jeudi 19 mai 2022

#MeToo des professions libérales de santé : «Le dévouement ne doit pas se muer en sacrifice»


 


par Lucie Beaugé  publié le 17 mai 2022 

En cabinet comme à domicile, de nombreuses soignantes exerçant en libéral subissent le harcèlement sexuel, voire des agressions par des patients. Mais le tabou est grand dans ces professions où l’empathie et l’obligation de soins sont des règles d’or.

Noémie, infirmière libérale, a été agressée sexuellement par un patient alors qu’elle effectuait sa toilette. «Je le connaissais depuis plusieurs mois. Il avait 90 ans mais toute sa tête, seulement des difficultés à se déplacer et à se laver. Un jour, dans la salle de bains, il me propose 50 euros pour une fellation et me montre son sexe. Je décide de faire comme si je n’avais pas entendu. Au moment de le sortir de la baignoire, il se dresse, me plaque contre la porte et met ses mains sur ma poitrine.» La jeune femme, tétanisée, peine à le repousser. Elle finira par le laisser nu dans la salle de bains et prétexter une urgence auprès de l’épouse de celui-ci.

Le cas de Noémie, 36 ans, est loin d’être isolé. Libération a recueilli les témoignages d’une dizaine de femmes, toutes soulagées de se confier et de faire entendre leurs voix. Infirmières, kinésithérapeutes, diététiciennes, orthophonistes… Leur point commun : elles sont soignantes, exercent en libéral et ont été harcelées ou agressées sexuellement par leurs patients. Des textos de drague en pagaille à 3 heures du matin. Des blagues salaces. Des corps complètement nus en cabine pour un massage du dos. Des mains aux fesses. Un pénis en érection contre la cuisse et cette phrase, glaçante : «Tu la sens, là ?»

«Les agresseurs calculent leur impunité»

Si les violences sexistes et sexuelles touchent toutes les femmes, il existe dans chaque corps de métier des situations qui les exposent à de potentiels agresseurs. «Les métiers du soin sont massivement féminins [93 % des diététiciens, 86,6 % des infirmiers, ou encore 51,5 % des kinés selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ndlr], analyse Annie Ferrand, psychologue clinicienne spécialisée dans le traitement des psycho-traumas. Ils impliquent pour beaucoup un contact corporel, amenant certains patients à en profiter pour flouter les limites. Les agresseurs s’adaptent à l’espace où ils évoluent en calculant leur impunité.» Pour les libérales, la vulnérabilité est d’autant plus grande qu’elles exercent seules.

Avec le recul, elles estiment ne pas avoir été alertées lors de leur passage à l’école. «On a plutôt été prévenues sur le fait de bien nous comporter avec les patients, éviter qu’un geste soit mal interprété, quelle technique adopter pour que le massage ne soit pas brutal. Mais jamais sur comment, nous, gérer une situation d’agression», témoigne Emma (1), kiné.

Julie, infirmière, est l’une des rares soignantes ayant témoigné auprès de Libération à avoir déposé une plainte pour agression sexuelle. En avril 2021, un patient de 65 ans l’agresse sexuellement le deuxième jour où elle se rend à son domicile. «Quand je suis arrivée, il m’a arraché mon masque et m’a embrassé sur la bouche. Je lui ai interdit de le refaire. Une fois les soins terminés, il est revenu par-derrière et a mis ses mains dans mon pantalon, m’a caressé les fesses. J’étais tétanisée. J’ai fini par lui dire qu’il devait aller à la pharmacie pour acheter sa crème cicatrisante. Il m’a glissé 20 euros dans le tee-shirt et m’a caressé les seins. Il m’a caressé tout le corps. J’ai dit non une fois, puis deux, il m’a dit de ne pas crier. Après, je ne me souviens plus», relate la trentenaire, qui a fait une dépression et a été en arrêt les sept mois qui ont suivi.

Fantasme de l’infirmière «sexy»

Les soignantes ont parfois du mal à déceler les situations qui relèvent du harcèlement ou de l’agression sexuelle. «Il va être beaucoup plus difficile pour une professionnelle d’identifier quelque chose de transgressif car lorsqu’on soigne, on désexualise la relation,prolonge Annie Ferrand. Ces soignantes, souvent très impliquées et rigoureuses, peuvent ne pas voir les signes avant-coureurs de l’agresseur car leur posture professionnelle est leur plus grande priorité.»

