vendredi 6 mai 2022

Suicide en école d’architecture : «On nous poussait à bout psychologiquement et physiquement»

par Julie Malfoy  publié le 3 mai 2022

Après le suicide de leur fille, une famille a porté plainte contre l’Ecole d’architecture de Paris-Val de Seine, où elle était étudiante. Dans le viseur, la culture de la «charrette», qui combine manque de sommeil, de repas et de douches, poussant les élèves dans leurs retranchements.

Difficile de démêler «ce micmac de choses qui a fait que c’est parti en sucette», comme euphémise une étudiante de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine (Ensa PVS). Cette suite d’événements dramatiques qui a poussé sa camarade au suicide en octobre 2020. C’est pourtant ce que l’enquête, ouverte par le parquet de Paris, va devoir déterminer. Prouver si oui ou non l’école est responsable de la «descente aux enfers» vécue par Aimée Flegeau-Kihal pendant ses études. Comme en est persuadée la famille de l’étudiante qui, en juin 2021, a déposé plainte contre l’établissement pour harcèlement, omission de porter secours et homicide involontaire.

Avant son décès, l’étudiante rédigeait les statuts de l’association Entr’Seine, destinée à recueillir des témoignages sur les dérives de l’école. Ses amis reprennent le flambeau peu après sa mort : en une semaine, une petite centaine d’élèves anonymes y déposent des messages. Font état de violences sexistes et sexuelles, de harcèlement, de discrimination. «On ne voulait pas judiciariser. Jusqu’au jour où l’on a appris qu’il y avait plein d’autres cas, relate Jihanne Flegeau-Kihal, la fille aînée. Ça ne touchait pas que ma sœur. Ça m’a bouleversée.» La famille se rend compte d’un «vrai problème» : des étudiants épuisés, déprimés, stressés, voire en danger. Un mal qui ne toucherait pas que l’école de Val de Seine, mais la plupart des écoles d’architecture. Encore «sonnés» par la nouvelle, ils décident d’agir et de porter plainte. «Par respect pour la personnalité de ma sœur altruiste et généreuse. Par humanité envers les gens qui vivent des choses carrément terribles. Ce n’était pas envisageable autrement.»

Chacun des proches se prête difficilement à l’exercice. Reparler d’Aimée, de qui elle était. Raconter cette jeune fille «joyeuse, optimiste, généreuse, à l’écoute des autres» qui a gardé des amis partout où elle est passée, de la maternelle à l’Ensa Val de Seine. Passionnée d’architecture depuis le plus jeune âge – plus que n’importe qui, tous insistent. Enfant, elle dessinait des plans d’Angers où elle a grandi, faisait visiter la ville aux amis de la famille. Au collège, pour les sorties cinéma avec son amie d’enfance, il fallait partir plus tôt pour «marcher dans telle rue pour voir ça». En parallèle de la Sorbonne, elle suit des cours du soir en auditrice libre au Louvre.

Elle acquiert une culture «hors norme» qu’elle partage avec tous. Sa mère se souvient ainsi d’un jeu «à [elles] deux». Aimée devait retrouver le nom d’une œuvre à partir d’un détail photographié, le coin d’un tableau ou la courbe d’une sculpture. Un jour, sa mère visite la gypsothèque du château de Versailles, un bâtiment qui abrite les moulages et les plâtres des sculptures et appartenant au Louvre. «Elle me dit : “Mais maman, qu’est-ce que tu fais dans la gypsothèque ? C’est fermé au public !” sourit Noura Kihal, sous-préfète de Mayenne, invitée là après un séminaire qu’elle avait organisé. Ou : “Mais maman, qu’est-ce que tu fais dans la galerie des Batailles, c’est comme ça que tu travailles ?”»

La descente aux enfers

Aimée intègre l’Ensa Val de Seine en 2018. «Elle voulait créer des bâtiments qui puissent aider les gens, expose sa sœur aînée, qui a vécu avec elle en colocation pendant ses années d’architecture. Elle était hyper heureuse, un rêve se réalisait.» Elle atterrit dans un atelier dit «beaux-arts», centré sur l’aquarelle et le dessin papier. C’est là qu’elle rencontre une professeure «qui la démonte devant tout le monde», «lui dit qu’elle va redoubler tout le temps», comme elle le rapporte à ses proches. Chaque veille de rendu, sa sœur la retrouve alors «dans un état de stress monstrueux».

