vendredi 6 mai 2022

Maltraitances : à domicile, les personnes âgées trinquent aussi

par Chloé Rabs  publié le 5 mai 2022 

Alors qu’éclatait il y a quelques mois le scandale des mauvais traitements en Ehpad, l’enquête menée par «Libération» fait apparaître que les aînés qui restent chez eux sont eux aussi victimes d’abus. Pas assez nombreuses, les aides à domicile dénoncent un système défaillant et sous-financé.

A Billy-Montigny, dans le Pas-de-Calais, Béatrice oscille entre colère et compréhension. «C’est la sixième fois que l’aide à domicile de ma mère ne se présente pas, sans que je sois prévenue. Je sais bien qu’elles sont submergées et fatiguées mais comment on fait, nous ?» Sa mère, Maria, 88 ans, y fait appel depuis trois ans pour faire sa toilette et préparer ses repas. Mais tout est loin d’être parfait. «Ce matin encore, je me suis rendu compte qu’elle n’avait pas été lavée contrairement aux dires de l’aide, elle n’a pas dû avoir le temps. J’ai beau appeler le service, rien ne change, regrette-t-elle. Ils prennent beaucoup trop de nouveaux contrats alors qu’ils sont déjà en manque de personnel…»

Des personnes âgées pas levées, pas lavées, pas changées, mal nourries… Les situations décrites par les bénéficiaires d’aides à domicile ressemblent en tout point à la maltraitance dénoncée ces derniers mois dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui en accueillent aujourd’hui un peu plus d’une sur cinq. «Rien d’étonnant, à domicile ou en structure, c’est exactement la même chose, assure Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977, numéro national de lutte contre les maltraitances envers les personnes âgées. C’est le système qui est défaillant.» D’ici 2050, le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans aura triplé, pour atteindre 4,8 millions d’individus. Les personnes dépendantes seront, elles, deux fois plus nombreuses : il y en aura 40 000 supplémentaires par an à partir de 2030.

La gérontocroissance en plein boom

La très grande majorité des seniors vieillissent donc chez eux, faisant appel à des services d’aides et d’accompagnement à domicile (Saad) pour les aider au quotidien. «En 2015, 6 466 Saad déclaraient au moins une heure d’activité à destination des personnes âgées comme prestataire de services», détaille Amélie Carrère, économiste à l’Institut des politiques publiques et qui a fait sa thèse sur la prise en charge de la dépendance des personnes âgées. Ce secteur emploierait plus de 193 000 professionnels, majoritairement des femmes à temps partiel. Faute de chiffres officiels disponibles, elle a fait ses calculs : selon elle, 46,7 % des services sont des structures associatives, 38,5 % privées, et 10,8 % publiques. «Il y a surtout deux types de Saad, poursuit Amélie Carrère. Les tarifés, dont le prix des prestations auprès des bénéficiaires de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) est défini conjointement avec le département. Et les non tarifés, qui pratiquent le prix qu’ils souhaitent.» Mais il n’existe pas davantage de chiffrage disponible sur le nombre de services tarifés ou non, complexifiant un peu plus l’analyse de ce secteur.

Entre manque de personnel et manque de temps, les personnes âgées subissent de plein fouet les défaillances et les insuffisances de moyens de ces services. Sur les 30 000 appels reçus chaque année par le 3977, 75 % des faits signalés se déroulent à domicile. Pierre Czernichow l’assure : ce chiffre ne serait qu’une «goutte d’eau dans la mer», d’autant plus que lorsque la porte d’entrée est fermée, difficile de savoir ce qui se passe réellement à l’intérieur des maisons. Même si dans la majorité des abus (80 %), c’est la famille et l’entourage qui sont mis en cause, les professionnels apparaissent aussi comme maltraitants dans 20 % des situations. Le responsable du 3977 attribue ce service dégradé à «des responsabilités institutionnelles, parce que les professionnels ne sont pas en capacité de répondre aux besoins des personnes âgées», alors que la gérontocroissance – l’augmentation des effectifs de la population âgée – connaît un essor sans précédent.

