lundi 30 mai 2022

Des pieds de momie aux pieds en silicone




par Agnès Giard   publié le 4 juin 2022 

Les fétichistes peuvent se procurer en ligne des moulages réalistes de pieds féminins en silicone. Cet érotisme un peu macabre n’est pas sans rappeler l’extraordinaire succès des pieds de momie au XIXe siècle.

Commercialisés sous l’appellation sous l’appellation «faux pied» ou «pied de mannequin», les pieds de silicone se vendent à des prix allant de 45 euros à 277 euros. Ces reproductions en taille réelle sont souvent présentées comme des «objets de collection», des modèles pour les peintres et les photographes ou comme des présentoirs pour les bijoux de pied. Mais le mot «fétiche» apparaît fréquemment sur les sites marchands qui vantent la beauté de ces duplicatas, taille 36 ou 37, à la peau «douce» et à la plante «élastique», livrés sous pli confidentiel… Il est possible de faire poser les plus sophistiqués d’entre eux dans des postures différentes : pourvus d’un squelette, ces pieds peuvent être cambrés dans des chaussures à talon, sagement disposés en position de repos ou, au contraire, électrisés comme par la jouissance, leurs doigts écartés en bouquet de violettes sous l’effet des violents spasmes. Pour la plupart fabriqués en Chine, ces artefacts s’accompagnent de fiches produits souvent mal traduites aux allures de poèmes étranges : «Pieds en sang naturels magnifiques», «ils sont presque à vivre comme de vrai», «ce produit est doux au toucher, 100% véritable production de peau virtuelle», «dans un colis secret, personne ne saura ce qu’il contient».

La dimension spectaculaire de ces pieds aux orteils flexibles, comme tranchés sur un cadavre, n’est pas sans évoquer une forme de désir morbide. Ils exercent la même fascination que ces morts momifiés dont les élites occidentales s’entichaient au XIXe siècle. Dans l’ouvrage Momies, aux éditions du Murmure (1), la juriste et historienne Catherine Delestre, retrace l’histoire de ce désir trouble pour des corps soustraits à la putréfaction, des corps rendus éternels… «Cette ambiguïté des momies, mortes mais […] si bien conservées qu’elles en paraissent vivantes» nourrit notre imaginaire, dit-elle, non sans pointer l’aspect parfaitement factice de ce mythe.

Séances de débandelettage

Concernant le pied de momie, tout commence en 1798 : un écrivain et diplomate, Dominique Vivant Denon, est invité par Napoléon à prendre part à l’expédition égyptienne. Il visite des sépultures et, au passage, remplit ses poches de butin. Il prélève ainsi, dans une tombe, des cheveux «fins, lisses et blonds» mais surtout un fragment de cadavre dont la beauté l’émerveille. Ce fragment – «un petit pied de momie… sans doute le pied d’une jeune femme, d’une princesse» – devient l’un des trésors de sa collection.

En 1802, son journal de voyage obtient un succès tel qu’il est rapidement traduit dans diverses langues. Le récit qu’il y fait de sa découverte contribue à répandre une mode que Catherine Delestre nomme l’égyptomanie, par allusion à toutes ces déviances (nymphomanie, érotomanie…) qui vont bientôt voir le jour dans le vocabulaire occidental. De fait, les séances de débandelettage de momie – très proches du strip-tease – se répandent dans l’élite. A l’époque victorienne, les membres de la bonne société britannique se font fort de ramener une momie de leur périple en Egypte et, au nom de la science, des sociétés savantes se livrent aux délices d’une profanation mêlée de nécrophilie. En 1827, une orpheline anglaise de 20 ans, Jane Webb, publie un roman de science-fiction intitulé la Momie – censé se dérouler en 2126 – qui relate l’histoire d’une momie réveillée par l’électricité et qui veut se venger. C’est le début d’une longue série d’apparitions spectrales. La momie devient rapidement ce que le chercheur Renan Pollès (2) appelle le «retour du colonisé», l’incarnation d’un rêve aux allures funèbres.

