y a quelque trois cent mille ans, l’émergence d’Homo sapiens est liée à l’expansion du cortex cérébral, qui nous confère le pouvoir d’abstraction, de langage, de planification, de coopération. Cette partie du cerveau est alors au cœur d’une foule d’inventions qui vont être tournées vers la satisfaction des désirs de base du striatum. Par exemple, l’ingéniosité du cortex cérébral favorise la fabrication d’outils qui permettent de se procurer de la nourriture de façon plus maîtrisée et efficace. Suivront, au néolithique, la culture des semences, l’élevage, la rationalisation des sols, les premières agglomérations. La production d’alimentation ne cessera d’augmenter jusqu’à l’agriculture industrielle. Aujourd’hui, nous continuons à produire de plus en plus de nourriture, de plus en plus riche, pour cette partie fondamentale de notre cerveau, qui n’est pas programmée pour s’autolimiter. La suralimentation, l’obésité, le surpoids et l’émission d’un quart des gaz à effet de serre sont dus à l’absence de limite dans la satisfaction de nos besoins alimentaires.

Thierry Ripoll : L’objectif de croissance est inhérent au vivant. Prenons le cas d’une espèce invasive introduite dans une île dénuée des prédateurs avec lesquels elle aurait coévolué. Cette espèce va croître jusqu’à atteindre les limites de l’écosystème dans lequel elle s’est installée. Parfois jusqu’au point de le détruire et se mettre elle-même en danger – en général, elle atteint un plafond puis décroît jusqu’à se stabiliser, non sans avoir fait disparaître les espèces endémiques. Nous, les humains, sommes une espèce invasive d’une grande île qui s’appelle la Terre. Or, l’évolution qui nous a aussi programmés pour croître est aveugle : elle ignore la finitude de la planète. D’où cette aporie : croître indéfiniment dans un monde fini. Heureusement, nous avons des connaissances et une conscience de ces limites. Nous sommes ainsi soumis à deux tensions contradictoires : celle issue de forces évolutives archaïques nous incitant à croître et celle issue de la partie la plus évoluée de notre cerveau nous enjoignant de prendre en compte les limites de la planète. Notre avenir sur Terre dépendra de l’issue de ce conflit.

Alors que les humains sont de plus en plus conscients de la crise planétaire, pourquoi résistent-ils globalement à l’idée d’un changement de comportement ?

T. R. : Permettez-moi un exemple personnel. Conscient que je prends ma douche trois minutes de plus que nécessaire tous les jours, j’en ai calculé l’impact à l’échelle de l’humanité : plusieurs supertankers d’eau et 1,3 supertanker de pétrole – 400 000 tonnes – par jour pour chauffer l’eau si tous les humains faisaient comme moi. Pourtant, je suis très conscient du problème environnemental et je connais les processus neurocognitifs qui en sont la cause. C’est dire la force des déterminismes cognitifs et sociaux qui font que je ne résiste pas à ces trois minutes de plaisir.

Parmi les nombreux obstacles à plus de sobriété, outre celui de notre dépendance au plaisir, il existe ce que j’appelle l’incommensurabilité entre l’action individuelle et l’action collective. Accepter d’écourter ma douche n’a de sens que si je suis convaincu que les quelque 8 milliards d’humains en feront de même. Ce raisonnement est rationnel au niveau individuel, mais absurde au niveau collectif. Il nous entraîne collectivement vers la catastrophe.

L’être humain n’est ni fondamentalement égoïste, comme on a pu le penser dans une version classique de l’économie – l’Homo economicus –, ni parfaitement altruiste, selon une version rousseauiste. Il est en permanence tiraillé entre l’une et l’autre de ces qualités morales. Si j’écourte ma douche, c’est en vertu d’une composante altruiste : renoncer à un plaisir personnel pour le bien commun de l’humanité et la possibilité qu’auront nos descendants de vivre dans des conditions « optimales ». Le problème est que cet altruisme, inhérent au psychisme humain, est malmené dans une société et une économie qui valorisent l’égoïsme.