Peu de chiffres existent pour quantifier l’ampleur de ces violences. Néanmoins, une étude publiée en 2019 par Medscape, un site internet d’information médicale, affirme que 41 % des infirmiers et infirmières ont été harcelés sexuellement par des patients au cours des trois précédentes années. Certaines subissent des fantasmes associés à leur profession. Il peut s’agir du geste : par exemple, le massage chez les kinés, connoté «érotique» hors soins. Pour les infirmières, c’est la tenue, également vendue comme déguisement «sexy». Dans les films pornographiques, elles sont surreprésentées dans les mises en situation. «Les patients hommes agresseurs en viennent à penser qu’elles-mêmes rêvent de cette agression», déplore la psychanalyste Hélène Vecchiali.

Marina est ostéopathe et possède son propre cabinet. Elle y a déjà subi les attouchements d’un patient. «J’étais en robe, il a glissé sa main dessous, a caressé ma cuisse. Je lui ai laissé le bénéfice du doute en le recadrant un peu. Il l’a fait une deuxième fois, une troisième et m’a touché les fesses», raconte-t-elle. A seulement 26 ans, elle a aussi été harcelée au téléphone par un homme qui souhaitait prendre rendez-vous, laissant des films pornos en fond sonore et lui demandant d’être nue lors des séances. De son côté, Anne-Laure, diététicienne, qui partage son espace avec une collègue à mi-temps, se fait régulièrement draguer par des patients. «On est installées à la campagne, les autres collègues sont à 300 mètres de nous dans une maison de santé. Je me suis déjà retrouvée seule et mal à l’aise avec des hommes. Je n’ai pas été en danger, mais si je le suis un jour, qui sera là ?» s’interroge-t-elle.

Les libérales sont encore plus exposées à ces risques lorsque le huis clos se déroule au domicile des patients. «On ferme la porte et personne ne sait ce qu’il s’y passe», témoigne Magali, infirmière. Il y a quelques mois, elle se rendait régulièrement chez un patient diabétique de 65 ans. «Une fois, je suis arrivée en tee-shirt avec un dessin brodé. Il m’a dit “C’est joli ça !” et a touché mon sein, relate la soignante. Je me suis dit que son bras avait dérapé… Je lui laisse le bénéfice du doute. Mais durant le soin, il s’est approché et a remis sa main sur ma poitrine. J’ai hurlé et appelé sa femme.»

Sens éthique très fort

Le raisonnement post-agression, ou post-harcèlement, est le même pour la majorité de ces soignantes : d’abord accorder le «bénéfice du doute», ensuite interroger leur propre responsabilité. Elles tentent pour finir de comprendre les agissements de leur patient, prenant en compte tout un contexte. «Elles perçoivent la misère affective et sexuelle, ce qui n’excuse en rien les actes, mais ces professionnelles peuvent faire passer l’autre avant elles-mêmes», souligne Hélène Vecchiali.

Quelques jours après son agression, Noémie s’est rendue au domicile du patient. «Je lui ai dit que je n’étais pas une pute. Je suis infirmière, il ne peut pas imaginer que ça se passe comme ça, relate-t-elle, toujours très touchée cinq ans après les faits. Il m’a regardé avec un sourire narquois. Je suis partie, les soins ont repris et ne se sont arrêtés que lorsque son état de santé a empiré.» Impensable pour elle de lâcher le nonagénaire de son plein gré – ce dernier n’a toutefois pas réitéré. «Qui allait le laver ? On ne l’a pas abandonné pour sa femme aussi. Qu’est-ce qu’elle a dû vivre, elle ? s’interroge Noémie. Dans ce métier, on passe énormément de choses aux gens, on accepte plus facilement parce qu’ils sont malades. Il y a une vraie déformation professionnelle : ils sont cloués au fond de leur lit et toi, le soir, tu vas au restaurant.»

Pour l’avocate Frédérique Pollet-Rouyer, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexistes et sexuelles, la fonction du soin s’accompagne d’un sens éthique très fort : «La notion de dévouement est très présente dans l’exercice de leur mission. Il implique que l’on n’abandonne jamais le patient. Le problème est que le lien professionnel de soin n’est envisagé que dans un sens, ce qui fait qu’à défaut de formation, de prévention relatives aux violences sexuelles, et de protection, elles peuvent avoir été conditionnées à subir. Le dévouement est un engagement noble qui ne doit pas se muer en sacrifice.»

Principe de l’obligation de soins

Même si elles souhaitent se défaire d’un patient, les soignantes peuvent aussi se heurter au code de déontologie de leur profession, les obligeant à une continuité des soins. Il leur est en conséquence quasi-impossible de refuser un patient, ou de l’abandonner une fois les soins commencés. Certes, si l’on prend l’exemple des kinés et des infirmiers, les textes ouvrent la voie à des exceptions. «Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un infirmier masseur-kinésithérapeute a le droit de refuser ses soins pour une raison professionnelle ou personnelle», peut-on lire dans ces chartes.