Plannings surchargés, prestations expédiées

Un boom qui souligne les fractures structurelles avec les personnes chargées de répondre à ces besoins. Mathieu (1), auxiliaire de vie à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), en est bien conscient. Tous les jours, il jongle avec un planning surchargé. «Impossible d’être au bon endroit, au bon moment. Je donne le dernier petit-déjeuner à 10 heures et le premier repas à 10 h 15. Je fais mon travail quand j’ai le temps et pas quand la personne en a besoin.» Avec des prestations de 30 minutes, il n’a même pas le temps d’offrir une oreille attentive à ses bénéficiaires. «Lors de notre formation, on nous dit d’avoir une philosophie humaine, mais sur le terrain, c’est la logique de rentabilité qui prime : faire un maximum de choses en un minimum de temps. Ça devient comme à l’usine : ranger des boîtes dans un rayon de supermarché.»

Un «robot», c’est le terme qu’emploie Nathalie pour se décrire. Auxiliaire de vie pendant plus de vingt ans, la Nordiste a préféré arrêter de travailler à domicile et reprendre des études pour devenir aide-soignante en soins palliatifs. «Je ne supportais plus d’être maltraitante, confie-t-elle. La première chose que je faisais en arrivant chez un patient, avant même de dire bonjour, c’était de mettre la minuterie sur mon téléphone. On a tendance à oublier qu’on est face à des humains.» Un jour, alors qu’elle est employée par un Saad privé, une bénéficiaire s’étouffe en mangeant. Le temps de la sécuriser, elle est en retard pour son prochain rendez-vous. «Le bureau m’a engueulé et m’a demandé de me dépêcher pour bien pouvoir facturer la prochaine intervention…»

Epuisée par ces conditions de travail, elle bascule alors qu’elle s’occupe d’un bénéficiaire en fin de vie. «Je devais passer quatre fois par jour pour le change, mais je n’en faisais que deux. Je n’étais payée que pour quinze minutes alors que ça prenait plus de temps et j’étais toujours en retard. Il a eu des escarres assez dramatiques, et j’en étais responsable. Dix jours après, j’ai démissionné.» Depuis, elle a rejoint le collectif national «la Force invisible des aides à domicile», dont elle est aujourd’hui la responsable Hauts-de-France. Avec ses 6 000 collègues ralliés au mouvement, elle espère alerter sur les défaillances structurelles d’un secteur en pleine crise existentielle.

«Ils jouent au “Tetris” avec les plannings»

Maillon pourtant primordial de l’aide à domicile, c’est souvent la gestion qui fait défaut aux services. Responsable des plannings et les dossiers des bénéficiaires, le «bureau» est fortement pointé du doigt. «Le personnel est otage de la personne qui travaille au bureau : c’est elle qui détermine la qualité des soins. Mais quand le personnel n’est pas formé, c’est une catastrophe autant pour les bénéficiaires que pour les salariés», s’indigne Katia, ancienne responsable de secteur en Alsace à l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), un des plus anciens et importants réseaux d’association. Elle fustige la «maltraitance par incompétence» de ses collègues qui «jouent au Tetris avec les plannings» sans considérer les besoins du bénéficiaire. Elle raconte ainsi qu’un octogénaire a vu défiler chez lui dix-sept aides à domicile différentes en deux semaines. «Il m’a dit : “J’en ai marre de montrer mon cul à toute l’Alsace !”»

Loin des promesses d’une aide sur-mesure et attentive, le seul objectif semble trop souvent consister à remplir les plannings le plus possible pour faire du chiffre. Et alors que les arrêts de travail et les démissions s’accumulent, les contrats d’aide fleurissent. «Dans les plannings, on ne prend pas en compte les temps de trajet, grogne Katia. Les aides arrivent en retard, rognent sur les prestations, les bénéficiaires sont stressés, et ça ne peut pas bien se passer.» Et quand elle appelle la fédération régionale pour signaler qu’il lui manque du personnel pour s’occuper d’un bénéficiaire, on lui répond : «Vous envoyez personne et vous dites à la famille de se débrouiller.» Dégoûtée, elle a donc décidé de quitter la structure. «Pour eux, ce ne sont que des numéros, de simples comptes bancaires.» Contactée, Laurence Jacquon, directrice adjointe de l’ADMR, se dit «étonnée» de telles situations. Elle convient que les plannings évoluant tous les jours, quelques «couacs peuvent arriver» mais «assure faire au mieux pour répondre aux besoins des bénéficiaires». Elle soutient également que les temps de trajet sont systématiquement pris en compte dans les plannings.

