lundi 30 mai 2022

Emballement Couper les freins de langue des bébés, un business qui met l’eau à la bouche de certains praticiens

par Paul Arnould   publié le 28 mai 2022

Avec le retour en grâce de l’allaitement maternel, le recours à la frénotomie pour résoudre les problèmes de succion des nourrissons est de plus en plus courant. Pourtant, le rapport entre l’opération et l’amélioration de la tétée n’est pas prouvé.

C’est un «appel collectif à la vigilance». Dans un communiqué du 26 avril, l’Académie nationale de médecine ne masque pas son inquiétude face à «l’augmentation spectaculaire, en France et dans le monde [plus de 420% en Australie en une dizaine d’années], de la frénotomie linguale qui, effectuée très tôt après le séjour en maternité, permettrait ensuite un allaitement à la fois efficace pour le nouveau-né et le nourrisson, et indolore pour la mère». Dans ce texte sans ambiguïtés, l’Académie s’alarme devant «l’accroissement important sur tout le territoire de réseaux proposant, à des tarifs excessifs, de traiter les douleurs mamelonnaires et l’arrêt précoce de l’allaitement par la frénotomie».

Frénotomie, frénectomie : pour les personnes n’ayant pas eu d’enfant ces dix dernières années, ces termes peuvent sembler obscurs. Il s’agit de l’incision ou de l’ablation des freins de langue – ce petit tissu de peau situé entre la lèvre supérieure et la gencive pour le frein labial, et entre la langue et le plancher buccal pour le frein lingual – d’un bébé, opération effectuée dès la naissance ou pendant les premiers mois. Ces interventions, réalisées au ciseau ou au laser, censées faciliter l’allaitement maternel et prévenir des potentiels défauts d’élocution, sont pourtant largement décriées par la communauté scientifique.

Le coup de frein à cette pratique ne date pas d’hier. En janvier 2021, le Conseil national professionnel de pédiatrie s’inquiétait déjà de «l’augmentation anormale des frénotomies buccales chez [les nourrissons] après leur séjour en maternité». La mise en garde n’avait pas été entendue. Jusqu’à ce communiqué de l’Académie nationale de médecine qui, sans remettre en cause le bien-fondé de l’intervention répondant à un diagnostic d’ankyloglossie – c’est-à-dire une anomalie due à un frein de langue trop court empêchant sa mobilité – alerte sur son caractère quasi systématique. Le constat fait, qu’en est-il concrètement pour les parents ? Sont-ils correctement accompagnés et conseillés pendant l’allaitement maternel ? Couper les freins de langue des bébés est-il devenu lucratif pour certains praticiens ?

«Le diagnostic numéro 1»

En France, le taux d’allaitement maternel a largement augmenté, passant de 45,6% en 1995 à environ 70% en 2017, d’après la Direction de la recherche des études de l’évaluation et des statistiques. Julien et son épouse ont fait l’expérience de cette nouvelle «mode». Face à des difficultés d’allaitement (crevasses au niveau des tétons, inflammation du sein), «quatre ou cinq soignants nous ont parlé du frein. C’était le diagnostic numéro 1 avant même de regarder la bouche de notre enfant». Sur les réseaux sociaux, de nombreux groupes abordent la question. Sur une page qui regroupe plus de 7 500 membres, les témoignages de parents angoissés abondent quant à la future frénotomie de leur enfant. «J’ai l’impression qu’il y a quelques abus», témoigne Sarah, mère d’une petite fille de quelques mois. «On m’a mis la pression pour que je fasse couper le frein avec des arguments comme : “elle aura des problèmes de tensions musculaires, de maux de tête, etc.” Au début, j’y ai cru, jusqu’au rendez-vous pris à quatre heures de route de chez moi chez une pédiatre qui m’a dit que le frein ne posait pas de problème. J’étais énervée car je pensais que l’intervention chirurgicale était la seule solution.» Finalement, Sarah renonce à l’opération. Pour d’autres parents, l’acte a été libérateur. Bien accompagnée par sa conseillère en lactation, Clarisse, maman de deux enfants ne regrette pas. «Ma mère n’avait pas réussi à m’allaiter et j’ai moi-même un frein court. Les deux petites opérations de mes enfants se sont parfaitement passées et, quelques jours après, la tétée était meilleure.»

En France, ce sont les pédiatres qui pratiquent le geste chirurgical, qui ne dure que quelques secondes. Les dentistes, orthodontistes et les ORL sont également habilités à agir sur le frein de langue restrictif. Pour ces derniers, aucune formation en pédiatrie n’est requise, bien qu’elle soit conseillée. Ce praticien parisien spécialiste de la frénotomie regrette une vaine polémique née sur les réseaux sociaux. «Je ne comprends pas cet emballement médiatique. L’Académie de médecine a été obligée d’y répondre, poursuit ce professionnel qui préfère rester anonyme. Partons de la base : il y a des plaintes de mères qui ont mal. Je ne suis pas un scientifique, je suis médecin. Je suis un artisan et j’utilise la science pour soigner. Ce que je sais, c’est qu’après cet acte, j’ai en face de moi des sourires. Et un gros soulagement.» «Ce n’est pas comme ça qu’on fait de l’épidémiologie, juste en concluant que, dans son cabinet, tout se passe bien, riposte la pédiatre Elisabeth Elefant, membre de l’Académie de médecine. Le seul diagnostic réel qui existe, c’est quand la langue du bébé est complètement bloquée par le frein et qu’il ne peut pas la tirer du tout.»