S. B. : Les anthropologues appellent ce processus d’incommensurabilité entre l’action individuelle et l’action collective la coopération conditionnelle. On a observé que si on demande à des individus de faire des efforts pour réduire leur empreinte carbone, ils sont capables de sacrifices, à condition que les autres y consentent aussi. Dans un monde où on enjoint sans cesse à certains de produire des efforts, il y a toujours la suspicion que d’autres ne jouent pas le jeu. Faire des sacrifices à son échelon personnel dans ce cadre devient impossible psychologiquement. Notre cerveau n’en a pas les ressources.

Pour revenir sur le phénomène de croissance, dans l’histoire de la Terre, des espèces ont eu quasiment le même impact que l’humanité aujourd’hui. Ainsi, il y a 2,5 milliards d’années, les cyanobactéries ont prospéré, rempli les océans et changé la composition de l’atmosphère – elles n’avaient aucune notion d’une limite à respecter. Mais il y a un moment où cette croissance trouve son point d’équilibre, notamment pour une question d’accès aux ressources ou de compétition avec d’autres espèces. Dans notre cerveau profond, des cellules nerveuses localisées dans notre striatum sont programmées pour la croissance. On leur donne un bout de sucre, une information, du statut social… elles réagissent en libérant de la dopamine, génératrice de plaisir. Puis, très vite, se lassent. Le seul moyen de les forcer à donner de nouveau de la dopamine, c’est d’augmenter les doses. Il y a un principe de croissance neurochimique dans notre cerveau, et nous avons construit un monde social, économique, financier, technique, fondé sur la croissance pour alimenter ce principe.

Grâce à son intelligence et à sa capacité conceptuelle et d’instrumentalisation du réel, Homo sapiens a fait sauter la notion de limite. D’une part, il peut dominer les autres espèces grâce à l’outil et à la machine. D’autre part, il peut aller chercher des sources d’énergie qu’il a cru illimitées. L’humain a suivi cette voie d’une négation de la limite à cause de l’alliance du principe de croissance de la dopamine et de l’intelligence.

Logé sous le cortex, le striatum est-il le principal frein à la prise de conscience et au passage à l’action ?

S. B. : Cet ensemble de cellules nerveuses récompense nos comportements quand ceux-ci favorisent notre survie. Quand on mange, notre striatum nous livre un peu de dopamine, qui procure une récompense sous forme de sensation de plaisir. Il fonctionne sans limite posée a priori, d’une part, parce qu’il n’y a aucun intérêt de s’autolimiter pour survivre dans un milieu hostile ; d’autre part, avec une logique de croissance à travers le mécanisme de lassitude qui impose d’augmenter les doses continuellement.

Le phénomène de dévalorisation temporelle constitue une autre caractéristique. Plus un avantage est éloigné dans le temps, moins il a de valeur pour notre cerveau. Le psychologue Walter Mischel l’a démontré dans une expérience. On donne le choix à un enfant soit de manger un marshmallow tout de suite, soit d’en recevoir un second s’il résiste quelques minutes. Son cerveau doit choisir entre le petit plaisir immédiat ou le grand plaisir plus tard. La plupart des enfants se jettent sur la première option car ils ne peuvent résister à l’attrait de l’instantané pour se projeter dans un enjeu futur. Le striatum guide cette décision parce qu’il donne de la dopamine en réponse à la satisfaction immédiate. Quant aux autres enfants, leur choix est surtout lié au fait que leurs parents les ont éduqués à résister à leur impulsion face aux envies.

La dévalorisation temporelle montre que ce système de récompense est insensible à la profondeur du temps. De sorte que si on se dit « il faut que je fasse attention, parce que, dans trente ans, mes enfants vivront dans un monde impraticable », le striatum, lui, reste indifférent. C’est le cortex cérébral, intelligent, capable d’abstraction et de volonté, qui doit prendre les commandes. Et ce qui lui permet de bloquer les ordres du striatum, ce sont les fibres de substance blanche qui le relient au striatum. Or, pour être efficaces, ces câbles neuronaux ont besoin d’entraînement, et quand on est habitué à vivre dans la satisfaction instantanée de nos désirs, ils ont tendance à s’atrophier. Donc, plus vous êtes dans un monde où on vous propose tout, tout de suite, moins vous êtes capable de patienter et de refuser le plaisir immédiat en raison des enjeux futurs.