Dans cette course à la productivité, des bénéficiaires sont même parfois oubliés, et disparaissent des plannings. C’est ce que dénonce Corinne (1), aide à domicile à l’ADMR de Lestrem, dans le Pas-de-Calais. «Un soir, on m’ajoute une prestation de dernière minute chez Thérèse, une dame atteinte de la maladie d’Alzheimer,raconte-t-elle. Quand j’ai poussé la porte, l’odeur m’a envahie. Thérèse était souillée de diarrhée et d’urine. En demandant des explications à ma direction, je me suis rendu compte qu’ils avaient oublié de lui envoyer quelqu’un dans la journée. Cette pauvre femme était seule depuis le matin, sans eau, sans nourriture, et sans possibilité d’aller aux toilettes.» Une maltraitance comme tant d’autres que Corinne pourrait citer à la pelle.

«Tous les jours, je me sens maltraitante»

Sarah, elle aussi auxiliaire de vie dans une ADMR, s’étend sur les dangers du manque de communication entre le personnel et le bureau. «On n’a aucun suivi sur nos dossiers, personne pour nous guider ou répondre à nos questions. On est lâchés dans la nature.»Avec le risque derrière, de mal faire : ne pas surveiller un problème de santé ou préparer un repas sans savoir que le bénéficiaire ne mange que des aliments mixés… «Quand on demande des précisions au bureau, ils nous répondent qu’ils ne peuvent pas connaître tous les dossiers. Tous les jours, je me sens maltraitante.» Laurence Jacquon admet que des oublis sont possibles, mais que ce situations, si elles se produisent, «doivent être marginales». Elle déplore d’ailleurs que, malgré plus de 170 000 salariés et bénévoles, il lui manque toujours 10 000 aides à domicile.

Ces conditions de travail et cette cadence infernale sont à l’origine d’une crise de vocation dans le secteur. Alors même que tous les services cherchent à embaucher, les intéressés se font timides. «On a organisé un job dating, personne n’est venu», illustre Juliette Coanet, auxiliaire de vie à Nantes. Selon un rapport sur le grand âgeréalisé en 2019 par Dominique Libault, directeur de l’Ecole nationale supérieure de sécurité sociale de Saint-Etienne, et qui alerte sur la société de la longévité, 77 % des Saad rencontrent des difficultés à recruter. D’ici 2030, le besoin en personnel devrait s’accentuer davantage avec le vieillissement de la population : 224 000 postes d’aides à domicile resteraient non pourvus, selon uneétude de la Dares publiée en mars 2022.

Une des solutions pour remonter la pente : augmenter les salaires «qui sont souvent au smic voire en dessous, souligne l’économiste Amélie Carrère. Le taux de pauvreté est d’ailleurs plus élevé pour ces métiers avec 17,5 % de ménages pauvres contre 6,5 % pour les autres salariés.» Une mesure pourtant impossible pour les Saad dont les tarifs sont fixés et financés par les conseils départementaux au titre de l’APA. «A Paris, on peut recevoir jusqu’à 22,70 euros pour une heure d’aide à domicile, détaille Florence Delobelle, directrice d’un SPASAD (service polyvalent d’aide et de soins à domicile) dans la capitale. Ce qui ne couvre que le temps de travail : pas le temps de trajet, les congés, les formations, ou les frais de structure.» Une heure de travail lui reviendrait, elle, à 31 euros, soit 8 euros de plus.

Tarifs insuffisants

Un constat que confirme le Haut Conseil de la famille de l’enfance et de l’âge (HCFEA) dans un rapport paru en avril 2020 : «Les statistiques connues, bien que partielles, montrent que beaucoup [des Saad tarifés] se voient appliquer des tarifs ne couvrant pas leur coût de production, avec des répercussions notables, et aujourd’hui bien documentées, sur les conditions de travail et la qualité de l’aide apportée aux usagers.» Ce déficit pousse ainsi les administrateurs de la structure associative de Florence Delobelle à lui demander de réduire les coûts de personnel, en poussant vers la sortie ses salariées anciennes et diplômées. «La maltraitance naît là. Le modèle n’est pas rentable et incite l’embauche des personnes non formées qui risquent de ne pas savoir répondre aux besoins des bénéficiaires.» Le HCFEA appelle ainsi à une revalorisation des tarifs, «indispensable pour permettre aux Saad de réaliser les prestations que l’on peut légitimement attendre d’eux».