Filon littéraire

En 1840, Théophile Gautier contribue à nourrir ce fantasme sinistre avec le Pied de momie. Le narrateur de la nouvelle trouve le pied d’une fille de pharaon chez un brocanteur. «Le jeune homme décide de l’acheter et de l’utiliser comme serre-papiers», raconte Catherine Delestre. Le soir même, le fantôme d’une jeune princesse surgit qui réclame son membre amputé. Edgar Allan Poe (1846), Arthur Conan Doyle (1890), Sax Rohmer (1903) puis Henry Rider Haggard (1913) exploitent à leur tour le filon en littérature : la momie devient une figure récurrente de jeune femme, âgée de 3 000 ans, qui sort de son cocon tantôt pour tuer tantôt pour aimer. Au cinéma, c’est Georges Méliès, dès 1899, qui inaugure le premier film de momie (intitulé Cléopâtre). Un film de malédiction. «Les fondamentaux sont posés», résume l’historienne : dans notre imaginaire, la momie symbolise la faute. C’est la femme transformée en marchandise, dénudée de force, violée dans son sommeil éternel, qui fait irruption au cœur de la civilisation et qui nous hante. Cette momie personnifie notre mauvaise conscience. Elle nous ronge de l’intérieur, comme le remords peut ronger les personnes qui ont ouvert une tombe.

Curieusement, les toutes premières occurrences de momie en Occident sont justement liées à la pratique cannibale : ainsi que Catherine Delestre le révèle, c’est «par le biais de la pharmacopée que l’Europe fait connaissance avec les momies.» Du Moyen Age jusqu’à la Renaissance, les médecins prescrivent de la momie comme remède à presque tous les maux. «Dès le Xe siècle, la chair des momies semble avoir été bouillie. Puis, assez rapidement mais sans que l’on puisse dire avec précision à partir de quelle date, l’habitude est prise de broyer les momies entières et de les vendre en poudre.» Maux de tête ou d’oreilles, rages de dents, fractures, contusions, abcès, paralysies, douleurs cardiaques… Elles sont censées tout guérir ! «On prétend que François 1er ne se séparait jamais d’une petite pochette en contenant une dose en cas d’urgence», rapporte encore l’historienne. De fait, l’idée n’est pas si absurde : embaumées à l’aide de résines ou d’huiles végétales – myrrhe, cannelle, aloès, cires d’abeille, camphre, etc. –, les momies sont imprégnées de substances connues pour leurs vertus thérapeutiques.

Momie frelatée

Le problème, c’est que la demande devient trop forte. Le trafic est tel que «les marchands égyptiens ne parviennent plus à y répondre. La solution ? Les fausses momies ! Ou plutôt des corps récemment momifiés, parfois des corps d’esclaves ou de condamnés à mort mais également de victimes de la peste ou de la vérole». Ambroise Paré, en 1580, dénonce dans son Discours de la momie et de licorne les méfaits de ce négoce de cadavres parfois contaminés : on vend à boire et à manger «la charogne puante et infecte des pendus, s’indigne-t-il, ou de la plus vile canaille de la populace d’Egypte, ou de vérolés, ou pestiférés, ou ladres [lépreux, ndlr]». Bien que la momie frelatée cause des ravages, ce produit reste longtemps au rayon des meilleures apothèques. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que les morceaux de cadavre humains cessent d’être distribués comme médicament. Mais les momies restent, à nos yeux, toxiques, vénéneuses. Comme tout ce qui dérange. Les pieds coupés en silicone dit «alimentaire» n’en constituent que la version (à peine) aseptisée.

(1) Momies de Catherine Delestre, Editions du Murmure, 2021.

(2) La Momie, de Kheops à Hollywood de Renan Pollès, Editions de l’Amateur, 2001.

 

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