Dans vos analyses, vous ciblez particulièrement la croissance économique…

T. R. : L’objectif de croissance que se sont donné les sociétés depuis la révolution néolithique est une forme sophistiquée de l’objectif de croissance de tout être vivant. Notre système actuel a besoin de croissance pour survivre, d’autant qu’une société en récession rencontre nécessairement de grands problèmes sociaux. Mais cet objectif qui a sa cohérence à court terme est irrationnel à long terme. Le calcul de l’output (la somme de nos productions, consommations et impacts sur la planète) pour une croissance de 2 % sur mille ans indique qu’il serait 1 086 plus élevé que celui d’aujourd’hui. Cette trajectoire économique, à l’origine de notre impact sur l’environnement, est contrainte à la fois par des déterminismes biologiques fondamentaux et par la nature du modèle capitaliste qui organise nos sociétés.

S. B. : Nous sommes obligés de composer avec notre matériau neuronal, qui nous fait repousser l’idée de s’autolimiter, et encore plus celle de décroître. Dans le domaine de l’alimentation, on observe que, à condition d’augmenter notre conscience des stimuli qui nous environnent, on peut manger moins, mais avec plus de plaisir. Il peut y avoir une croissance qualitative, dans le cadre d’une décroissance quantitative. Quand on mange de façon distraite devant des écrans, la conscience est absorbée par le stimulus visuel et n’est pas disponible pour savourer ce qu’il y a dans l’assiette. Dans ces conditions, on constate que les gens avalent entre 40 % et 60 % de calories en plus. Or quand on refocalise correctement nos capacités de conscience sur l’acte de manger, on peut très bien se contenter de moins.

D’où la problématique : croissance de la conscience versus décroissance matérielle. Les gens qui sont dans la surenchère permanente de la satisfaction de leurs désirs matérialistes ne connaissent même plus la notion de bonheur. Dès qu’un plaisir est satisfait, le suivant intervient à un niveau supérieur : ils vont changer de smartphone tous les ans, de voiture, etc.

Le cornucopianisme, ou croyance dans les progrès technologiques et scientifiques pour trouver des solutions aux problèmes des ressources, est-il rationnel ?

T. R. : Il est dangereux de faire croire aux citoyens quel’efficience technologique va permettre de résoudre les problèmes environnementaux. Cela retarde encore le moment où, collectivement, nous déciderons de mettre en place une société différente et plus sobre. Le cornucopianisme nous incite à croire que nous allons pouvoir continuer de croître sans perturber notre environnement – ce qu’on appelle le découplage. Or, les études montrent que toute forme de découplage produit un effet rebond : le fait d’exploiter ce gain d’efficience écologique pour consommer davantage ou autrement. Sans contraintes, aucun humain ne résistera aux forces qui le conduisent à consommer.

S. B. : Un développement des nouvelles technologies pourrait limiter le choc d’un réchauffement catastrophique à l’horizon 2100, à condition qu’il s’accompagne, dès le début, d’une réflexion sur les limites de son utilisation. Imaginons que des tracteurs solaires soient à l’œuvre : il n’y aura plus d’émissions de gaz à effet de serre, mais cela n’empêchera pas de détruire la biodiversité des sols si on laboure n’importe comment, ou de défricher des forêts à tour de bras. Souvent, une technologie apporte des bienfaits au début, mais quand on ne se questionne pas sur jusqu’où on l’utilise, elle aggrave la situation.

L’un et l’autre avancez des propositions : note de citoyenneté, compte individuel d’impact écologique…

S. B. : L’idée de note de citoyenneté m’a été inspirée par l’exemple de la Chine, mais elle est inconcevable pour nos sociétés libérales occidentales. Elle passe par l’observation des comportements des uns et des autres dans la façon de respecter les règles de vie sociale, puis par l’accès à des droits en fonction d’une note obtenue sur de bons comportements. Un tel système, adapté aux critères écologiques, aurait probablement une action assez radicale… Si on réfléchit à nos libertés individuelles, on se rend compte que, telles qu’on les pense aujourd’hui, elles signifient liberté de se déplacer, de consommer et de posséder. Or, on ne peut exiger, pour des milliards d’individus, la liberté de consommer de façon durable. Soit il faudra repenser les libertés, accepter une forme de repentance, une autolimitation, soit cela se fera par la force des choses – et probablement dans la douleur.