Sa mère ne comprend toujours pas. «Ce n’était pas possible qu’une prof s’arroge le droit de harceler quelqu’un, de lui dire qu’il ne passera pas, et que ce ne soit pas une menace en l’air.» Car Aimée redouble son année. Connue pour sa sévérité, elle «n’hésitait pas à démonter les maquettes à coups de cutter», rappellent plusieurs étudiants. Et ne trouve «ni le temps ni l’envie de venir en aide aux étudiants en difficulté». Contactée par la rédaction, la professeure n’a pas donné suite à notre sollicitation. Aimée n’a de cesse de répéter à Elisa, son amie d’enfance : «Tu peux pas t’imaginer. On parle des études de médecine, mais l’archi, c’est dix fois pire.»Plusieurs fois, ses collègues la retrouvent en larmes dans les escaliers. «C’était pas quelqu’un qui se plaignait. A l’inverse, elle m’aidait. C’était un pilier pour me relever quand on se faisait embêter, se souvient Elisa. Elle disait : “Allez, on s’en fout, ce sont des idiots, on ne les écoute pas.” L’école d’archi l’a épuisée.»

Alors, l’année suivante, Aimée change d’atelier pour échapper à l’emprise néfaste, selon elle, de l’enseignante des beaux-arts. La nouvelle professeure est pédagogue, à l’écoute. Ses proches sont rassurés, ça va changer. «Tout ce que les professeurs de projet demandaient devenait le centre de son attention», appuie Emma (1). Chaque semaine, l’étudiante demande des conseils pour un projet qui dure plusieurs mois. Elle arrive «confiante, la fleur au fusil» : son projet a été suivi, elle a refait sa maquette plusieurs fois. «Et en fait, rien n’a changé. C’est un rendu d’atelier comme avant. Avec une prof qui, à nouveau, s’amusait à déglinguer les élèves sans raison»,reprend avec amertume sa sœur.

Aimée se rend aux urgences à pied pour demander de l’aide. «Cet oral l’a anéantie», souffle sa mère. L’étudiante est hospitalisée d’urgence pour un syndrome anxio-dépressif sévère et reste plus d’un mois à l’hôpital. La première chose que l’étudiante demande à sa sœur qui lui rend visite à l’hôpital, c’est de vérifier ses notes sur l’intranet de l’école. Savoir combien elle a eu à son projet et à son année. Avec une note de 11,6, elle passe en deuxième année.

Sa mère prend rendez-vous avec le directeur de l’établissement – qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations – pour discuter de la situation et être rassurée. Il aurait expliqué que sa porte était ouverte et qu’Aimée pouvait l’appeler à tout moment. Qu’une cellule psychologique serait mise en place. Une nouvelle rencontre est prévue avant la reprise, mais n’aura pas lieu à cause de la pandémie du Covid-19 et du confinement de mars 2020. «C’était “cause toujours” en fait», déplore sa mère. A la rentrée, Aimée apprend qu’elle est, à nouveau, changée d’atelier pour cette année. Quelques jours plus tard, au restaurant avec des amis pour son anniversaire, elle prétexte un train pour partir plus tôt du déjeuner et se donne la mort le soir même.

«On a dormi dix heures en cinq jours»

Chacun tente de dénouer les fils qui ont conduit au drame. Mais si des noms reviennent, c’est surtout une pratique qui fait figure d’accusée : la culture de la «charrette». Régulièrement épinglée dans les médias, elle consiste à s’épuiser, à se priver de sommeil pour tenter de rendre des projets à temps. «On nous poussait à bout psychologiquement, physiquement, mentalement, résume Emma. Pour la charrette la plus terrible, on a dormi dix heures en cinq jours. J’ai dû me laver le dernier jour et me nourrir une fois toutes les vingt-quatre heures.» Sa sœur Jihanne se souvient de ces nuits où Aimée posait l’ordinateur sur un angle de la table, Skype allumé avec ses amis. «Ils s’encourageaient et travaillaient en même temps.» Emma sourit aussi lorsqu’elle évoque les hamacs sous les tables dans certains ateliers. «Parce que c’est le seul moyen de se reposer.» D’autres dorment dans les couloirs. Ou pendant les rendus. «Quand les autres passent leur épreuve, tu rattrapes ta nuit.»