«Il faut toujours qu’on trouve quelque chose à couper»

D’après la pédiatre Gisèle Gremmo-Féger, autrice d’un article sur le sujet en 2021, si un lien existe entre frein de langue et difficultés d’allaitement, il ne concerne que 4% à 10% des enfants. D’après elle, cette fourchette relativement large reflète l’absence de définition uniforme d’un frein dit trop court. «Dans les années 50, on retirait toutes les appendicites. Après, ça a été les amygdales. Il faut toujours qu’on trouve quelque chose à couper», commente Christèle Gras-Le Guen, présidente de la Société française de pédiatrie. Les complications postopératoires sont minimes mais, comme l’explique, photos à l’appui, le chirurgien pédiatre Arnaud Picard de l’hôpital Necker à Paris : «Si le geste au ciseau est trop appuyé, imprécis, il y a un risque de blessure du plancher, un risque d’hémorragie.»

Les conseillères en lactation, le plus souvent sollicitées face aux difficultés d’allaitement, ont depuis 2011 un niveau d’études médicales minimum de deux ans exigé. Les parents sont également entourés par de nombreux autres professionnels : ostéopathes, chiropracteurs, infirmières puéricultrices, sages-femmes. «C’est devenu une source de fric pour un certain nombre de professionnels,déplore Arnaud Picard. On a industrialisé l’acte.» La pédiatre Cécile Boscher, responsable médicale du lactarium au CHU de Nantes, blâme aussi cette nouvelle tendance. «Dans notre secteur, il y a une nette dérive. Une conseillère en lactation disponible nuit et jour avait sa propre boucle de professionnels : elle envoyait les parents vers une ORL qui coupait le frein, puis un ostéopathe, un chiropracteur, etc. Ça revient très cher aux couples.» Julien, qui a renoncé avec sa femme à la frénotomie de son enfant, dit avoir été dégoûté par ce«business» «Ma femme a vu une conseillère en lactation connue à Paris. 120 euros la consultation. Puis comme elle a diagnostiqué un blocage au niveau de la mâchoire, une séance d’ostéopathie sur notre enfant d’à peine quelques mois à 80 euros. Tout ça n’a servi à rien.» Dans les groupes de discussions et les témoignages de soignants, le nom d’un ORL revient régulièrement.

«Au petit bonheur la chance»

En prétextant une prise de rendez-vous pour un bébé fictif de 3 mois, la secrétaire nous demande si nous avons consulté un chiropracteur et un ostéopathe. Nous acquiesçons. Puis, alors que le bébé n’a été vu par aucun médecin, elle explique la marche à suivre : «Nous pouvons caler un rendez-vous la semaine prochaine. […] Vous verrez trois praticiens. Trente minutes avant le rendez-vous avec le docteur, vous avez une séance de chiropractie [à 70 euros, ndlr] pour vérifier s’il n’y a plus de tension.» Après l’acte réalisé par l’ORL au laser (20 euros remboursés sur les 70 de la consultation), nouveau rendez-vous avec une «conseillère en freins restrictifs, qui va être en quelque sorte le service après-vente du cabinet». Accommodante bien que difficilement joignable du fait des nombreux appels, la secrétaire affirme même qu’un groupe WhatsApp a été créé «car les parents ont toujours plein de questions après la frénotomie et que [le docteur] n’arrivait plus à gérer les demandes». Au total, plus de 200 euros dépensés, et parfois des inquiétudes à gérer.

«On essaie de faire quelque chose de carré maintenant, détaille la secrétaire. Avant, les parents étaient perdus. Certains se retrouvaient à l’hôpital en plein week-end parce qu’ils avaient l’impression que ça n’allait pas.» L’appel se termine par une recommandation : «Prenez rendez-vous dès maintenant avec votre chiropracteur ou votre ostéopathe pour continuer le suivi quelques jours après.» Encore des frais. Et de l’appréhension pour les parents, surtout les mères qui se sentent coupables de l’échec de leur allaitement. «J’étais très fragile après la naissance de mon enfant, explique Emma. On m’a détecté très tard une dépression post-partum. J’avais une énorme pression sur les épaules, ma fille n’arrivait pas à téter normalement. Notre conseillère nous a encouragés à faire la frénotomie car les freins pourraient poser problème plus tard sur l’élocution, même un retard de langage nous a-t-on dit.» «Je connais des collègues qui abusent sur les freins et qui conseillent immédiatement de les couper, déplore une conseillère en lactation qui préfère rester anonyme. C’est au petit bonheur la chance, en fonction de la personne que vous allez consulter.» Envisagée il y a peu par le CNP de pédiatrie, une étude nationale sur le long terme pourrait éclairer davantage les professionnels de santé et les parents.


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