Dans nos relations entre individus, nous avons intégré que la limitation des libertés par les règles de la vie en société est bénéfique au groupe. Mais, en contrepartie, à mesure que les humains ont prospéré grâce aux lois qui contraignent les libertés des individus, toute licence leur était donnée pour exploiter les non-humains sans leur accorder le statut de sujet et donc en les excluant du jeu du droit. Utiliser la capacité des humains à limiter leur liberté pour l’étendre aux non-humains serait une mesure de sagesse pour bénéficier au groupe élargi du vivant.

T. R. : Rappelons la métaphore de la main invisible du fondateur du capitalisme moderne, Adam Smith : que chacun cherche égoïstement et librement à satisfaire son intérêt personnel et il contribuera à la richesse de son pays et au bien commun. Cette théorie a probablement une rationalité économique, mais elle n’a de sens que dans un monde sans limite, non dans un monde fini. Préserver la planète aura une dimension nécessairement liberticide. Mais ne concernera pas l’essentiel de la vie d’un humain : la création, la pensée, la critique, la découverte scientifique, la production artistique, les échanges sociaux… Elle n’affectera que la liberté de consommer, alors même que notre consommation est orchestrée par l’exigence de croissance. Dans tous les cas, que serait la liberté sur une planète morte ?

Nous savons aujourd’hui quantifier les limites de la planète. Sachant que nous sommes à peu près 8 milliards, la logique serait que chaque humain ne puisse consommer au-delà de ce qu’une répartition équitable permet d’accorder à chacun afin de ne pas transgresser ces limites. D’un point de vue technique, rien ne s’oppose à la mise en œuvre d’un tel projet. Il permettrait de subvenir aux besoins de l’humanité et de mettre un terme aux deux fléaux qu’a induits la révolution néolithique : l’inégalité et son corollaire, la violence et la destruction de la planète. Une telle proposition conduirait à une véritable révolution anthropologique qui ne paraît utopique qu’en raison de notre accoutumance à un modèle de société pourtant sans avenir. La conception cornucopienne d’une croissance infinie bute sur des limites physiques que l’on ne pourra jamais transgresser – on ne change pas les lois de la thermodynamique. Ce que je propose bute sur des limites psychologiques et politiques. Ces dernières peuvent être transgressées. Elles devront l’être si l’on veut prolonger l’aventure humaine.

S. B. : Une idée développée par Steven Pinker [psychologue cognitiviste canadien] est la constitution de clubs d’Etats vertueux. Un pays souscrit un engagement très fort, par exemple la réduction des gaz à effet de serre. S’il tient ses engagements, il acquiert l’image d’un partenaire fiable dans d’autres domaines de coopération, que ce soit la lutte antiterroriste, les politiques migratoires ou de santé, etc. D’autres Etats ayant aussi montré un visage crédible peuvent entrer dans le club. De mon côté, je ne vois guère de moyen aujourd’hui d’imposer une instance régulatrice capable de mettre en place un crédit citoyen universel…

T. R. : Nous sommes tous victimes du biais de statu quo et avons l’impression que le modèle auquel nous sommes parvenus est fixé et définitivement installé. Pour le moment, l’impact de la crise environnementale sur nos vies individuelles est quasi nul. Nous en avons une conscience très théorique, non encore associée aux émotions qui pourraient être provoquées par des changements nous affectant directement et qui sont nécessaires au changement de comportement. Lorsque les conséquences menaceront notre quotidien – dans les prochaines décennies –, chaque humain, chaque Etat réévaluera le poids de l’intérêt particulier et celui de l’intérêt général. Je n’exclus pas alors qu’un regain de rationalité permette aux humains de créer une structure transnationale, qui, d’un commun accord, poserait des contraintes à la consommation. L’humanité aura franchi un grand pas. A moins qu’elle ne sombre littéralement pour ne pas avoir réussi à s’affranchir des fléaux que sont la violence, l’inégalité et l’obsession de croissance.


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