Cette course à l’économie n’épargne évidemment pas les structures privées tarifées. Dafna Mouchenik, directrice de LogiVitae, service d’aide à domicile basé à Paris, dénonce elle aussi l’insuffisance des ressources accordées. «Une personne complètement alitée va, au mieux, avoir le droit à deux heures d’aide par jour financées par l’APA alors qu’il lui en faudrait au moins six. Et ce sont souvent des personnes plutôt pauvres, qui ne peuvent pas se permettre de rajouter des heures et de les payer de leur poche.» Elles le peuvent d’autant moins que, contrairement aux Ehpad, les «bénéficiaires» doivent souvent supporter toutes les dépenses matérielles. Avec des conséquences parfois très dures. «J’ai vu des gens nettoyer leurs protections et les faire sécher sur le radiateur parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’en acheter. Je suis obligée de faire appel aux dons et des fois, ce sont les auxiliaires de vie elles-mêmes, avec leur salaire de misère, qui leur en achètent», se désole Dafna Mouchenik, qui souhaiterait une prise en charge de ces fournitures par l’Assurance Maladie.

Des cas de maltraitances ignorés sur l’autel du chiffre

Cet objectif quasiment inaccessible de rentabilité pour les structures privées engendre des dérives et encourage certains services à tout faire pour garder leurs contrats. Quitte à mettre les usagers en danger. «Mon bénéficiaire battait sa femme, se rappelle Nathalie, alors employée par une franchise. Un lundi matin, je la retrouve ensanglantée, étendue sur le carrelage de la cuisine.»L’auxiliaire de vie contacte les pompiers, son employeur, et fait une fiche signalétique pour maltraitance… Une procédure justifiée qui lui sera pourtant reprochée par sa direction. «Pour eux, un dossier, c’est une facturation. J’y travaillais 120 heures par mois, soit 600 euros qu’ils ne voulaient pas perdre.»

Dans le Nord, Corinne a connu une situation semblable alors qu’elle travaillait pour une association locale. «La dame dont je m’occupais s’entendait très mal avec sa fille. Celle-ci m’a dit : “Si elle ne se laisse pas faire, tu la pousses ou tu la frappes.”» Choquée par de tels propos, elle prévient sa direction qui refuse d’intervenir mais la convoque. «Elle m’a signifié que si je continuais, j’allais perdre des bénéficiaires et donc de l’argent. Pour elle, la personne ne représentait rien. J’en ai fait une dépression», se remémore-t-elle difficilement. Aujourd’hui, elle envisage de démissionner.

Face à cette pression, les aides à domicile pourraient être tentées de ne pas dénoncer les situations de maltraitances, alors qu’elles sont en première ligne pour les détecter. «Il faut former les professionnelsà repérer la maltraitance dès le début, et leur donner le temps d’en discuter, d’analyser et de trouver des solutions», insiste Pierre Czernichow, de la Fédération 3977. Dans cette lignée, le ministère de la Santé a commandé, en janvier 2021, une enquête nationale sur les maltraitances à domicile envers les personnes âgées et les adultes en situation de handicap.

La synthèse, pas encore rendue publique mais que Libération a pu consulter, révèle que tous les professionnels consultés ont été confrontés à au moins une situation de maltraitance. Dans la majorité des cas, ces violences sont commises par des proches aidants, dépassés par leur mission. Cependant, «ce sont les aides à domicile et les auxiliaires de vie qui ont le plus de mal à qualifier ces situations», estime l’étude. Les conditions de travail dégradées de ces professions ne seraient pas propices au repérage et au signalement : personnel peu qualifié, peu formé, et isolé. Et l’enquête de juger «primordiale» la revalorisation de ces métiers et le droit à la formation.

Des recommandations que soutient Véronique Godet, référente bientraitance à l’Adar 44, à Nantes. Elle rappelle d’ailleurs qu’une journée de sensibilisation au repérage de la maltraitance est obligatoire dans les six mois qui suivent l’embauche pour chaque aide à domicile, «même si tout le monde ne le fait pas». Pour renforcer cette formation plutôt légère, sa structure en propose une plus poussée de trois jours, mais seules trente aides à domicile y ont participé en 2021, regrette-t-elle. Véronique Godet appuie : «Il faut faire davantage pour lutter contre la maltraitance et imposer un référent bientraitance dans toutes les structures serait un bon commencement.» Des efforts qui resteront vains si elle ne parvient pas à dénicher les 250 aides qui lui manquent pour prendre soin de ses 14 000 bénéficiaires. Elle résume ainsi l’équation : «On doit recruter. Sans personnel, impossible d’assurer convenablement les plans d’aides et prendre soin de nos personnes âgées.»

(1) Tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.


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