Mais pour quelle raison personnelle ? Un texto déplacé, des attouchements ? Face à ce flou, certaines soignantes contactées se sont estimées contraintes de continuer les soins malgré le harcèlement ou l’agression qu’elles avaient subis. Elles craignent que le patient ne se plaigne, lui, auprès du conseil de l’ordre de leur profession (chargé, entre autres, de veiller à maintenir les principes éthiques). Ce qui les amènerait à se justifier et à dépenser de l’énergie dans une situation où les rôles se seraient injustement inversés.

Une solution d’entre-deux peut s’offrir à elles : orienter le patient vers un autre confrère et assurer la bonne réception du dossier médical qui le concerne. Mais la plupart culpabilisent de léguer un «cadeau empoisonné» à leurs collègues. Quand elles se résignent tout de même à agir de la sorte, les soignantes se tournent si possible vers des soignants, espérant ainsi limiter les risques, et préviennent de la situation. «Evidemment, il y a des devoirs envers les patients, mais là on parle de violences, souligne Frédérique Pollet-Rouyer. Ce qui est frappant, c’est que les codes de déontologie et leurs commentaires sont muets sur la question des violences sexistes et sexuelles. Cet impensé, ce silence sont de nature à exposer les professionnelles au danger et à les laisser démunies face à lui.»

La plainte de Julie a débouché sur une procédure en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) en janvier 2022. Son agresseur, qui avait un casier judiciaire vierge, a écopé de cinq ans de prison avec sursis, en plus d’être identifié à vie comme «délinquant sexuel» et de devoir participer à un stage de sensibilisation sur les violences faites aux femmes. Une peine qu’elle et son avocat trouvent acceptable. Mais un point d’interrogation subsiste : pourquoi un vrai procès, en correctionnelle, n’a-t-il pas été proposé ? C’est ce qui se passe habituellement lorsqu’une plainte est déposée pour agression sexuelle. A contrario, la CRPC est normalement utilisée pour des délits routiers et des vols. Julie attend encore un procès civil en juin, et espère être dûment indemnisée.

En revanche une fois installées, les libérales mettent rapidement en place des «stratégies» pour mettre de la distance avec leurs patients ou éviter les situations problématiques. Parmi celles évoquées : porter la blouse comme marqueur de leur statut professionnel, porter une alliance, éviter de placer les rendez-vous de certains patients à l’ouverture ou la fermeture du cabinet pour éviter de se retrouver seules avec eux, envoyer un message à un proche avant et après s’être rendue à domicile… Mais aussi ne pas utiliser Doctolib, car «au téléphone, on perçoit beaucoup de choses», explique l’une d’elles. Elles tentent même, pour la plupart, de gommer leur féminité (éviter les shorts, les décolletés et le maquillage), mais admettent qu’une tenue large et décontractée ne freinera pas un agresseur. Il s’agit surtout de prévenir des regards appuyés de patients qui n’iront jamais plus loin mais qui les mettent parfois mal à l’aise.

«Chaque acteur doit prendre ses responsabilités»

Pour Frédérique Pollet-Rouyer, il y a urgence à résoudre le problème autrement. «Le recul de ces violences nécessiterait qu’à chaque niveau de la société et des organisations professionnelles, chaque acteur prenne ses responsabilités. A ce titre, les ordres professionnels sont des acteurs incontournables de la prévention et du soutien aux victimes, relève l’avocate. C’est d’autant plus important pour celles qui exercent en libéral, qui ne peuvent compter sur l’appui du droit du travail et l’obligation qu’il fait à l’employeur de prévenir ces violences en interne, voire de les sanctionner.»

La présidente du conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes, Pascale Matthieu, admet auprès de Libé avoir elle-même beaucoup souffert de harcèlement sexuel en libéral. Elle a fini par «cesser les consultations au domicile des patients», fatiguée par ces situations. La kinésithérapeute s’est même spécialisée en cabinet, durant quelques années, dans la «rééducation uro-gynécologique» (ou périnéale). En clair : une proposition des soins réservée exclusivement aux femmes.

L’ordre des kinés vient par ailleurs de lancer une grande campagne de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Parmi les initiatives, un livret de prévention disponible dans chaque cabinet de kiné (expliquant la différence entre un massage thérapeutique et un geste problématique) et la signature d’un protocole de transmission au parquet de Paris des signalements d’infractions sexuelles (à la suite de ceux reçus par l’ordre), afin d’accélérer les procédures. Bémol : les transgressions ne sont appréhendées que dans le sens soignant envers patient. Cette prise de conscience mériterait d’infuser sur l’entièreté de la relation de soin. Dans un sens, comme dans l’autre.

(1) Le prénom a été modifié.


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