Une pratique qui serait «encouragée», normalisée. «Si je rendais mon projet sans avoir charretté, donc si j’avais bien dormi, c’est qu’il y avait un problème, que je n’avais pas bien travaillé, se souvient Emma. Ça a évolué depuis. Mais en première année, c’est ce qu’on me disait.» Le terme vient des ateliers beaux-arts, où les étudiants finissaient leur maquette sur le chemin de l’école. Dans une charrette. «Mais on n’est plus en 1880, ça ne peut pas continuer.»D’autres choisissent de dénoncer cette tradition d’un autre âge en musique, à l’instar de Kally, qui rend hommage à l’étudiante entre deux punchlines et rappe : «Nos projets sont nos enfants mais on avorte. […] Faut être vif, finir vidé. Charrette vie jusqu’à la muerta

La famille rappelle que l’étudiante était habituée à travailler. «Je suis un vrai produit de l’école républicaine et de la méritocratie,explique Noura Kihal. La notion d’effort faisait vraiment partie de la tradition familiale.» Et Aimée «s’accrochait» dur pour réussir ses études. «Ce n’est pas une école privée. C’est une école qui fonctionne avec nos impôts. Mais c’est une école qui est en dehors de la République.»

«Environnement transphobe»

Pendant son dernier été, Aimée – née Maël – entame en parallèle une transition de genre, dépose une demande de changement d’état civil. Et se fait désormais genrer au féminin. Le processus est suivi par un psychologue. Sa sœur Jihanne parle d’un acte «extrêmement libérateur». Aimée posait enfin les mots sur un mal-être. «C’était très beau de voir ça de près.» Pourtant, la famille s’inquiète d’une utilisation de la transition par la défense, notamment lors d’un éventuel procès. «Ça ne rend pas fragile une transition. C’est l’environnement qui est transphobe», grince la fille aînée, pour qui le décès d’Aimée doit «servir» à dénoncer le «système» des écoles d’architecture. Qu’elle n’ait pas disparu «pour rien».

L’école, contactée par Libération, n’a pas souhaité commenter en raison de l’enquête en cours. Benoît Chabert, avocat à la cour de Paris et conseil de l’Ensa PVS, rappelle cependant que l’école «prend la question de la santé des étudiants et de la charrette très au sérieux», comme le ministère de la Culture, contacté par Libération.Tous deux évoquent ainsi un plan d’action lancé début mars 2022 par Roselyne Bachelot, «pour améliorer le bien-être et la santé des étudiants des 20 écoles nationales supérieures d’architecture et de paysage». Conséquence de la rencontre entre la mère d’Aimée et la ministre de la Culture, qui l’avait invitée Rue de Valois dans son mail de condoléances ?

La sous-préfète de Mayenne avait alors soumis l’idée d’une mission d’inspection conjointe entre les services de la Culture et des Affaires sociales. «La ministre n’a pas donné suite», dit-elle. Pourtant, une mission a bien commencé environ six mois après, en mai 2021, puis un «plan d’action». Il prenait appui sur l’enquête de l’Union nationale des étudiants en architecture et paysage de 2018, qui pointait le stress, la fatigue, les problèmes de santé liés au rythme scolaire et à la culture de la charrette. Les recommandations finales, comme le souligne l’avocat de l’école, «portent sur un développement de la formation pédagogique et une meilleure organisation et coordination des enseignants pour éviter les surcharges de travail». Un plan pluriannuel qui permettra peut-être de mettre fin à ces traditions vieilles de deux cents ans propres aux Ensa. Ou se cantonnera à «sanctuariser» une heure le midi, pour permettre aux étudiants de déjeuner.

(1) Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.


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